L'antiaméricanisme de Aron et Dandieu

Ouverture libre

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 2997

L’antiaméricanisme de Aron et Dandieu

• L’extrait reprend un chapitre du livre Décadence de la nation française de Robert Aron et Arnaud Dandieu, Éditions Rieder, Paris, 1931.

Les auteurs, Robert Aron et Arnaud Dandieu, firent partie de ceux que Jean-Louis Loubet del Bayle nomma “les non-conformistes des années trente” (voir Les non-conformistes des années 30, au Seuil). Les deux auteurs travaillèrent ensemble à partir de 1924-25 et jusqu’en 1933, année où mourut prématurément, de maladie, Arnaud Dandieu. Aron-Dandieu furent célèbres pour rechercher de la façon la plus vigoureuse et la plus enrichissante, une voie politique nouvelle qui ne fut pas asservie aux grands courants idéologiques établis (capitalisme, socialisme, etc). La critique antiaméricaine de Aron-Dandieu est l’une des plus novatrices d’une époque (la période 1919-34) reconnue comme la plus féconde en matière de critique de l’américanisme ; on la trouve résumée dans ce chapitre et développée dans Le Cancer américain qui suivit de près (Rieder, 1931).

Les circonstances de ce texte, c’est-à-dire du livre dont il est extrait, c’est une démarche de critique révolutionnaire de Aron-Dandieu. A l’époque de la parution, en 1931, le mouvement lancé par Aron-Dandieu a pris le nom d’Ordre Nouveau. Il critique aussi bien le rationalisme détourné qui aboutit dans le machinisme américaniste, que le nationalisme qui est un dévoiement idéologique et abstrait du patriotisme charnel.

• La situation de cet extrait permet de fixer l’extraordinaire intensité de la critique anti-américaniste de cette époque. Il s’agit sans aucun doute de l’époque de la plus forte critique des USA, de la plus diverse et de la plus ambitieuse. Cette critique va complètement s’effacer et s’étioler à partir de 1934-36, quand les pressions fascistes vont orienter le débat politique vers la question de la position à prendre en fonction de ce phénomène, tout cela jusqu’à la guerre, puis l’alliance des démocraties européennes avec les USA qui achèvera de réduire ce courant critique de l’américanisme. A partir de là, l’anti-américanisme deviendra idéologique pour l’essentiel (on est anti-américain parce qu’on est pro-soviétique, ou marxiste). Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on commence à retrouver des courants de critique de l’américanisme qui rejoignent en ampleur et en ambition ceux de la période Aron-Dandieu.

Décadence de la nation française, — L'Amérique et la France

Pour beaucoup c'est la même chose, quoique sur une échelle de grandeur différente. Les Etats-Unis et la France — deux nations également civilisées ; la première peut-être mieux adaptée que l'autre à la civilisation « moderne », mais toutes deux poursuivant mêmes buts, ayant même idéal de liberté parlementaire et de rendement économique — échangeant, selon les circonstances, des aviateurs, des professeurs, de l'acier, du champagne, du coton, des soldats, des étudiants, des diplomates. Deux « grandes démocraties » faites pour s'entendre, faites pour collaborer d'un même effort à la paix du monde et à l'avenir de la civilisation. Aussi, pour tous les partisans du Redressement Français et de la politique de prospérité, n'y a-t-il entre France et Amérique qu'une différence de quantité, l'esprit restant le même, restant soumis d'ailleurs, comme on dit, aux mêmes exigences matérielles et extérieures.

Mais pour ceux au contraire qui, voyant plus loin et plus profond que les formes anecdotiques d'un état social scientifique et industriel, moins nécessaire et moins durable sans doute qu'on ne croit, cherchent à définir quelle est historiquement et psychologiquement l'essence des deux pays, les Etats-Unis et la France apparaissent comme les deux termes d'un dilemme, entre lesquels il faut choisir parce qu'ils sont inconciliables et foncièrement hostiles l'un à l'autre.

Sans doute l'antinomie est-elle difficile à réaliser et parfois à déceler : d'un bord de l'Atlantique à l'autre, des échanges intellectuels et sentimentaux n'ont cessé de se produire depuis un siècle et demi. Le ridicule officiel des « Lafayette, nous voilà, nous revoilà, c'est encore nous », ne doit pas nous faire oublier que des xvIIe et xVIIIe siècles français au xxe siècle américain, il y a une filiation certaine, si abâtardie qu'elle puisse être. Entre Descartes et Ford, entre la méthode héroïque du philosophe français et la méthode standard de Detroit, il y a une parenté plus importante et plus grave que des échanges de statues, de discours, et de corps expéditionnaires. De Descartes à Ford — la formule peut sembler brutale ou simpliste. Pourtant, si l'on veut en étudier le détail, et en vider le contenu, on verra qu'elle rend compte avec la complexité et la netteté nécessaires des rapports profonds entre l'Amérique et la France, sinon telles qu'elles apparaissent du moins telles qu'en réalité elles sont.

