2014-2022 & 23

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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2014-2022 & 23

10 janvier 2023 (16H00) – Un mien ami me faisait remarquer hier soir qu’il y avait eu, en 2014, lors du coup de Kiev et de ce qui suivit immédiatement, un frisson terrifiant qui nous avait tous saisis, – je parle de ceux qui sont capables de frissonner à partir d’une pensée indépendante qu’ils ont et non pas en attente d’une consigne-Système de leurs gouvernants : “Vous frissonnerez quand on vous le dira”. Il s’agissait du spectre de la Grande Guerre de la Fin des Temps que la crise ukrainienne avait soudain fait surgir à nos yeux brutalement décillés. Ce même ami me rappelait un texte de ce site qui en avait parlé, et je ne tardai pas à m’en souvenir.

C’était ce texte du 3 mars 2014, sous le titre « La guerre est en réparation d’urgence ». D’abord, il y était question de l’évolution doctrinale du Pentagone, – qui se foutait bien des dingueries des neocons et de leurs délires chroniques, – qui venait d’annoncer l’abandon des “grandes guerres conventionnelles de haut niveau”. Ce n’était plus d’actualité et, mon Dieu, je dirais que c’était fort bien vu lorsqu’on se balade du côté de Bakmouth et de Soledar, n’est-il pas ?...

« Techniquement et opérationnellement, le secrétaire à la défense Hagel annonce que le Pentagone a décidé d’abandonner le modèle d’une “guerre consistant en des opérations stables, très amples et de longue durée (“...long and large stability operations”), – c’est-à-dire tout ce qui se rapproche de la guerre conventionnelle de haut niveau, et a fortiori du “modèle pur de ‘guerre conventionnelle de haut niveau’”. »

Ces remarques illustraient quelques réflexions de la première partie du texte, autour de l’idée, que certains évoquaient alors, d’une évolution vers une sorte de ‘néo-isolationnisme’ (c’est dire qu’on était loin des dingueries neoconnes). A cette époque, le Pentagone sortait d’une première phase syrienne où il avait failli aller au feu dans les grands tirs d’artifice (printemps-été 2013), et il avait freiné sec au dernier moment.

« Tout se faisant aujourd’hui en mode d’inversion marquant terriblement la psychologie, le propos continue à nous conduire à des observations paradoxales et contradictoires, qui s’accordent fort bien à la dynamique surpuissance-autodestruction d’effondrement du Système. La sortie de l’isolationnisme de1940 se fit, au travers de divers avatars et manigances intérieurs US, dans la dynamique d’un conflit passant à la dimension mondiale (la déclaration de guerre de septembre 1939, la chute de la France de juin 1940, l’attaque contre l’URSS du 21 juin 1941 et Pearl Harbor le 7 décembre 1941). La sortie de l’isolationnisme répondait à une logique objective, quelles que fussent les intentions qui la caractérisaient, d’une guerre mondiale où les USA, dans tous les cas où Roosevelt et son parti interventionniste, jugeaient vitale leur participation. Le retour, par le biais d’un neo-isolationnisme type-“retour à la case-départ” se fait [actuellement] alors que surgit une crise (la crise ukrainienne) qui est la première de la séquence (depuis 9/11 et surtout depuis 9/15 et 2008) portant en elle les éléments potentiels d’un conflit, non pas régional mais au plus haut niveau concevable, – et là, “néo-iso” ou pas, les USA étant rattrapés par leur effondrement, – et alors la crise “première de la séquence” pourrait devenir la crise décisive de la séquence, elle-même avec tout pour s’imposer comme la séquence décisive... »

Ces remarques nos conduisaient à la seconde partie du texte qui, elle, entrait dans le dur comme nous en ressentîmes alors le frisson : la perspective d’un conflit direct avec la Russie à cause de la crise ukrainienne. Déjà, les accents étaient terribles et métaphysiques du côté des commentateurs russes, la direction restant dans une attitude prudente... (Toujours ce texte du 3 mars 2014.)

« ...“Dans le cas qui nous occupe, les choses de la dynamique de l'instabilité ne s’arrêteront pas à la Syrie, ni à la région autour de la Syrie, ni à l’Iran, mais, par les contrecoups déclenchés dans les situations intérieures, notamment celles des pays du bloc-BAO, elles iront au cœur du sort du Système dans son entièreté. Elles poseront la question essentielle de l'effondrement du Système.

