2012 en France, ou la mesure de l’enjeu

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Pour l’anniversaire du 21 avril 2011 et un an avant le premier tour de 2012, – le 22 avril 2012, – tous les sondages situent la candidate du Front National Marine Le Pen présente comme l’un des deux candidats au second tour. Quelle situation paradoxale, et situation paradoxalement catastrophique et basse, et situation inquiétante et révélatrice pour ce qu’est devenue la Vème République toute entière fondée sur la légitimité et l’autorité du président de la République. Le seul candidat assuré d’être au second tour, selon les sondages et avec toutes les réserves qu’il est de bonne raison et de bon ton à la fois de soulever à leur propos, c’est Marine Le Pen, du parti FN très souvent caractérisé comme “hors-système” et ennemi de la République, – on imagine que c’est aussi de la Vème qu’ils veulent parler ; le seul candidat présenté trois fois sur quatre sondages comme n’étant pas présent au second tour, c’est le Président de la République. Ce n’est pas commun et cela nous en dit tant, avec tant de violence, d’une part sur l’instabilité des temps, d’autre part sur l’incompréhension et l’impuissance des directions politiques face à l'épreuve initiatrice de la perception conceptuelle et haute des principes fondamentaux du pouvoir que sont la légitimité et l’autorité qui en découle.

Le Grand Journal de Canal +, du 21 avril 2011, a consacré son entame (sa “une”) à la chose. (Voir la vidéo de cette partie de l’émission du 21 avril 2011.) Le commentateur attitré de ces questions politiques, Jean-Michel Aphati, a donc développé avec ce qu’il juge être de la fougue, de l’ironie et de la mesure objective, – tout cela ensemble, – la question ainsi mise sur la table de ce Grand Journal qui est une représentation assez acceptable, pour une bonne part, des conceptions du “parti des salonnards” dominant à Paris. Aphati est excellent pour développer à sa manière, qui est de singer à la quasi perfection l’indépendance et l’originalité du jugement sans jamais déroger à la consigne suggérée d’alignement sur le “parti des salonnard”, et cela avec une volonté sans doute inconsciente et tout aussi roborative d’afficher ce qui doit être considérée par le téléspectateur lambda comme une solide expérience dans ces matières diverses. Mais au diable nos allusions peut-être sarcastique et souvent nécessaires, pour cette fois le “Aphati show” était bienvenu. On attendait et on annonçait un rappel, évidemment critique, des thèses du FN sur la sécurité et l’immigration où l’attaque se fait à champ libre et à champ ouvert du conformisme, cela sous les applaudissements nourris et qu'on imagine spontanés du public convié à faire la claque spontanée de l'émission, et cela à nouveau en connexion transitoire avec l’invité du jour venu parler de sécurité et immigration pour le PS (Manuel Valls, auteur de Sécurité, la gauche peut tout changer, opportunément publié ce 21 avril 2011 et qui “va faire débat” selon Michel Denisot). Apathie les a tous pris à contrepied. Il n’a pas pris un risque considérable puisque l’appréciation générale aujourd’hui est bien que les questions de sécurité et d’immigration, et la notion de “vote de contestation” (du Système), sont dépassées dans le chef du FN, et qu’il existe désormais un “enracinement“ plus large du même FN selon des thèmes qui pourrait briser la carcan, ou le ghetto où se trouve (se trouvait ?) ce parti ; malgré les consignes, il faut bien expliquer les choses et à un an des élections, en fonction des résultats de ces sondages, il devient difficile de parler de réponses non réfléchies et non structurées dans la durée, de réponses instinctives de l’instant déterminées par l’urgence et la proximité du vote, dans les sondages qui donnent une place si importante au FN.

Comme tous les amis, Apathie a fait table rase de la rengaine anti-FN (racisme, immigration), ou plutôt il l’a mise sur un strapontin (à utiliser dans les cas à venir d’urgence, qui ne manqueront pas de se présenter). Ce qui importe aujourd’hui, pour expliquer à la fois l’impuissance à l’éliminer (le FN) et la puissance d’implantation du FN, et peut-être pour appliquer une petite partie de l’idée tactique du “ce qui tu ne peux étouffer, tu l’embrasses” (en gardant ses distances dans ce cas, c’est-à-dire embrassade du petit bout des lèvres), c’est de donner un peu, un tout petit peu de légitimité au FN. Cela se fait, sans trop manger de pain, en reconnaissant que les thèmes du FN dominants aujourd’hui sont plus convenables que les anciens. (Concordance avec le passage de témoin de Jean-Marie à Marine Le Pen, au reste, donc autre chose qu’une simple opportunité de narrative.) Du coup, l’intervention d’Aphatie fut une formidable charge selon laquelle 1) ceux qui soutiennent le FN sont d’abord des déçus de l’Europe, des furieux d’une Europe libérale, libre échangiste, incapable de protéger ses forces (au moins économiques), sans identité et sans largeur de vues, donc et au-delà une déception fondamentale de toute la politique de globalisation du Système ; et 2) tout cela, cette attitude critique de l’Europe semblant assez justifiée, sinon beaucoup, notamment et globalement par ce qu’Apahatie a désigné comme “l’échec de l’Europe”, par “l’impuissance de l’Europe”, etc. Du coup, par logique antinomique, le FN semblait effectivement acquérir une certaine légitimité puisqu’il recevait le soutien sondagier à tendance institutionnelle, correspondant à une partie non négligeable de son nouveau programme politique, d’une partie importante et nullement honteuse et critiquable, presque au contraire dirait-on, de citoyens auxquels il n’est nullement dénié le titre de français et la qualité de bons républicains.