De Descartes à Ford, cela veut dire : de l'individu isolé forgeant avec passion l'outil rationnel de compréhension et de conquête, aux individus encasernés, répétant dans des usines rationalisées les mêmes gestes machinaux d'un labeur qui les dépasse. Cela veut dire que Descartes est à l'origine d'une épopée humaine dont nous voyons l'aboutissement gigantesque mais dégradé. Cela veut dire que l'esprit de conquête, la volonté révolutionnaire qui permit et légitima la naissance des règles méthodiques, a complètement disparu chez ceux qui en font maintenant une application intensive et routinière. Descartes a préparé lui-même cette dégradation de son oeuvre, le jour où, formulant en règles abstraites et impersonnelles le résultat de ses angoisses et de ses efforts, il montra qu'on pouvait en faire un outil, une méthode, séparés de tout pouvoir d'émotion et de toute faculté créatrice. Cette géniale « économie de pensée » aurait dû être compensée pour être inoffensive, par une affirmation nouvelle de l'essence affective de la création intellectuelle, — ce que Descartes ne fit pas, du moins expressément. Ses successeurs ont achevé cette trahison sentimentale le jour où ils appliquèrent cette méthode, désormais abstraite, aux domaines inhumains des sciences expérimentales, puis des sciences économiques. Enfin Descartes est descendu dans la rue avec l'avènement de l'industrialisme et du taylorisme. Ainsi par un lent avilissement, la méthode cartésienne, perdant de plus en plus sa valeur individuelle et sa force révolutionnaire, séparée de tout germe vivant, a pris un nom particulier. Elle s'appelle Etats-Unis. Tant il est vrai que les conflits les plus profonds et les plus métaphysiques doivent tôt ou tard s'exprimer dans l'immédiat et le quotidien.

L'Amérique, a-t-on coutume de dire, ce n'est pas une nation, c'est une maladie. A ce titre la nation française est une maladie du même ordre, mais sans doute moins évoluée. L'Amérique, c'est la maladie rationaliste, isolée et préparée comme dans un bouillon de culture. C'est le colonialisme européen qui finit par retomber sur l'Europe.

Le colonialisme en effet — il ne semble pas que malgré toutes les colères et les attaques qu'il ait provoquées, l'on ait encore montré à quel point il est nécessaire à la civilisation moderne des banquiers, des chefs d'industrie ou autres abstracteurs. Nous n'entendons pas parler ici de cette nécessité, somme toute assez superficielle, qui prétend à légitimer l'existence des colonies par les débouchés économiques, les réserves de matières premières ou les possibilités de peuplement qu'elles offrent aux États européens ou Yankee, mais d'une nécessité plus profonde, qui permet à notre civilisation rationalisée de trouver aux colonies un terrain d'élection, une sorte de table rase pour édifier ses constructions inhumaines.

Tandis que dans l'Europe-mère, les extravagances de la raison se trouvaient entravées par un individualisme instinctif, et limitées autant par les constructions anciennes que par le désordre des poussées révolutionnaires, dans les nouveaux mondes, toutes les résistances, brisées par définition au moment de la conquête militaire, étaient tenues pour nulles ou séditieuses. Et la raison, trouvant, dans ces espaces vierges, ou à qui on refaisait par force une virginité propice, un champ d'expérience plus parfait que les métropoles, s'en donnait à coeur joie sans craindre même les interpellations parlementaires ou les résistances individuelles.

Au pays colonial, c'est la raison qui donne l'impulsion : les instincts suivent comme ils peuvent. La raison confère à la race blanche une autorité a priori sur les autres, même si la nature veut qu'elle crève là où jaunes, noirs, ou rouges prospèrent naturellement. C'est la raison qui confère à l'industrie, au commerce et au crédit, activités rationnelles et abstraites, une autorité a priori sur l'agriculture (négation de la terre) ;c'est la raison qui s'appelle eugénique, prohibition et censure, pour ne perpétuer la vie et le plaisir qu'en des cadres stricts, suivant un type standardisé (négation de l'amour) ; c'est enfin la raison qui confère, indépendamment de tout sentiment proprement patriotique, une existence psychique à une nation totalement abstraite, puisque le germe même en est importé, c'est-à-dire étranger à la structure intime du sol où il se développera, sans qu'il se mêle à cette croissance aucun souvenir originaire. Terre et chair ne sont plus ici que matière à expérience ; la production elle-même au sens économique et social du mot n'est plus qu'une gigantesque expérience dont la consommation n'est qu'un élément et non la cause finale.

Triomphe du fabriqué et de l'artificiel, tels sont ces cadres coloniaux imposés par les patries-mères à leurs annexes d'outre-océan. Civilisations factices, régimes d'autorité dont ceux qui les premiers les instaurèrent aux xVIIe et xvIIIe siècles, pensaient sans doute qu'ils étaient assez bons pour les nègres ou les peaux-rouges. Mais le burlesque ou le tragique de l'affaire est que par un choc en retour inattendu — par l'intermédiaire de ces possessions américaines qui semblent n'avoir conquis leur indépendance et obtenu l'hégémonie mondiale, que pour importer en Europe la civilisation coloniale, jadis objet d'exportation de l'Europe à ses colonies — les nations européennes sont à leur tour soumises au même mécanisme barbare d'exploitation qu'elles imposaient aux peuples non évolués. Et le colonialisme européen, retour d'Amérique, se rabat sur l'Europe avec l'orgueil gigantesque des planteurs parvenus et des colons nouveaux riches.