» L’Ukraine, c’est un peu le résultat de cette évolution, – et peut-être, par conséquent, des “méditations de Poutine” conduites à leur terme ; cette fois, évolution proche de la réalisation opérationnelle du choix de ce terme de l’alternative, et d’une façon, pour les Russes, non plus passive mais active parce que l’Ukraine telle-qu’elle-est aujourd’hui est un pistolet braqué sur le cœur et sur l'âme de la Russie. Plus rien à voir avec la Syrie, enjeu stratégique et tout cela, avec ce qui apparaîtrait comme rien de moins que l’enjeu existentiel dans toute sa crudité. L’esprit se rapproche, si l’on veut, de celui qu’implique cette remarque de Elena Ponomareva, dans Strategic-Culture.org, le 2 mars 2014... C’est-à-dire que si la direction russe, la psychologie russe, voire l’âme historique de la Russie, acceptent la situation prospective envisagée ici, alors les “méditations de Poutine” sont effectivement à leur terme parce que le problème se pose en termes absolument radicaux de vie ou de mort.

« “Aujourd'hui encore, la Russie est le principal obstacle sur le chemin de la domination mondiale par l'élite mondiale. Leonid Chebarchine, ancien chef du service de renseignement extérieur soviétique, a noté un jour  [après la chute de l’URSS] que “l’Occident ne veut qu'une chose de la Russie : que la Russie n'existe plus”. L'Occident veut que la Russie cesse de faire partie de la géopolitique, il ne peut accepter son existence psychologiquement et historiquement et il peut infliger des dommages en arrachant l'Ukraine à la Russie, en divisant en fait une seule et même nation”. »

Ces paroles étaient terribles ! Elles nous restèrent un temps à l’esprit puis les frissons s’apaisèrent. Le temps commença alors à passer et même si des innocents mouraient dans le Donbass, l’Occident, avant de devenir ‘Collective West’ et selon une attitude bien ancrée dans ses jugements moraux, s’en foutait non pas royalement mais démocratiquement. D’ailleurs, deux archers de grande valeur, la Merkel et l’Hollande, s’étaient mis au travail avec la plus franche bonne foi du monde pour nous construire une paix aux petits oignons, sans arrière-pensées inutiles. La feinte MinskI-MinskII, c’est un peu le modèle des cathédrales du XXIème siècle, je veux dire du point de vue où l’esthétique divine qui se pare de la morale démocratique à deux balles des pré-postmodernes est parvenu à son “Point-Oméga inverti”. Bref, on s’entendit comme larrons en foire et Merkel-Hollande durent concevoir quelque rancœur de n’avoir pas été honoré du Nobel de la Paix. Un autre Prix Nobel, celui de 2008 avant d’avoir levé le petit doigt, expédiait aux oubliettes toute idée de guerre sérieuse.

« ‘The Independent’ titre son éditorial de ce 2 mars 2014 par cette formule lapidaire qui lui aurait fait risquer le lynch pour “état d’esprit munichois“ il y a 5 ans ou 10 ans : “We don’t want a war with Russia”, – et il termine son texte, quels que soient par ailleurs les arguments, avec ceci, et avec [quelques-uns des] derniers mots que nous soulignons en gras :

» “‘The Independent on Sunday’ n'est pas opposé à toutes les guerres, quels que soient les discours à la mode sur le fait de vivre dans un monde "post-interventionniste". Nous sommes, comme le président Obama, opposés aux guerres stupides. Une guerre avec la Russie serait une guerre stupide pour mettre fin à toutes les guerres stupides. »

Moi-même, j’y crus complètement au coup de “la guerre stupide mère de toutes les guerres stupides”, celle qui mettrait face à face à les USA et la Russie (combien de têtes nucléaires à eux deux ?). Si j’y pensai un instant, sans dote posai-je la même question que tout esprit sensé ne peut que se poser depuis soixante-dix ans : “Mais comment peut-on concevoir de seulement risquer d’avoir face à face des soldats russes et des soldats américains ?”. Cette question, je me la pose encore en écorchant mon esprit avec cette simple remarque : “Mais comment en sont-ils arrivés là ?”.

