Vanité du débat et puissance du “bruit de fond”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Vanité du débat et puissance du “bruit de fond”

28 septembre 2016 – On ne dira pas que je suis de parti-pris puisque je n’ai rien vu du débat dont on attendait qu’il rameutât plus de 100 millions de téléspectateurs US. (Combien y en a-t-il eu finalement ? Moins de 100 millions ? Plus, moins peut-être ? Qu’importe.) Un ami qui a le jugement sûr et l’esprit de sacrifice, et qui s’est mis à l’écoute de la chose, m’a assuré que c’était plutôt “ennuyeux”. Je le crois sans détour. Alain Frachon, du Monde jusqu’il y a peu (2013), disait il y a deux ou trois jours (sur France-Inter, je crois) que c’était la preuve formidable de la jeunesse éternellement régénérée de la Grande Démocratie Américaine que d’ainsi “permettre” à un outsider de ce calibre-là de venir contester ses arrangements entre-amis.

(C’est un curieux argument qui revient avec persévérance et entêtement, lorsque les choses vont mal pour notre American Dream, de lui trouver du charme même lorsqu’il va très, très mal, parce qu’il se permet à lui-même d’aller très, très mal. Du temps du Watergate, on disait que c’était formidable que cette Grande Démocratie eut l’audace d’ainsi mettre elle-même en accusation le Primus Inter Pares ; je renchérirais alors en disant que si elle est effectivement formidable, – on en jugera comme l’on veut, – c’est parce qu’elle est arrivé à élire et à réélire un président-escroc de cette sorte, ou parce qu’elle a laissé faire un complot aussi sordide pour avoir la peau de ce président qui, outre d’être escroc selon l’accusation du qu’en dira-t-on, avait une excellente politique qui gênait beaucoup de monde. A cette aune, on dirait que la République de Weimar fut assez formidable pour se permettre d’élire un Hitler, et que le régime soviétique fut assez formidable pour se permettre de s’effondrer lui-même par implosion et sans trop de dégâts [les dégâts, le capitalisme s’en chargea aussitôt après].)

Il me semble, à moi, qu’il y eut beaucoup plus de chambard autour du grand débat premier du genre, que dans le grand débat lui-même. En Europe, c’est-à-dire à Paris, les gentilles et jolies frimousses des experts et expertes sur les grandes chaînes TV compétentes s’éclairaient d’un sourire entendu et hillarant, pour nous indiquer la tendance “bon chic bon genre”, c’est-à-dire Hillary offensive, pétante de santé et très professionnelle, et The Donald sur la défensive. (Il faut défendre Hillary jusqu’au bout et les salons défendront Hillary jusqu’au bout, n’en croyant pas leurs yeux qu’un Trump-vulgaire puisse prétendre la supplanter.) Sur le front, aux USA, Infowars.com a rassemblé les “sondages” par vote, sur les sites les plus marquants, y compris ceux de la presse-Système, et a trouvé que Trump l’emporte d’une façon écrasante : dans le décompte des sondages de “plus de 30 sites” d’une importance évidente, Hillary l’emporte dans quatre, le reste allant au Donald. L’on fait grand cas de l’avis de Michael Moore, adversaire acharné de Trump, qui juge que Trump a gagné et qui appelle “aux armes citoyens” pour stopper l’affreuse bestiole. D’autres, et en cohortes achalandées, vous assurent qu’Hillary fut impériale tandis que Trump jouait au Brutus de Tu Quoque, Fili. CNN, avec son drôle de “sondage”, est le plus performant à cet égard, plus Clinton News Network que jamais.

Le véritable événement se trouve donc bien plus du côté du public, les deux candidats s’étant finalement aventurés dans cette affaire avec une certaine prudence de Sioux, avec l’avantage institutionnel pour Clinton d’un meneur de jeu archétypique de la presse-Système qui évita absolument les questions trop embarrassantes pour elle (Lester Holt, grand gagnant de la soirée). Il n’y a pas eu de débat parce qu’il n’y a pas eu de dialogue, parce que chacun est resté sur son quant-à-soi ; parce que, contrairement à ce que proclame Frachon, la Grande Démocratie ne marche plus, incapable désormais de contrôler ses troupeaux d’électeurs jusqu’alors disciplinés, et qui en prennent à leur aise en se constituant en hordes furieuses.

