Les soldats de Calais

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Les soldats de Calais

26 janvier 2016 – Cela se passait à Paris, quelques semaines avant les présidentielles d’avril-mai 2002, un déjeuner avec un haut-fonctionnaire du ministère de la défense ami de la Lettre d’Analyse dedefensa-papier et bien au fait des secrets des princes. Je m’en rappelle bien, c’était dans le restaurant qui se trouve en-dessous du bâtiment d’accueil d’Air France à Paris, en face de l’entrée latérale du ministère des affaires étrangères, sur l’esplanade des Invalides. Nous avions à la table d’à-côté le bonhomme-Barnier, qui fut ensuite ou qui étauit déjà que sais-je, Commissaire européen au visage impénétrable et respirant l’énergie créatrice de l’inévitable zombie-Système, aussi excitant qu’un chicon comme on en dit en Belgique ; il échangea, au-delà de la charmante compagnie qui lui faisait face, un sourire de connivence avec mon interlocuteur, qui restait d’esprit-Quai d’Orsay bien qu’il fût détaché à la défense ; lequel se tourna à nouveau vers moi et, reprenant le cours d’une conversation suspendue, où il tentait d’éveiller mon jugement aux terreurs qui parcouraient les salons parisiens : “Mais rendez-vous compte ! Comment certains peuvent-ils songer à un Le Pen président, je vous le demande ! Il dit partout que s’il est élu, il déploiera l’armée dans les banlieues à risque ! L’armée, vous rendez-vous compte !”

Cette idée, alors que bruissaient les sondages en faveur du FN, semblait à mon interlocuteur le comble de l’insurrection, de la forfaiture, une idée qui ouvrait la porte à la barbarie et au fascisme général, l’armée dans des villes françaises pour le maintien de l’ordre ! Je pensais à cela hier soir en entendant le doux et précis, et néanmoins très-politique Xavier Bertrand, disant sa supplique calculée et très laïque-républicaine au président-poire de la République, Bertrand ès-qualité dans sa toge régionale de président de la région Nord-Pas-de-Calais : “Monsieur le Président, envoyez l’armée à Calais !” Je me suis dit, me remémorant cette anecdote de 2002 : “Monsieur le Président, comme le temps passe...”

Qui ne connaît la situation de Calais, “la Jungle”, les TGV et les ferry-boats pris d’assaut, l’Angleterre et son “splendide isolement” et ainsi de suite ? La ville est en état de siège et en état d’urgence et les édiles civils ne voit plus que l’armée, dont la France est singulièrement dépourvue et qui n’est pas faite pour cela, pour tenter de rétablir l’ordre. De quel ordre parlent-ils d’ailleurs ? Il n’y a plus de souveraineté, plus de légitimité, il n’y a donc plus d’ordre : quand vous sacrifiez un principe, “le” Principe en tant que tel est mortellement touché et tout le reste suit et s’effondre en se dissolvant. Vous ne pouvez rétablir ce qui n’est plus que poussière et rien d’autre.

... Ah oui, ils réclament aussi, par la voix douce et posée de Xavier Bertrand, la présence symbolique du président de la République, pour montrer aux uns et aux autres que le Président est au milieu d’eux, comme s’ils étaient tous ses fils, comme si c’était la France d’antan, elle-même avec tous ses fils autour d’elle (« Mère, voici vos fils qui se sont tant battus... », disait Péguy). Quel Président ? De quoi s’agit-il ? s’interroge le fou sur la colline, le regard perdu dans les nuages... (Paroles et musique des Beatles, reprises sans être vraiment revues par Eddy Mitchell.) Calais ne sera jamais la Shining City Upon the Hill des Puritains de la Nouvelle-Angleterre, qui découvrirent un monde nouveau en Amérique, et ouvrirent l’ère de la modernité et jusqu’à notre contre-civilisation. Calais ne brille plus vraiment.

Dans cette affaire, comme l’on sait, nul n’est tout à fait coupable ni, sans doute, tout à fait innocent ; il est lassant de le répéter, de ressasser les mêmes enchaînements qui conduisent à ces déstructurations sauvages où les uns et les autres peuvent prétendre être des victimes et où tous sont conduits à être des agresseurs. L’ordre du monde n’existe plus et le Principe avec lui s’est dissout ; alors règne, même pas la “loi de la jungle” injustement traitée parce qu’elle répond en fait à un ordre strict, mais la loi du vide dans ce monde qui s’est extrait de sa propre nature ; ce monde hors-nature qui ne peut même plus dire qu’il a “horreur du vide”, qui n’a d’autre issue que de s’y complaire. Ainsi l’ordre dissout accouche-t-il de la “loi du vide” et la nature forcée réservant son horreur au spectacle de cette contre-civilisation devenue folle.

Il est difficile d’observer rationnellement le spectacle de Calais, comme celui de l’Europe avec ses cohortes de migrants allant d’un pays à l’autre ; il est extrêmement difficile, pour mon compte, d’isoler cette question du reste, de toute la chaîne des catastrophes qui conduisent inéluctablement à Calais et aux cohortes de migrants ; et à tant d’autres chose, d’ailleurs, qui sont de la même eau, du même cauchemar qui se répète inlassablement. Il est impossible d’offrir un commentaire enrichissant et libérateur, à moins de réduire sa pensée à l’immédiat et d’offrir la règle du cause-à-effet en sacrifice à notre hybris de zombie-Système, à ce tourbillon sans but, à ce trou-noir qui paraît sans fin de l’enchaînement des catastrophes. Ainsi en sommes-nous réduits à admettre notre impuissance à commenter la marche du monde, du fait même du rythme fou que nous avons imposé à cette marche, de la désorientation dont nous l’avons chargée, de la rupture avec son passé à laquelle nous l’avons contrainte. Notre folie-du-monde nous oblige à hurler dans le vide, pour émettre un cri silencieux comme la seule chose qui puisse correspondre aux règles  de la “loi du vide”.

Calais, ou la civilisation du vide, qui est l’effet que génère notre contre-civilisation. Il est à première vue étrange d’être conduit à poser ce jugement sur un spectacle si plein de désordre, d’agitation, d’invectives. Ce n’est qu’une première vue, bien vite dissipée ; l’agitation de Calais, qui est le produit de la politique du monde, ressemble irrésistiblement à l’agitation des institutions psychiatriques. Ainsi en est-il du monde qu’ils nous ont donnés. La Shining City Upon the Hill ne brille plus que par le feu trompeur de l’électricité avec ses sautes de tension. La prochaine panne la plongera dans l’obscurité du vide.

Tout cela n’est pourtant pas fait dans l'intention maligne de noircir le sentiment et d'abaisser l’humeur jusqu’au dégoût ou au désespoir. En un sens, Calais, et aussi “l’Europe et ses hordes de migrants”, ne sont pas un spectacle fait pour noircir et abaisser. C’est une vérité qui s’impose, ce que je nomme une vérité-de-situation, à laquelle nous ne pouvons plus échapper malgré leurs tentatives désespérées. Voilà où nous en sommes... “Monsieur le Président, venez avec vos chars pour nous sauver” : c’est une riche idée d’appeler l’incendiaire pour qu’il puisse contempler son œuvre en plein essor. Si l’on veut, c’est une sorte de belle réalisation de l’“Art Contemporain”, de l’AC comme ils disent, ces “créateurs d’évènements” et autres Masters of the Universe. Il faut avertir le fou sur la colline, qu’il ne confonde pas la fumée montant de l’abîme avec les nuages dans le ciel.

C’est à ce point où nous nous trouvons et, diable, il ne peut nous échapper qu’il importe de le savoir...

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