Il s'est trouvé en effet que par un concours de circonstances qui nous paraît aujourd'hui aussi singulier que nécessaire, la plus riche nation coloniale ait été précisément la première à se libérer de la tutelle européenne. Libération d'ailleurs plus apparente que réelle, libération purement politique, donc extérieure. Les Etats-Unis ne renoncèrent pas pour cela aux méthodes coloniales ; mais ils devinrent en quelque sorte eux-mêmes leurs propres colons, ou les colons de leur pays. Ayant puisé simplement dans sa libération un élan pseudo-révolutionnaire, cette république de colons développa jusqu'à l'extrême la civilisation rationnelle qu'elle devait à ses premiers maîtres, mais dont elle crut se faire une spécialité, et où elle crut trouver sa raison d'être. Un césarisme sans César, une sorte de self-colonisation, entièrement idéologique, a poussé ses ramifications rigides à travers tout un continent encore informe. Cette invasion de l'abstrait, sans précédent dans l'histoire, à finalement connu de nos jours un tel succès qu'elle a donné naissance à la plus monstrueuse vague de confiance inconsciente et grégaire, c'est-à-dire de crédit, que le monde ait vu. Ce crédit se répandit dans les deux Océans, reflua sur l'Europe étonnée et ne tarda pas d'ailleurs, en crevant comme une bulle, à soulever sur toutes les côtes de l'ancien monde la plus extraordinaire tempête ou crise que l'on ait pu rêver. C'est un fait éprouvé que les affaires coloniales sont plus que d'autres enclines à la spéculation. Il n'y a pas de raison pour que les affaires américaines échappent à cette loi, puisqu'elles sont bâties sur le type colonial et d'autant plus dangereuses qu'il s'agit de colonies sans ce contrepoids pesant que constitue souvent la métropole.

L'Amérique, colonie sans métropole, cela va de Descartes à Ford. Plus exactement c'est Descartes descendu dans la rue. Pour comprendre la portée de cette aventure, la plus profonde et la plus significative de celles qui affectent actuellement l'esprit humain, il faut reconstituer le chemin qu'il a pris pour en arriver là et les étapes par où il est passé.

Pour délivrer, pour déchaîner la pensée humaine, soumise à l'esclavage des diverses autorités scolastiques ou mystiques, Descartes avait dû commencer par l'enfermer méthodiquement en elle-même. Réduite ainsi à elle-même, soustraite à toutes influences étrangères, la pensée crée avec la raison l'instrument analytique qui nie le temps et décompose l'espace et permet à l'homme, en prenant son cerveau pour centre, de poursuivre avec ses propres moyens intellectuels une épopée mathématique, où nul facteur extérieur n'intervient.

Le moment critique de cette épopée rationnelle fut celui où l'on constata que la méthode cartésienne était susceptible d'applications pratiques, étrangères à la connaissance proprement dite, et donnait en particulier la clef de toutes les économies de force gui sont à la base de la puissance de l'homme moderne.

C'est-à-dire que, du plan mathématique, par une seconde étape nécessaire, la méthode cartésienne devait fatalement passer au plan expérimental. Au sens moderne du mot, expérimenter c'est avant tout mesurer, c'est-à-dire faire l'opération la plus abstraite et la moins affective que le génie humain ait jamais inventée. Tout en conservant certains cadres de pensée et certaines règles, la méthode rationnelle perd désormais toute valeur agressive : ce n'est plus une arme de conquête, mais tout au plus un moyen d'exploitation ; toute valeur héroïque lui fait défaut: elle est réduite à n'être plus qu'une routine et une technique.

En effet l'économie de pensée que permet l'invention cartésienne, engendre au fur et à mesure que l'on s'éloigne du point de départ, le dégoût de l'effort spirituel et l'horreur de la révolution, scientifique ou autre. Puisque tout se ramène à une masse d'observations exactement contrôlées, on ne voit plus très bien pourquoi tel individu les ferait mieux que tel autre. Puisque l'on a déjà inventé des instruments aux témoignages plus subtils et plus réguliers que les sens, qui trient parmi les qualités de l'objet l'élément quantitatif qu'il s'agit de mesurer, on ne voit pas pourquoi on n'inventerait pas un jour ou l'autre une machine à faire des statistiques ; et dans la réalité la plupart des administrations publiques et privées sont devenues, surtout aux Etats-Unis, une préfiguration de cette machine. La religion du succès mesurable et de la production quantitative sortent insensiblement de la religion de l'expérience ainsi comprise. Le but de la pensée comme le but de la vie n'est plus que de mesurer et de comparer des mesures. On entrevoit déjà le moment où les fonctions physiologiques et les fonctions psychologiques ne seront plus elles-mêmes que des méthodes de mesure, afin de simplifier la tâche entreprise par les béhavioristes. Ainsi fait tache d'huile l'application des méthodes expérimentales qui formellement peuvent revendiquer l'héritage de Descartes, tout en trahissant son esprit et son attitude psychique d'agression et de conquête.

