Le colonel Davis et la “réalité” élastique de l’Afghanistan

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Le colonel Davis et la “réalité” élastique de l’Afghanistan

Pour poursuivre en enchaînant sur un cas précédent de notre Bloc-Notes concernant notamment le Vice-Premier ministre israélien Meridor et des professeurs de droit de diverses opinions sur le cas de la légalité de l'attaque hypothétique contre l'Iran (voir le 16 avril 2012), il y a le cas du colonel Davis, de l’U.S. Army, et de son comportement de révolte contre la narrative-Système… Il s’agit, pour son cas, de la situation en Afghanistan et l’effet en a été la production d’un rapport dans ce sens ; Davis y fait la remarque intéressante qu’à force de narratives diverses, bien sûr toutes dans le même sens mais avec des variations qui produisent un imbroglio kafkaïen, la vérité est devenue “méconnaissable”…

The Observer du 15 avril 2012 donne des détails en même temps que des observations diverses et fort intéressantes du colonel Davis. On lira ces citations en ayant donc effectivement à l’esprit les exemples et observations détaillées dans notre Bloc Notes précédent, du 16 avril 2012, car il s’agit de la même veine que nous voulons explorer sous un autre angle.

«Davis believes people are not being told the truth and said so in a detailed report that he wrote after returning from his second tour of duty in the country. He had been rocketed, mortared and had stepped on an improvised explosive device that failed to explode. Soldiers he had met were killed and he was certain that a bloody disaster was unfolding. So he spoke out. “It's like I see in slow motion men dying for nothing and I can't stop it,” he said. “It is consuming me from the inside. It is eating me alive.”

»Davis, 48, drew up two reports containing research and observations garnered from his last tour. He was not short of material. As part of his job he had criss-crossed the country, travelling 9,000 miles and talking to more than 250 people. He had built up a picture of a hopeless cause; a country where Afghan soldiers were incapable of holding on to American gains. US soldiers would fight and die for territory and then see Afghan troops let it fall to the Taliban. Often the Afghans actively worked with the Taliban or simply refused to fight. One Afghan police officer laughed in Davis's face when asked if he ever tried to fight the enemy. “That would be dangerous!” the man said.

»Yet at the same time Davis saw America's military chiefs, such as General David Petraeus, constantly speak about America's successes, especially when working with local troops. So Davis compiled two reports: one classified and one unclassified. He sent both to politicians in Washington and lobbied them on his concerns. Then in February he went public by giving an interview to the New York Times and writing a damning editorial in a military newspaper. Then – and only then – did he tell his own army bosses what he had done.

»Davis pulled no punches. His report's opening statement read: “Senior ranking US military leaders have so distorted the truth when communicating with the US Congress and American people in regards to conditions on the ground in Afghanistan that the truth has become unrecognisable.”

»The report detailed an alarming picture of Taliban advances and spiralling violence. Afghan security forces were unwilling or unable to fight, or actively aiding the enemy. That picture was contrasted with repeated rosy statements from US military leaders. His classified version was far more damning, but it remains a secret. “I am no WikiLeaks guy part two,” Davis said. He foresees a simple and logical end point for Afghanistan – civil war and societal collapse, probably long before the last US combat soldier is scheduled to leave. He says the Afghan army and police simply cannot cope and the US forces training and working with them know that, despite official pronouncements to the contrary. “What I saw first hand in virtually every circumstance was a barely functioning organisation often co-operating with the insurgent enemy,” Davis's report said.

»The document was also damning about the role of the US media in reporting the war. Ever since Vietnam, generals have slammed the press as a potential danger to military operations, but Davis's report lambasted journalists for failing to question the official army line. He said the media were obsessed with getting “access” to military bases and generals and tempered reporting in order to maintain that situation. “Most of the media just takes the talking points and repeats them,” he said.»

Lorsque le colonel Davis, de l’U.S. Army, qui s’est révolté contre la narrative-Système de la situation en Afghanistan et a produit un rapport dans ce sens déclare : «Senior ranking US military leaders have so distorted the truth when communicating with the US Congress and American people in regards to conditions on the ground in Afghanistan that the truth has become unrecognisable.», – cela ne signifie pas, à notre sens, que la réalité est “introuvable”, mais qu’elle est “méconnaissable” chez les généraux ; elle redevient “reconnaissable”, et même évidente par sa force, chez lui, Davis, qui a produit son rapport, lorsqu’il la présente irréfutablement sous la forme de la vérité de la situation.