Selon notre principe de ne pas généraliser un sujet au risque de le diluer de façon certaine avec des digressions trop sommaires ou interminables, surtout pour les sujets traités ici qui sont très sensibles à nos braves âmes humanitaristes, nous écartons le débat sur la réalité de ce changement du FN et, surtout, sur la réalité ou non de sa légitimation, ou sa “semi-légitimation” (ou son “quart de légitimation”, ou sa “légitimation conditionnelle”, etc.) ; nous observons que depuis que ces sondages sur Marine Le Pen l’annoncent comme une candidate très sérieuse à la présidence, fin mars dernier, tout ce passe comme s’il y avait effectivement, et pour ce moment, une évolution vers la légitimation du FN. Cela signifie qu’on serait amené, pour certains, à écouter et tenter de comprendre ses arguments avant de les brûler en place de Grèves, voire à les prendre en considération après un peu de purification humanitariste et donc à leur éviter le sort promis aux hérétiques et aux sorciers (et à une sainte ou l’autre, en passant). Cela signifie que tout se passe comme si le FN allait jouer un rôle non négligeable dans l’évolution, voire l’imposition de thèmes électoraux qui lui étaient jusqu’ici interdits, off limit, par les pressions du “parti des salonnards”. Cela signifie que nous sommes à l’essentiel du propos.

…Car plus que sur l’Europe, plus que son hostilité à l’euro, des déclarations de Marine sur d’autres sujets nous ont arrêtés. Elles ont arrêté aussi Novosti, – et pour cause, – qui en faisait le rapport suivant le 13 avril 2011.

«La présidente du Front national (FN, extrême droite française, ndlr), Marine Le Pen, a promis mercredi devant les journalistes étrangers à Nanterre, que si elle gagnait la présidentielle, la France ferait de la Russie un partenaire privilégié et sortirait de l'Otan.

»“Je pense que la France a tout intérêt à se tourner vers l'Europe, mais la grande Europe, et notamment à travailler à des partenariats avec la Russie”, a-t-elle dit. Mme Le Pen a argumenté la nécessité d'un partenariat stratégique avec Moscou par des “raisons évidentes, civilisationnelles et géostratégiques”, ainsi que par l'intérêt de l'indépendance énergétique de la France.

»Elle a également promis de modifier les relations franco-américaines et de faire sortir la France de l'Alliance atlantique, en rappelant que le FN avait toujours été contre l'entrée dans l'Otan. “Les choix qui ont été faits par le président de la République, qui apparaissent comme des choix d'alignement systématique (sur les Etats-Unis, ndlr), ne m'apparaissent pas positifs”, a-t-elle indiqué.»

Bien plus que la question de l’Europe, à notre sens, ces projets, s’ils se placent dans le contexte évoqué plus haut (“légitimation conditionnelle” du FN), ouvrent des perspectives intéressantes d’un débat national en France. “Plus que la question de l’Europe” parce que l’Europe, même si elle est mise en question, sauf peut-être sur le cas précis de l’euro, offre un plateau de contestation trop vague, trop complexe pour permettre un débat tranché ; après tout, nombre de ceux qui se disent adversaire de l’Europe ne sont pas “anti-européens” ; ils sont contre cette Europe-là, institutionnalisée comme on est sclérosée, soumise à des tensions florentines et à des mots d’ordre conformistes du Système, et soutiennent d’autres formules (“Europe des nations”, “Europe puissance”, “Europe à géométrie variable”, etc.). Au contraire, la question du retrait de l’OTAN et celle des relations avec la Russie en établissant des relations privilégiées avec cette puissance constituent des points précis et fondamentaux, qui illustrent une orientation précise de la France d’ailleurs complètement entérinée par le gaullisme originel, et largement remise au centre de l’intérêt du débat français par les événements récents.