Avant de connaître la civilisation américaine, l'humanité ignorait jusqu'où pouvait aller le conformisme et l'anti-individualisme. Parmi les forces d'oppression collective, qui avaient déjà sévi au cours des siècles, certaines étaient plus manifestes, aucune n'était aussi pénétrante, générale et hypocrite. Le militarisme le plus rigoureux, le capitalisme féroce décrit par Marx au xIxe siècle étaient des tyrannies ouvertes et franchement hostiles, des moyens externes de contrainte du rationnel sur le vivant. L'impérialisme napoléonien, avec les charniers de ses champs de batailles et sa discipline avilissante avait des indices frappants, qui ne pouvaient tromper personne, de même que la prostitution et la misère déshonoraient ouvertement la tyrannie des grands patrons de 1860. Rien de semblable dans le nouvel impérialisme économique où l'hégémonie des chefs d'industrie, acceptant toutes les formes démocratiques, tolérant même les organisations syndicales, ne s'impose plus en général par l'autorité ou par la force, mais prend ce moyen de conquête plus hypocrite et moins dangereux pour le patron qui a nom la suggestion. L'Etat cache ses aspects les plus cruels sous le masque d'organismes privés, « spontanément » surgis du milieu social. De même la religion du succès, le culte de ce que l'on nomme la réussite et qui n'est en réalité que la substitution de satisfactions extérieures et stériles à l'épanouissement fécond des tendances essentielles permet de bannir toute inquiétude de l'esprit et toute révolte du corps.

Cette religion du succès s'enseigne dès l'enfance. Devant elle, l'autre religion, la vieille, s'efface discrètement et en souriant. Réduite à une espèce de conte de fée qu'on relit aux heures tristes de la vie, elle paraît encore trop affective, trop individuelle et pour tout dire trop irrationnelle, pour qu'on puisse sérieusement appuyer sur elle le mythe de la production.

Celui-ci, exigeant une soumission plus profonde, commencera son action doucereuse mais implacable, bien avant l'âge du catéchisme. Il prétend transformer l'école en paradis des enfants, un paradis symbolique ou annonciateur de la société tout entière, un paradis conformiste et discipliné, cela va sans dire, que l'Américain ou même l'Américaine regrettera toute sa vie et qu'il s'efforcera toujours de retrouver à son club ou ailleurs. Le Christ, que l'on invoque en cette occurrence comme pour baptiser les navires de guerre ou les usines, n'a-t-il pas dit qu'il faut être semblable aux petits enfants ? M. Hoover a ajouté dans un de ses discours que le plus grand malheur du monde est que les petits enfants grandissent. Entendons-nous toutefois. II est permis de s'attendrir sur la grâce ou sur la pureté de l'enfance ; mais, avant tout, l'enfant est bon en ceci que, moins encore que la femme ou la foule, il résiste à la suggestion matière vierge, il est accessible à toute emprise extérieure, docile à toute autorité. Quelle sera donc la forme de la suggestion qui lui sera imposée ? Ce sera évidemment celle de la science, ou du moins de la science expérimentale comprise comme nous venons de le voir. Pour lui inspirer, sans discussion possible, l'obéissance nécessaire à cette discipline, on soumettra l'enfant à des observations ou mesures, qui sous prétexte de dégager et préciser ses facultés, voudront en réalité les utiliser ou s'il y a lieu, les neutraliser. Quoi de plus exact, mais aussi de moins personnel que l'éducation expérimentale ainsi conçue ? Les compositions et examens seront remplacés autant que possible par des « tests » c'est-à-dire des épreuves standardisées dictées par la science impersonnelle. Ainsi l'intelligence sera mesurée par rapport à un certain nombre de caractères précis posés arbitrairement comme normaux. Ainsi s'effaceront les différences qualitatives du tempérament et du sexe des élèves et des maîtres. Soumise comme les autres fonctions sociales à la fabrication en série, l'éducation ne connaîtra d'ailleurs d'autre maître que l'expérience ; quelques contre-maîtres dociles et sans initiative suffiront à « former les intelligences » et la self discipline règnera, c'est-à-dire l'exercice pratique de la police et de la délation. On obtiendra ainsi un milieu parfaitement « social », où l'on aura tenu compte d'une manière aussi exacte, aussi mathématique que possible, des dons et des tendances de chacun des enfants, en sorte qu'il n'y aura plus place pour la moindre révolte ni la moindre agressivité. Conformisme effrayant institué ab ovo. L'enfant dans sa nursery-bibliothèque-université sera comme dans le sein de sa mère, sans contact avec « l'autre » qui puisse éveiller sa vie réelle. A cette différence près pourtant, c'est qu'un jour l'enfant sort du sein maternel qui l'a nourri pour devenir un individu, tandis qu'à l'école américaine succède l'université, l'usine, la banque ou l'administration et que c'est toujours la même chose,sans amour,sans contact et sans révolte.