Depuis le débat Kennedy-Nixon de 1960, c’est-à-dire le premier débat télévisé, il y a un mythe du débat entre les deux adversaires des grandes élections résidentielles, qui veut que ce débat (ces débats s’il y en a plusieurs) décide(nt) du sort de la campagne. D’une certaine façon, ce fut à l’origine une ruse de plus du Système pour assurer sa poigne et mieux tenir la campagne dans les rets de son technologisme et de sa communication, en arrangeant les débats à sa manière, présentateur, questions-réponses, etc., et en annonçant que le débat était décisif. Mais le Système a connu bien des avatars depuis quelques années et ses ruses ont vieilli avec lui, elles se sont usées. Cette année, pour USA-2016, je crois que la ruse du débat ne marche plus du tout. Le débat est immédiatement annexé, dévoré, transmuté par digestion instantané par le public, ses réseaux innombrables, ses votes dans tous les sens et de tous les côtés, ses exclamations, ses interprétations instantanées, l’interconnexion de l’ensemble, la rapidité de leurs réactions, leur rythme, etc. ; finalement c’est cette agitation-là qui tranche, et même c’est elle qui réalise le véritable événement qui n’a plus rien de ce qu’on nomme un “débat”, qui en est même le contraire. Le débat devient ce qu’en font les téléspectateurs, les spectateurs, les observateurs, les commentateurs, tout cet infernal “bruit de fond”, de jacasseries, de sermons, de fureurs diverses, d’invectives, d’affirmations péremptoires. Le “bruit de fond” a remplacé le débat (le soi-disant dialogue des candidats, s’entend), c’est-à-dire le prétendu débat.

Cette “agitation-là” est évidemment une excroissance de l’hyperdésordre qui s’est emparé des USA depuis, disons, bientôt une année avec l’affirmation de la candidature de Trump. Dans cette affaire, Clinton et Trump tendent à devenir des sortes de “personnages secondaires”, des porte-drapeaux, des porte-voix, etc. Bien entendu, ils gardent leur importance, leur poids, leur lot d’infamie et de tromperies, leur habileté, etc., mais leur position n’est plus aussi stratégique qu’elle était jusqu’alors. Ils parlent mais ce qui compte c’est ce que les auditeurs-citoyens veulent bien entendre, et leurs commentaires dictent comment il faut entendre et dans quel sens. Non seulement le “bruit de fond” a remplacé le débat, mais il le manipule, il en fait sa chose, il le martyrise littéralement... 

Mon impression est bien que si ce débat a montré une chose, c’est bien celle-ci que le débat, en tant que symbole des campagnes bien formatées dans le sens de la démocratie-Système, ce débat-là n’a plus guère d’importance et n’existe plus guère. Désormais, le désordre et le public incandescent sont les acteurs principaux, et les règles du Système ressemblent de plus en plus à de dérisoires brise-lames face à un tsunami de belles dimensions. J’observe cela sans m’en réjouir ni m’en défier, sans même annoncer la victoire de l’un ou l’autre, pour m’en réjouir ou en dire ma grande peine ; j’observe cela parce que, finalement, c’est la chose qui m’a le plus frappé, l’impression la plus forte qui m’est restée... Ainsi le débat n’a rien changé dans le sens du fondamental me semble-t-il, il n’a pas du tout figuré comme un point d’inflexion, un tournant ; non, au contraire il s’est lové dans la dynamique puissante de la grande agitation populaire essentiellement faite d’actes de communication puisqu’aujourd’hui c’est l’essentiel de la puissance qui s’exprime ; il s’y est lové et, naturellement, l’a renforcée sans lui dicter sa loi.

Même si j’avais mon sentiment sur la direction que prend cette campagne, – plutôt que mon avis, certes, et même pas ma préférence au reste, – je n’en ferais et n’en fais pas état ici. Non, je reste au niveau le plus neutre possible, même si c’est un sentiment bien plus qu’un jugement, pour tenter de restituer l’impression la plus vive, la plus forte ; et je peux envisager alors d’en déduire qu’il se passe peut-être quelque chose d’important, une sorte de grand déplacement des forces essentielles de l’événement général, – non pas de l’événement en soi qu’est la campagne USA-2016, mais bien de l’“événement général” qui se constitue dans la Grande Crise aujourd’hui, et dont la campagne USA-2016 est en train d’établir comme un modèle nouveau.