• La question du “retrait de l’OTAN” est un superbe débat électoral parce que Sarko, avec son “retour dans l’OTAN” (plus symbolique que concret) a allumé le feu aux poudres. Cette opération (“retour dans l'OTAN”) était de peu d’intérêt, l’archétype de la fausse-bonne idée (quelle que soit ce que l’on pense de l’orientation pro-atlantique), apportant plus de contraintes que d’avantages opérationnels, ternissant stupidement une image d’indépendance (de la France) qui est une mesure de la puissance sans rien gagner en soutien effectif de la part des “tuteurs” de l’Alliance (les USA). Mais ce “retour dans l’OTAN” entraînant la proposition d'un “retrait de l'OTAN” (même si cette idée-là n'est pas neuve dans le programme du FN) constitueraient surtout l’occasion d’un superbe débat national per se, qui mettrait tous les adversaires du FN dans une position complexe et désavantageuse, brisant ainsi l’habituel “front anti-FN” au profit d’un véritable débat de fond sur la stratégie et la politique extérieures française, où les partisans (même non exprimés) des conceptions FN seront plus nombreux que les adversaires et dépasseraient évidemment ce seul cadre du parti FN. En matière de politique extérieure, malgré, – ou à cause, – des exploits de BHL en Libye et après l’épisode Kouchner au Quai, le “parti des salonnards” commence à irriter un peu tout le monde. Cela ne se dit pas dans les colonnes de Libé mais cela commence à peser. Si Marine a de la jugeote, elle mettra le paquet sur ce point, ce qui ne devrait pas être difficile dans le contexte pressant de la désastreuse campagne libyenne et de la stupide campagne afghane, toutes deux, quoique d’une façon différente, portant l’estampille OTAN/stratégie US.

• Le rapprochement avec la Russie suit et complète ce qui précède, avec l’avantage de présenter une offre de réparation des dégâts causés par Sarko, qui avait bien commencé dans ce sens et qui termine en catastrophe (“retour dans l’OTAN”, hystérie libyenne, alignement sur les USA par manque de nerfs sur la question des BMDE européens). Sur ce point, il y a toute une composante française d’obédience gaulliste et même de certains courants à gauche (hors “parti des salonnards”) qui voient de grands avantages dans un axe Paris-Moscou, qui nous rapprocherait en plus de Berlin en écartant l’exclusivité de la proximité Berlin-Moscou qui n’est vraiment pas une bonne affaire pour la France. Il est bien de se rapprocher des Britanniques comme la France le fait actuellement, – ou croire le faire, alors que le jeu britannique apparaît de plus en plus incertain, insaisissable, improbable, – mais pas nécessairement en lâchant la proie pour cette ombre-là … Plus que jamais, la ligne d’alliance française doit être une alliance avec Moscou et un jeu de balance entre Berlin et Londres, puisque Londres il y a…

Dans tous ces cas, on commence à envisager que la véritable nouveauté d’une présence structurelle très grande du FN aux prochaines élections pourrait n’avoir rien à voir avec l’idéologie (l’extrême droite et le reste), avec les problèmes empoisonnés d’une société disloquée (immigration), mais avec les problèmes fondamentaux de politique étrangère où se jouent l’autorité, la légitimité et la souveraineté. Ce serait un prolongement révolutionnaire, quel que soit le destin du Front National, et ce serait une caractéristique extraordinaire de l’émergence d’un parti dit “populiste” parce justement ces cas d’émergence n’ont jamais porté que sur des débats spécifique au soi disant “populisme”, c’est-à-dire réduits à la polémique idéologique et aux problèmes de nos société en déliquescence. (Sauf aux USA, cela, où le populisme n’a pas besoin de guillemets parce qu’il est entendu comme une force politique et respectable, et que nombre de ses composantes ont une très puissante dimension de sécurité nationale et de politique extérieure.) Si le couple FN-Marine comprend cela (et le FN suivant Marine, si Marine est l’initiatrice de la chose), il a de beaux jours électoraux devant lui ; sinon, le couple ira devant d’amères déceptions… Mais tout cela est finalement annexe si l’essentiel est atteint, à savoir qu’entre les pressions des circonstances qu’on connaît et l’existence d’un programme FN qui est ce qu’il est, sont posées, pour débat, les grandes questions de politique extérieure et de sécurité nationale de la France, et cela dans le cadre qui convient, qui est celui de la grande crise du Système que nous connaissons. Il est donc possible que 2012 en France, comme on l’a cru faussement en 2007, vaille au moins et peut-être bien plus pour l’intensité et la puissance des débats de l’élection, que le résultat lui-même de cette élection.


Mis en ligne le 22 avril 2011 à 12H21