Descartes est descendu dans la rue : comme tel il est justiciable de la police et de l'organisation sociale. C'est le prolongement d'un cartésianisme ossifié et châtré qui se cache derrière les applications monstrueuses des principes de Binet et des behavioristes. Par eux les enfants sont en effet réduits, comme nous venons de le voir, à une activité aussi automatique et contrôlable que possible, sous le signe de la bienveillance et d'une apparente liberté. Cette formation de l'enfance, sorte de préparation militaire civile ou de séminarisme laïc, est aussi nécessaire que les institutions proprement philanthropiques, le service social et l'organisation des loisirs, pour faire accepter à l'homme et à la femme les rigueurs insupportables du travail à haut rendement et à haut salaire, tel que l'ont organisé les Taylors et les Fords. En disciplinant et normalisant les facultés des citoyens en herbe ou des futurs ouvriers, l'école américaine les prépare à l'esclavage le plus précis et le plus implacable que l'on ait encore observé.

L'Organisation scientifique du travail a en effet pour premier objet de « remplacer brusquement toutes les observations au pouce et à 1'œil... par des mesures expérimentales précises ».

Il s'ensuit deux conséquences aussi despotiques l'une que l'autre. La première est que le travail doit être réparti suivant un ordre que l'ouvrier n'a pas plus à connaître que ne le fait la machine ; le travail n'a donc plus à l'égard de l'individu d'autre but que le salaire et d'autres caractères que des caractères abstraits, si rigoureusement manuel qu'il soit d'ailleurs. Remarquons aussi que l'ordre dans lequel Ford rythme et recompose par l'effet de la chaîne le travail analysé par Taylor demeure absolument inhumain ; l'individu dépend du rythme de la chaîne et du groupe artificiel créé par l'organisation. Il perd toute personnalité et tout goût propre au travail.

La seconde conséquence, qui ne fait d'ailleurs que renforcer la première, est que dans ce travail ainsi organisé, l'homme se trouve dans le prolongement de la machine qu'il ne fait en somme que suppléer. Il devient non seulement un serviteur, mais un élève de la machine. Il ne faut du reste jamais oublier, quand on parle du machinisme, que le contrôle au chronomètre et le service de renseignements qui font de toute entreprise industrielle moderne un vaste bureau de police, sont, tout comme la publicité et la production en série, de simples organes et les expressions nécessaires de la religion expérimentale. Le monstre inhumain est né de l'homme: son objet primitif était de le servir ; si les rôles sont renversés, c'est donc à l'homme qu'il faut s'en prendre.

En descendant dans la rue, Descartes, représenté par ses successeurs, n'avait sans doute que de bonnes intentions. Ayant trouvé la formule essentielle de l'économie de pensée, il prétendait en faire le plus large emploi possible. Nul doute, qu'ainsi conçu, le génie cartésien n'ait raison ; nul doute non plus que le génie français n'ait pour rôle de rendre à la formule cartésienne son originale et véritable signification que lui ont fait perdre ses continuateurs actuels. Il ne s'agit pas d'être aveuglément anti-rationaliste : il s'agit simplement de lutter contre la raison appliquée, qui perd aujourd'hui tout souvenir de son origine affective, et surtout tout sens de son utilité propre. Soumettre l'homme à la discipline industrielle sans qu'il en sorte pour l'humanité un avantage réel, c'est-à-dire psychologique, et une libération des instincts et des facultés essentielles, est un leurre, ou une canaillerie. On dira que d'autres bénéficient de ces sacrifices imposés à l'individu humain ; on invoquera des entités telles que la production, le rendement, la mise en valeur, la prospérité. Mais peu importent ces mythes aussi abstraits et irréels que les dieux cruels et sanguinaires des civilisations anciennes. Une seule chose pourrait légitimer les sacrifices demandés à l'individu ; et ce serait le bénéfice réel que l'individu même pourrait en tirer, sous forme de repos et de jouissance. Or, pris dans le mécanisme des cités, des usines et des administrations modernes, l'homme est semblable à un joueur qui ne pourrait jamais ramasser le gain de ses parties, et qu'une force extérieure à lui collerait au tapis vert, sans lui permettre de jamais sortir pour échanger l'argent gagné contre des fruits, de la joie, ou des fleurs. « Prosperity without profit », telle est la formule que les Américains eux-mêmes ont trouvée pour caractériser ce règne du véritable malthusianisme psychique : richesse à fonds perdus, à intérêts perdus aussi, pour celui-là qui s'y sacrifie. La force et la pensée économisées ne sont jamais réalisées, du moins jamais réalisées pour l'homme. On assiste à ce paradoxe étrange que plus le confort et les moyens industriels de l'humanité s'accroissent, plus le bien-être diminue. Le joueur reste devant le tapis vert, stérilisant par la passion névrotique qui l'attache au mécanisme abstrait du jeu, le tas d'or qui s'accumule devant lui. Bien plus, loin de se lever de table plus riche et par conséquent plus libre, plus profondément lui-même, notre joueur moderne va rester aussi dépendant des chaînes physiques et sociales qu'auparavant : mais au fur et à mesure qu'il jouera, il perdra un peu plus de son autonomie, et sa volonté de puissance deviendra de plus en plus automatique et stérile ; son univers affectif resserré par la plus atroce et la plus avilissante des angoisses s'amincira, s'abstraira jusqu'à se confondre avec la surface numérotée sur laquelle le croupier lance la boule.