En effet, la “réalité” a évolué du constat au “concept” à cause de l’attaque constante de la narrative, ou des narratives tant le “concept” est changeant, et dans le cadre de l’effondrement de l’objectivité. La “réalité” est donc devenue un concept élastique et sans signification en lui-même, évoluant entre deux lignes de plus en plus divergentes et que rien ne peut plus rapprocher. Ces deux lignes ne décrivent pas des opinions divergentes mais bien des perceptions différentes sous la pression de psychologies plus ou moins déformées (“terrorisées”), donc des “réalités” différentes. La première ligne est celle de la narrative officielle en cours, qui se transforme, au-delà, bien au-delà du simple mensonge, en une sorte de bloc inaliénable qui ne peut être décrit que comme un événement absolument factice, rejetant toute relation nécessaire avec la vérité et écartant toute enquête à ce propos, et pourtant continuant à être présenté par certains comme la seule vérité concevable. Il s’agit certes de virtualisme tel que nous l’avons souvent défini, mais un virtualisme à l’agonie parce qu’il ne touche plus que les directions du Système, et même une fraction de l’opinion de ces directions. La seconde ligne est celle de la réalité-vérité, ou vérité tout court d’une situation, avec souvent l’argument que la chose a été vérifiée, qui est évidemment totalement différente de la narrative, qui vit de sa propre vie, y compris dans certains segments des directions politiques, y compris à l’intérieur de certaines personnes qui pratiquent par ailleurs la narrative (cas de Dan Meridor, au contraire du cas du colonel Davis qui a franchi le pas vers la seule réalité-vérité en Afghanistan).

Ainsi trouve-t-on, côte à côte, des avis aussi divergents que le rapport du colonel Davis et la déposition au Congrès du général commandant les forces du Système en Afghanistan, ou bien celui d’un d’Amato et celui d’un Ackerman concernant la légalité d’une attaque contre l’Iran, pourtant personnages du même monde et appartenant à la sphère de contrôle et d’influence directe du Système. Le point important est que l’éloignement des deux lignes empêche toute confrontation, et empêche désormais la constitution d’une ligne-Système cohérente. A la place, c’est le désordre qui s’est installé, avec des jugements, des perceptions et des affirmations complètement contradictoires dits par des personnes de mêmes milieux, sans qu’aucune confrontation entre leurs déclarations et leurs positions soit possible. Ainsi voit-on cohabiter des jugements et des déclarations impossibles à concilier et qui, pourtant, continuent à vivre parallèlement, aussi respectés les uns que les autres, qui devraient s’exclure mutuellement et qui ne s’excluent pourtant pas puisque toute liaison de communication entre eux, donc de confrontation, est devenue impossible. Les directions politiques vivent de plus en plus dans une situation qui est une performance psychologique remarquable : le même monde, soigneusement hermétique, qui est le monde-Système, qui devrait donc présenter une unité mais qui est complètement schizophrénique à l'intérieur de lui-même, jusqu’à l’intérieur même d’une seule psychologie qui peut faire cohabiter, sans les faire se confronter, réalité-narrative et “réalité-vérité”Å sur le même point, sur la même situation.

Le résultat est effectivement le désordre, qui concerne ici des perceptions, des jugements et des déclarations, mais qui commence à s’étendre nécessairement aux politiques elles-mêmes, parce que le phénomène que nous décrivons est dynamique et que la ligne-narrative jusqu’alors toute puissante perd régulièrement du terrain en présence de la ligne-vérité qui a effectivement pour elle la force de la vérité. Plus rien dans ces politiques n’est assuré, puisque ces politiques impliquent des références des deux lignes ainsi décrites. Ainsi commence-t-on à voir, voit-on de plus en plus et verra-t-on de plus des variations brutales et en apparence incompréhensibles dans l’exposition et la justification des politiques, voire dans certaines décisions dans ce sens. Au-delà du constat de l’affrontement des “réalités”, on trouve celui du désordre suscité par cette dynamique d’affrontement, reproduisant à son niveau la dynamique générale de transformation de la surpuissance du Système en autodestruction.


Mis en ligne le 17 avril 2012 à 06H43

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