Moi-même également, j’oubliai en bonne partie l’Ukraine et les gens innocents du Donbass qui se faisaient canonner comme on a dit. On s’habitue aux crises même les plus graves accompagnées des actes les plus infâmes, quand on dispose de cette terrifiante machine de la communication qui allonge le temps crisique jusqu’à le faire paraître comme la norme, qui saisit tous les esprits, absolument tous les esprits, qui tue les âmes et au mieux (!) aveugle les meilleures avant qu’elles ne se retrouvent.

Lorsque j’appris l’attaque russe, je dus avoir quelques minutes de flottement avant de toucher du regard cette incroyable vérité-de-situation. Tout de même, la chose était ingurgitée et réalisée, bien avant qu’un imbécile déguisé en ministre vienne nous asséner que l’économie russe allait s’effondrer dans les prochaines 48 heures, tout comme les derniers missiles que les Russes gaspillaient dans leur désespoir seraient tirés vers le 2-3 mars (2022).

Ce que je veux dire, c’est que malgré notre vue perçante et notre nez fin, nous n’avons rien vu venir, non pas de l’événement, mais de l’ampleur cosmique de l’événement, ni de sa hauteur métaphysique qui est en train de renverser le monde. Nous sommes comme des provinciaux du XIXème siècle qui “montons” à Paris dans notre beau costume du dimanche, et découvrons ce qu’est en vérité le monde-vrai. (Vous savez, ce mot, – “provincial”, – avec tout le mépris qu'un Balzac ou un Stendhal pouvait mettre dans la bouche d'un bourgeois de Paris, ‘bobo’ du temps, le prononçant.)

C’est bien cette nuance-là que j’ai beaucoup aimée dans le texte de Rachel Marsden qui nous raconter 2022 et sa guerre du 24 février, cette nuance où le mot “régional” raisonne comme le mot “provincial”. (Ca leur va bien, à toutes nos excellences aux pantalons serrés aux fesses, aux manchettes qui dépassent et à la paille pour sniffer un coup, d’être identifiés comme des “provinciaux de la diplomatie”) :

« Jusqu'à ce que le conflit entre la Russie et l'Ukraine s'emballe en février 2022, il était considéré par l'opinion publique occidentale comme un simple conflit régional à l'autre bout du monde... [...]

» ...Et dire que tout a commencé par une escarmouche loin de notre regard, à la frontière entre la Russie et l'Ukraine. »

Ainsi ai-je lu son texte simple, à Rachel ; elle ne nous apprend rien, elle ne nous fait pas des révélations, elles ne complotise pas ni ne dramatise vraiment, elle ne se censure pas ni ne réclame l’approbation du clown de Kiev et de la ballerine-reggae de l’Élysée. Elle nous raconte, très simplement, comment une seule année a totalement bouleversé l’histoire du monde.

PhG – Semper Phi

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D’un conflit régional au nouvel ordre mondial

PARIS - C'est l'ancienne chancelière allemande Angela Merkel qui a vendu la mèche. Les accords de paix de l'accord de Minsk entre la Russie et l'Ukraine signés en 2014, avec les nations européennes que sont la France et l'Allemagne comme garants pour s'assurer que l'accord était respecté, n'étaient considérés que comme un moyen de "donner du temps à l'Ukraine" pour un renforcement militaire contre la Russie, a déclaré Merkel au magazine Zeit le mois dernier. Les Russes, stupides, ont probablement pensé qu'un accord de paix signifiait en fait garantir la paix - et non l'utiliser comme un prétexte à la préparation de la guerre. Si l'objectif ultime était que l'Ukraine affronte la Russie, comme le suggère Mme Merkel, elle a obtenu exactement ce qu'elle voulait.

Jusqu'à ce que le conflit entre la Russie et l'Ukraine s'emballe en février 2022, il était considéré par l'opinion publique occidentale comme un simple conflit régional à l'autre bout du monde. Les pertes civiles se limitant essentiellement à la population ukrainienne russophone, les armes occidentales ayant afflué dans la zone - et se retrouvant entre les mains de combattants néonazis soutenus par l'Occident, selon les rapports de la presse occidentale -, la préoccupation et l'empathie mondiales étaient rares. Pendant des années, la Russie a peu réagi à l'augmentation du matériel militaire et des combattants le long de sa frontière.