Dans la société du type américain, tout le monde, non seulement doit ressembler, mais ressemble effectivement à ce joueur abstrait ; non seulement l'homme, mais la femme, non seulement l'ouvrier mais surtout le patron. L'enseignement rationaliste de la division du travail semble avoir pour objet de permettre à l'homme de satisfaire plus aisément ses besoins. Dans la pratique, nous nous apercevons qu'il en va tout autrement. La puissance même des chefs d'entreprise est aussi illusoire et factice que celle des chefs d'armée dont ils sont les successeurs, comme l'usine succède à la caserne et aux camps. Quoique bénéficiant eux aussi de toutes les marques extérieures de respect et des hochets de la toute-puissance, ils sont encore plus que les militaires soumis à des mécanismes qui les briment. Les grands capitaines d'industrie prétendent être de la lignée des Césars. Malheureusement ce sont des Césars sans Rubicon ; galériens volontaires, ils sont le premier rouage de leurs machines, et non sans doute le plus important. Les lois économiques garde-chiournes de la société industrialiste pèsent de tout leur poids sur leurs épaules. Cette puissance dont ils sont si fiers ne leur sert qu'à maintenir péniblement et au prix de leur liberté un équilibre toujours vacillant. Cette puissance, faite en effet de capital ou de crédit, n'adhère pas à leur personnalité. Si elle écrase les prolétaires, c'est de plus en plus en pure perte, puisque l'individu patron, comme l'individu employé, ou ouvrier, est de plus en plus esclave d'un rythme arbitraire de production imposé par cette combinaison du besoin physiologique et de l'instinct de puissance que la Société moderne réussit ainsi à stériliser l'un par l'autre. Ni la satisfaction du besoin n'est libre, ni le sentiment de puissance n'est créateur. Chef-d'oeuvre de la raison et de la rationalisation, cette combinaison des deux sentiments s'exprime par ce qu'on doit appeler : le mythe de la production.

Si l'on produit pour produire et non pour satisfaire, de même on consomme pour consommer et non pour jouir. Aux mythes de la production, la suggestion pragmatique, qui trouve dans les méthodes modernes de publicité un puissant moyen d'action, fait correspondre un mythe de la consommation. Ainsi prennent naissance les pseudo-besoins, suprême expression de la magie rationaliste.

Dans cette course vertigineuse où l'abstrait, sous sa forme rationnelle, poursuit le concret pour le stériliser, un moment est venu où les constructions théoriques, servies par le développement des sciences techniques et pédagogiques, ont fini par se matérialiser et par pénétrer de plain-pied dans ce que la vie humaine a de plus quotidien et de plus tangible. Il en résulte un monde nouveau, dont la ville américaine est la cellule originelle et l'exemple le plus voyant. Il n'y a pas très longtemps un philosophe optimiste incitait ses lecteurs à considérer les grandes villes modernes : « On n'y fait pas un pas, écrivait-il, sans marcher sur de l'art humain, on n'y perçoit pas un son, on n'y reçoit pas une impression visuelle qui ne soient des images où l'intelligence humaine a mis son empreinte. Une grande ville moderne est tout entière, jusque dans ses plus infimes détails, de l'entendement actif, pragmatique, condensé et cristallisé dans les objets matériels, mais cet entendement, c'est de l'intelligence technique ». En un mot, c'est l'homme qui s'est privé des possibilités d'évasion que lui offrait naguère le monde et qui a fermé sur lui la porte de sa prison rationnelle. En effet comme le dit si bien — sans le savoir —le philosophe pragmatiste, la ville moderne n'est strictement rien d'autre que les cadres rationnels, extravasés hors la conscience humaine, devenus opaques, résistants et oppressifs. Dans la grande ville, la matière est devenue entièrement idéologique et rationalisée : tout y est inhumain, et la seule chose que notre savant y voit encore d'humain, c'est la loi abstraite, inventée certes par l'homme, mais malheureusement détachée de lui.

Les villes américaines, surgies depuis soixante ans ont perdu les caractères déjà odieux, mais plus spontanés et concrets, des anciennes villes d'Europe. Non seulement elles sont industrielles, mais elles apparaissent comme tombées du ciel et non point nées de la terre comme un fruit, sec ou hideux peut-être, mais du moins production du sol, phénomène géographique nécessaire. On retrouve là le caractère colonial de cet empire ; tout y est géométrique et rationnel avec la tendance au gigantisme de tout être stérile. Non seulement tout est fait pour l'usine ou pour l'industrie qui justifient cet aérolithe, mais les habitants qui y vivent y sont en perpétuel mouvement, comme si, le contact de la terre, même recouverte d'asphalte était insupportable à leurs pieds. Ce n'est pas par hasard que les moyens de transport automobiles sont devenus la première industrie des Etats-Unis, car là où la production n'a pour objet qu'elle-même, la circulation qui n'est qu'un rapport n'a plus d'objet du tout. Un monstrueux agrégat de « rapports sans supports » : la formule meyersonienne donne de la ville américaine la meilleure définition ; aussi bien cette ville est-elle le plus effrayant témoin du délire positiviste.

