L’Iran m’épuise

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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L’Iran m’épuise

31 mars 2017 – Parfois, souvent même, se pose la question : mais enfin, sont-ils sérieux ? Je me la suis posée à nouveau à propos de la “crise iranienne” documentée hier, qui me passe devant les yeux comme un vieux film qui passe au ralenti, pour ne pas rayer la pellicule, ou bien ne pas interférer sur l’impulsion électrique d’un DVD plein de puces-espionnes Google, ou bien ne pas laisser traîner une peau de banane dans la marche du robot futuriste de service, ceui qui nous remplacera, que sais-je moi, – avec la crise iranienne et l’attaque possible contre l’Iran, tout, même le futur de la post-postmodernité me paraît vieillot… On se disait la même chose “mais enfin, sont-ils sérieux”, déjà en 2005-2006-2007-2008, après que GW nous eût affirmé puis répété à toutes les occasions possibles que “all the options are on the table. On aurait pu se le dire en 1979-1980, pour la crise des otages et le pauvre Carter.

L’Iran, c’est une crise qui dure depuis largement plus d’un tiers de siècle, et qui est caractérisée depuis plus de quinze ans par l’intention furieuse de la Grande République, avec son Congrès émoustillé par les horions qui ne lui font pas peur parce qu’il n’en est pas le destinataire, de finir enfin par parveir à en finir au plus vite ; la crise du “toutes les options sont sur la table”, ou dit autrement, “ne me retenez pas sinon je fais un malheur” ; la crise du strike-blitzkrieg qui fait du sur-place… Même quand “elle est finie-nie-nie ça recommen-en-ce”, comme dit la chanson et comme aujourd’hui après l’épisode de la signature du traité, accouché après une super-césarienne, – seul acte héroïque, reconnaissons-le-lui, du président Obama.

Les USA sont depuis le début à la manœuvre, sûrs d’eux par réflexe pavlovien et ne comprenant absolument rien à la mentalité et à la culture des gens qu’ils ont en face, méprisant ces barbares incultes qui ont derrière eux une civilisation plusieurs fois millénaire et habitée d’une cosmologie prodigieuse. Elle étale l’inculture brutale de la postmodernité et l’arrogance suprémaciste des zombies-Système de notre bloc-BAO, – puisqu’entretemps les supplétifs occidentalistes, dont les Français harnachés de la superbe intelligence caractérisant leur nation, se sont alignés sur les maîtres du jeu, les Lumières yankees et tamisées de la postmodernité. Cette affaire est d’une infécondité à ne pas croire et j’en suis encore à me demander quelle mouche m’a piqué de prétendre faire une chronique sur ce cas. Il est vrai que la mission du chroniqueur est également de faire chronique féconde du vide et du rien puisqu’il s’agit des principales caractéristiques, – vide et rien, – de cette époque postmoderne qui parvient à faire des grands pas de super-géant terriblement impressionnant tout en respectant à la lettre et au centimètre son exercice de sur-place…

Ainsi suis-je conduit à m’aventurer un peu plus profondément dans les arcanes de cette étrange affaire, qui montre si complètement les vices et les vides à la fois d’une époque, d’une ambition, d’une conception, de ce qu’ils nomment si étrangement “civilisation” et que les États-Unis résument si justement. Il y a une paralysie du cas, une sorte de Big Now psychologique, stratégique, politique, etc., qui enferme dans un “présent éternel” de pacotille, qui marque cette affaire iranienne ; tout cela qui semble être comme un énorme tourbillon crisique de sables mouvants, où rien ne bouge derrière un apparat grotesque de déclarations, d’avertissements, de roulements de mécanique et de tambours, de hurlements technologiques, de déploiement de monstrueuses escadres faites d’étalage de puissance plein de commentaires à ras-bord de la moraline-selon-Nietzsche, d’où rien ne sort finalement comme l’on dirait d’un entonnoir bouché dérobé chez les fous… On m’objectera aussitôt : mais fin janvier, quelques jours après l’entrée en fonction de Mattis au Pentagone, on est passé à deux doigts d’un incident aux conséquences inimaginables avec le projet ensuite abandonné d’arraisonnement d’un navire iranien par l’US Navy ! Je répondrais imperturbablement : certes, sans aucun doute, sauf que c’est peut-être la dixième ou la vingtième fois que nous passons, de la sorte, manchettes de presseSystème en bataille, “à deux doigts d’un incident…”, etc.

Aussi, j’en viens à me demander à moi-même, moi : qu’est-ce qui attire ainsi les Américains vers ce pays, de cette façon à la fois si insistante, si agressive, si intrusive, etc. ? Je ne m’intéresse guère à ces analyses géopolitiques dans tous les sens, ces affaires de terrorisme ou non, ces fusées expérimentées, ces affirmations péremptoires sur l’hégémonie dans la région, les pressions aussi bien des monarques saoudiens pourris jusqu’à la moelle que d’un Netanyahou corrompu et ricanant, et lecteur fidèle des Textes Sacrées type-post-Vérité pour justifier sa stratégie anti-iranienne, tout cela mille fois répétées et répétées, toutes ces analyses avec un fond de justesse, c’est inévitable, mais dont aucune ne donne en rien une réponse satisfaisante.