Lorsque le président russe Vladimir Poutine a répondu militairement, certains analystes ont pensé que cela ferait voler en éclats l'alliance transatlantique, ne serait-ce que parce que l'économie de l'Europe est beaucoup plus étroitement liée à celle de la Russie et qu'elle ne pourrait finalement pas supporter le coût des ambitions de Washington. Ce que très peu de gens avaient prévu, c'est que l'Europe choisirait l'idéologie aveugle plutôt que le pragmatisme pour s'aligner sur Washington. Les imbéciles ont en fait sanctionné leur propre approvisionnement en gaz - parce qu'il était russe. Plus tard, ils ont sanctionné leur propre approvisionnement en pétrole pour la même raison. Alors que le coût de la vie et les prix de l'énergie montaient en flèche dans toute l'Europe, et que les menaces de coupures de courant et de désindustrialisation planaient, les dirigeants européens ont dit aux plébéiens de prendre des douches plus courtes, d'utiliser des chats de gouttière pour se chauffer et de porter plusieurs cols roulés.

Le président américain Joe Biden a visité l'Europe en mars dernier et a promis de remplacer le gaz russe. Ce qu'il n'a pas dit, c'est que le prix serait élevé, et bien plus cher que le carburant russe. Après avoir parcouru le monde en frappant aux portes pour demander "Vous avez du gaz ?", les dirigeants européens n'ont eu d'autre choix que de se contenter d'une dépendance excessive à l'égard du marché américain. Ironie du sort, puisque c'est Washington qui les avait mis en garde contre une trop grande dépendance vis-à-vis de la Russie.

Après avoir réussi à convaincre l'Europe de divorcer de la Russie, Washington a ensuite saisi l'occasion de l'éloigner de son principal partenaire commercial - la Chine - en utilisant à nouveau l'argument selon lequel il vaut mieux dépendre des amis de Washington (le phénomène est littéralement appelé "friendshoring") plutôt que du grand méchant Pékin autoritaire. En 2023, nous saurons si l'UE obtient également le divorce avec la Chine.

En attendant, l'Europe a récemment adopté son neuvième train de sanctions contre Moscou, puisque les huit premiers ont si bien fonctionné. Le problème lorsqu'on pense pouvoir imposer un embargo et isoler l'une des principales stations-service du monde - ce qu'est finalement la Russie - c'est que tout le monde en a besoin. C'est pourquoi le fait que le diplomate en chef de l'UE, Josep Borrell, ait semblé surpris d'apprendre que des nations extérieures au monde occidental ne partageaient pas son point de vue sur la Russie ou son intérêt pour les sanctions montre à quel point les élites européennes sont ignorantes.

La grandeur de l'Europe s'est construite sur l'énergie russe bon marché. En 2023, nous verrons à quel point elle sera grande sans cette énergie, notamment lorsqu'elle sera à court de réserves de gaz russe qu'elle s'est empressée de remplir avant de couper le cordon ombilical. Cela leur permettra peut-être de passer un hiver, mais pas deux. L'année 2022 pourrait rester dans les annales comme l'année où l'Europe est passée du statut de puissance à celui de vassal.

Ce conflit a fini par diviser la planète entre l'Est et l'Ouest, la mondialisation cédant la place à la régionalisation. À l'horizon 2023, la bataille entre les deux hémisphères portera sur les cœurs et les esprits de l'Afrique et de l'Amérique latine. Les États-Unis tentent de séduire les pays africains en leur proposant des investissements, tout en les menaçant de sanctions pour avoir traité avec leurs adversaires, comme la Chine et la Russie. Et à la lumière des sanctions américaines sur le pétrole russe, il n'a pas fallu longtemps pour que Washington se précipite au Venezuela pour proposer un accord pétrolier au président Nicolas Maduro - le même Maduro pour lequel le département d'État américain offre une récompense allant jusqu'à 15 millions de dollars pour toute information menant à son arrestation et à sa condamnation pour "narcoterrorisme". Il suffit peut-être de demander à l'un des cadres de Chevron qui a signé l'accord avec le gouvernement de Chavez où il se trouve ?

Et dire que tout a commencé par une escarmouche loin de notre regard, à la frontière entre la Russie et l'Ukraine.

Rachel Marsden