Ayant conquis, organisé et stérilisé l'espace grâce à cette architecture des ingénieurs qui va de la machine-outil jusqu'à la machine à habiter, la raison a commencé de conquérir et de rationaliser le temps avec ce formidable instrument de crédit qu'est la concentration bancaire, à laquelle se rattachent la concentration de la presse et la concentration de la publicité. Dans ce temps ainsi colonisé par la généralisation de l'usage du chèque, de la vente à crédit et autres inventions abstraites, de même que dans l'espace urbanisé, tout le système américain tend à étouffer sous le flot d'une suggestion incessante (publicité, presse, instruction) les possibilités de non-conformisme individuel. L'Urbanisme, despote doucereux, digne de la Philanthropie, sa mère, étend en outre autour du noyau central urbain ses rampantes tentacules.

Vous vous plaignez de manquer d'air ? On mettra donc des jardins dans la ville, on y englobera des champs et des prés pour les protéger, comme dans les forteresses du Moyen Age. Puisque la ville réduit la campagne à la misère, l'urbanisme sauvera la campagne en l'englobant dans la ville. Ainsi tout le monde sera heureux, c'est-à-dire d'accord avec son milieu, et le visage de la terre ne pourra plus nulle part être aimé pour lui-même, mais seulement pour l'amour de la production rationnelle, c'est-à-dire de l'humanité réduite à un squelette.

C'est dans la cité moderne qu'on touche le mieux du doigt le mensonge du libéralisme économique et de l'émancipation par le bien-être. Non seulement le citoyen de la grande ville est uniformisé par la puissance des appareils de publicité qui le suivent dans chacun de ses gestes et énervent ainsi ses désirs en les excitant brutalement, en même temps qu'ils les rationalisent ; mais par un renversement sans précédent des valeurs, la consommation, qui constitue le trait d'union naturel entre la vie affective et la vie économique, est subordonnée à la production qui, elle, est strictement économique et rationnelle. Ainsi, par une oppression extraordinaire, la vie affective qui veut rester autonome est refoulée par la suprématie de l'économique hors du domaine social et considérée comme une honte et une faiblesse — à moins que tombant de Charybde en Scylla, elle ne se livre à un de ces mysticismes à bon marché, qui fourmillent sur le marché américain comme autant d'échappatoires puériles ou de dérivatifs à la tyrannie rationnelle. Ainsi par cet asservissement total des sentiments et des besoins, le règne de l'économique généralise l'avilissement réservé jusque-là aux victimes de la prostitution.

En effet, la vénalité de la chair n'aurait par elle-même pas grande gravité, si elle n'éliminait la liberté sentimentale et ne réduisait l'objet du désir à une valeur économique — deux caractères qui se retrouvent à une place fondamentale dans le système industrialiste. La véritable monstruosité de la prostitution consiste à rendre mesurable le trésor de la chair ; ce faisant, elle favorise le malthusianisme psychologique autant que l'autre. Or l'industrialisme du type américain qui prétend libérer la femme en, lui permettant d'être façonneuse, manoeuvre, ou dactylo, introduit en réalité le monstre prostitution en tiers à tous les échanges. La contrainte économique pousse l'Américaine au mariage, au divorce ou à l'avortement, comme la misère économique conduit l'ouvrière chez la maquerelle. Elle l'enferme dans des bureaux, des usines pour des besognes machinales, comme en de gigantesques maisons de passe qui ne diffèrent seulement des autres que par la nature des facultés exploitées : l'exploitation elle-même conserve partout même méthode et même but. Ici comme ailleurs, l'oppression est moins extérieure, mais la suggestion est infiniment plus forte et beaucoup plus générale. La prostitution généralisée et acceptée par les femmes avec les garanties nécessaires pour les cas de maladie ou de grossesse, est une des principales applications de la doctrine des hauts salaires, est une pièce maîtresse du système industrialiste. La maternité elle-même, tout comme l'art, n'est qu'un serviteur patenté de la production, une faculté spirituellement soumise au dieu abstrait.

Il est tout naturel que le pays de la prostitution généralisée soit aussi le pays de la prohibition généralisée. La prohibition est aux Etats-Unis bien autre chose qu'une mesure puritaine de sécurité ; elle ne s'exprime pas tant par le dix-huitième amendement ou la censure du cinéma, que par l'apologie systématique de l'obéissance aux dieux sociaux et du succès par la machine. On ne peut comprendre l'étendue de ces victoires que parles cris de conformisme joyeux dont la jeunesse des écoles accueille les dons en apparence de plus en plus généreux que lui fait la Société, sa mère. L'Amérique est le pays du « oui », un « oui » frénétique et acclamant, un « oui » anonyme et sans scrupule, un « oui » de foule déjà repue, le « oui »de la prostitution triomphante.