(La preuve en est, pour le cas d’Israël dont certains jugent qu’il dirige la politique US, le traitement de mépris et de coups de pied au cul qu’Obama a réservé à Netanyahou entre 2012 et 2016 ; au reste, les Israéliens les premiers ont été surpris par ce retour soudain de l’antagonisme anti-iranien des USA, même s’ils ont évidemment sauté avec empressement dans le train en marche pour pousser à la vapeur, – montrant ainsi qu’en l’occurrence ils n’avaient rien dirigé du tout… L’on pourrait dire la même chose des Saoudiens, qui n’ont rien vu venir, ceux-là sans doute aveuglés par les geysers de billets verts jaillissant des puits innombrables de leurs champs pétroliers.)

Tout cela pour dire que je pense qu’il y a autre chose là-derrière, même si vide et rien dominent le champ de la non-bataille qui résonne des menaces US… Non que je tienne à ma bataille, pas du tout, mais parce que je m’interroge sur le fait de comprendre cette si étrange situation d’un tel antagonisme des USA qui jamais ne parvient à se concrétiser, qui jamais n’abandonne l’espoir de se concrétiser, ce besoin de bataille qui débouche continuellement sur une non-bataille mais prétend tout de même préparer la bataille suivante.

Ainsi m’aventurai-je, une fois de plus, dans le champ de l’hypothèse…

Je crois qu’il y a une affaire de psychologie là-dessous et là-derrière, une sorte d’obsession si vous voulez. C’est quelque chose de courant dans l’attitude de l’américanisme, le caractère de l’obsession dans la psychologie, jusqu’à la pathologie. Naturellement, sa stratégie y est très sensible, et, depuis la fin de la Guerre Froide, elle s’est entièrement ouverte aux grands courants déstabilisateurs de sa très-fragile psychologie. Dans ce cas, je pense que l’Iran est devenu une obsession des USA pour deux raisons principalement : parce qu’il y a à l’origine une immense humiliation avec la prise d’otages de l’automne 1979 qui a fait des USA le jouet des diverses directions iraniennes pendant un an et demi, jusqu’à l’élection présidentielle dans laquelle elle a très fortement interféréen faveur du candidat républicain.(Les ayatollahs nous ont donc offert Reagan-le-magnifique.)

La deuxième raison, qui n’est pas la moindre, est que cette obsession, d’une sorte psychologique semblable en un sens à celle que les USA entretiennent à l’encontre de la Russie, se double par rapport à ce modèle d’une circonstance très particulière : l’Iran était complètement à eux, par Shah interposé, depuis l’aimable intervention du MI6 et de la CIA de 1953 pour liquider Mossadegh. La révolution des ayatollahs les a privés d’un bien propre, un peu comme si quelque barbare enturbanné et bien entendu fort barbu se saisissait du Texas, de la Californie ou du Michigan. Il y a là quelque chose d’horriblement frustrant, d’insupportable et d’inadmissible ; il y a là quelque chose qui nourrit d’une façon inconsidérée, énorme, grossière jusqu’à une pathologie qui ressemble à une sorte de démence, l’obsession dont je parle.

Pour couronner le tout, mais d’ailleurs non sans une sorte de logique, cette obsession se heurte justement à ce jeu étrange du “attention je vais te frapper d’une façon terrible” suivi d’un “non, finalement ce sera pour une autre fois” qui, là aussi, relève d’une psychologie très instable. Cette obsession iranienne, je la vois finalement comme si l’Iran était, pour les USA, une sorte d’objet de fascination-répulsion, avec en plus le risque terrible que recèle une attaque en raison de nombre de vérités-de-situation stratégiques et politiques, qui est presque un risque de destruction. (La possibilité, toujours actuelle je crois bien, « qu’avait évoquée un néo-sécessionniste du Maine, Thomas Naylor, en 2010, à propos de la crise iranienne : “Il y a trois ou quatre scénarios possibles de l’effondrement de l’empire [les USA]Une possibilité est une guerre avec l’Iran…” »)

Qui plus est, ce risque terrible dans cette obsession fascination-répulsion, qui peut bien se constituer en une tentation suicidaire pour être enfin quitte de ce fardeau épouvantable qu’est cette hyper-hyper-puissance qui n’en peut plus de craquer de toutes parts, dans les jets de vapeur qui s'échappent de tant de chaudières crevées et les boulons qui sautent comme les boutons d'une chemise trop usée, et montrer dans un dernier effort avant l’effondrement combien les grands présidents de la Grande République sont en plus des visionnaires sans équivalent, si en avance sur leurs temps (Lincoln, l’inévitable, toujours et encore, – je n’en peux plus de faire cette citation qui figure comme un aimant irrésistible [fonction de l’aimant par définition], réclamant cette issue aperçue il y a plus d’un siècle et demi : « A quel moment, donc, faut-il s’attendre à voir surgir le danger [pour l’Amérique]? Je réponds que, s’il doit nous atteindre un jour, il devra surgir de nous-mêmes. [...] Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant. »)

L’Iran m’épuise à cause du fardeau américaniste, de l’instabilité chronique de sa psychologie, de sa tromperie universelle qui vaut autant pour les autres que pour elle-même ; l’Iran m’épuise parce que l’Amérique nous épuise tous, parce que nous n’en pouvons plus du spectacle de sa chute, de la résilience de ses travers les plus vils même au bord de l’abîme, de son incapacité, à cause de cette affreuses absence du sens de tragique de l’Histoire qui ne cesse de la définir principalement, qui fait que, même dans les moments les plus tragiques elle reste une caricature pathologique du grand événement historique qu’elle aurait dû être et qu’elle n’a jamais été.   

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