Malheur à ceux qui ont voulu asservir ou forcer la terre : elle se venge sur leurs enfants. Le stoïcisme brutal des premiers colons, le goût de conquête primaire et matériel des défricheurs et des pionniers, aboutit pour les générations suivantes à l'impérialisme stérile des exploiteurs et des jouisseurs. Jouisseurs abstraits : ils se croient plus heureux que leurs pères, qui eux du moins connaissaient l'orgueil véritable de lutter contre la matière ; et même, dérision — ils se croient plus libres qu'eux par ce que, refermés sur eux-mêmes, ils ont perdu tout contact avec le réel en perdant tout sens de l'effort véritable. Voici enfin que, rendant perceptible à tous les yeux le châtiment fatal de ces pratiques insensées, le mirage du crédit, suprême invention rationnelle,crève ; et sa ruine même étend au monde entier le mal américain. Dès avant la crise d'octobre 1929 le « scientific management » des industriels yankees, doublé du « Fédéral Reserve System » de leurs banquiers, avait déversé sur l'Europe, l'un la rationalisation technique, l'autre la rationalisation financière. La raison cartésienne en descendant dans les rues américaines a définitivement changé de signe ; de non-conformiste, de révolutionnaire qu'elle était à son origine française, elle est devenue là-bas irréparablement conformiste et policière ; d'individualiste qu'elle était à son explosion, la voici maintenant grégaire et moutonnière ; bien loin de créer et de conquérir, elle ne sert plus qu'à interdire et à' stériliser. Parée cependant d'un faux-semblant de prestige logique, elle a, au retour de l'Amérique conquis l'Allemagne métaphysicienne, où le « Scientific Management » s'est appelé pour la première fois rationalisation. Et cette raison si avilie, si dégradée et de plus en plus prestigieuse nous retombe enfin sur le nez avec l'autorité insupportable des choses qui ont fait le tour du monde. Le Redressement Français avec un sourire engageant, nous ouvre toutes grandes les portes de la cité géante du Paris super-américain, dont il a déjà, dès 1929, tiré des plans à notre intention. Le moment est venu de nous décider ; cette fois ce sont des Français ou prétendus tels, qui nous interpellent directement. Il n'est pas possible de ne pas les entendre ; et n'oublions pas que, dans l'universel conformisme et dans l'acceptation quasi-générale de mots d'ordre policiers, celui qui ne dit mot, consent.

A cette offre, qui est une insulte pour tout ce à quoi, au sens le plus matériel comme le plus élevé du mot, nous tenons encore, nous ne pouvons répondre que « non ». Non pas le « non » stérile des stoïciens, des ascètes ou des logiciens, de tous les abstentionnistes en fuite devant eux-mêmes et devant le monde, mais le « non » cartésien au conformisme scolastique, le « non » individualiste qui donne à l'humanité sa signification et sa puissance de renouvellement ; non point le « non » qui se défend mais le « non » qui attaque et oppose à la somnolence grégaire où se confine l'adhésion de nos contemporains, le cri vigoureux de haine qu'inspire ; pour les constructions artificielles et névrotiques, l'amour indéfectible aux choses concrètes et la fidélité à la tradition humaine de progrès par cet instinct de conquête et d'expansion individuelle, hors desquelles science et conscience ne sont que ruine de l'âme.

Ce « non » proprement révolutionnaire, nous l'opposerons à la prohibition et à la prostitution affectives et spirituelles — nous l'opposerons à la désexualisation méthodique, à la répression gratuite des instincts et à la stérilisation de l'amour. Nous l'opposerons à l'infantilisme par persuasion, à l'hypocrisie philanthropique et à la statistique policière — ainsi qu'à la religion de la production, à l'urbanisme avec ou sans jardin, à la tyrannie publicitaire. Nous l'opposerons surtout avec une urgence plus grande encore à la « pax Americana », à cette paix par l'argent, dernier soutien des nationalismes vermoulus et de l'internationalisme des ploutocrates, source à la fois d'esclavage et de guerre — tant il est vrai que la honte des esclavages grégaires mène à la violence collective et la corruption des énergies à l'écroulement de la civilisation.

Et puisque par une sorte de fatalité particulière à notre pays, qui le veut plus rapidement sensible à ces erreurs psychologiques sur quoi s'appuient toujours les tyrannies — la France, de par sa tradition et son héritage révolutionnaire, doit réagir d'abord, sous peine de se perdre, contre un ordre de choses, féodal et absurde —, voici qu'à nos esprits apparaît dans toute sa rigueur l'opposition profonde entre l'Amérique et la France. C'est, exprimée en termes concrets, l'opposition entre deux formes de civilisation, l'une artificielle et coloniale, l'autre indigène et spontanée. Du fait qu'elle est responsable, à l'origine, de l'épopée cartésienne et qu'à l'heure actuelle cette aventure rationnelle, d'héroïque devenue pratique et de révolutionnaire servile, a perdu son sens premier et prêté, au point de vue sentimental, à un malentendu complet, la France, lieu habituel de dislocation des civilisations périmées, ne peut être fidèle à elle-même et retrouver sa vraie figure, qu'en renouant la tradition individualiste et le rôle révolutionnaire, dont Descartes était animé et que Ford ou Taylor trahissent.

Sinon quelle peut être sa tâche ? Et comment se relèverait-elle ?

Donations

Nous avons récolté 1425 € sur 3000 €

faites un don