La presse française, de l’atlantisme au pavlovisme (IV)

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La presse française, de l’atlantisme au pavlovisme (IV)

Nous achevons de présenter le travail documentaire de monsieur Frédéric Dedieu, 34 ans, de formation universitaire sociologique et journalistique. Monsieur Dedieu a eu divers emplois et collaborations dans divers médias de la presse écrite et télévisuelle, surtout dans la région bordelaise où il habite (Arte, France 3, France 3 Régions, etc.), mais il nous semble bien que c’est l’étude de la structure, la situation présente et l’évolution du monde de la presse française, et plus largement du système de la communication en France, qui l’intéresse. Selon ses propres termes, «Je ne travaille plus dans les médias depuis maintenant quelques temps à la fois par choix (dégoût du milieu), et par difficulté à trouver des projets honnêtes et intéressants qui évidemment qui ne font pas vendre.»

Le travail qu’il nous a présenté portait le titre de “La presse française : de l’atlantisme assumé au pavlovisme décérébré –Retour sur l’Ukraine, MH17 et trente ans de société médiatique française”(nous l’avons raccourci comme on le voit, pour des raisons graphiques et de mise en page). Ce travail entend analyser l’évolution sociopolitique du monde français médiatique et de la communication depuis le début des années 1980 et la situation actuelle, avec l’accent mis sur la perception et la présentation de la situation ukrainienne. On se doute, comme le titre lui-même le dit, que cette présentation est nécessairement critique, – et d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement, la critique profonde n’étant dans ce cas que la voie vers le rétablissement d’une certaine objectivité, – et un tel travail s’apparentant aussi bien à un diagnostic détaillé d’une pathologie profonde, qui est celle du monde français de la communication, ou du système français de la communication, qu’à une étude sociologique.

En raison de l’importance quantitative du travail, nous l’avons divisé en quatre parties. La première partie (le 14 décembre 2014) présentait le cadre général de l’étude, une appréciation critique générale, les origines de l’évolution observée, les premières manifestations de cette évolution jusqu’à la guerre du Kosovo qui marque sans aucun doute un très important tournant dans l’évolution pathologique du système de la communication français (et celui du bloc BAO, dont la France fait aujourd’hui intégralement partie, et une partie diablement zélée). La deuxième partie, le 19 décembre 2014, conduisait l’étude du comportement de la presse française, l’évolution de sa structuration, de ses appréciations, etc., depuis le début du XXIème siècle. La troisième partie (le 29 décembre 2014) décrivait la situation actuelle de notre journalisme atlantiste devenu pavlovien, essentiellement à la lumière du traitement de l’affaire ukrainienne. La quatrième et dernière partie, publiée avec un certain retard par rapport à nos prévisions (la pression des événements nous a retardé à cet égard) se présente sous une forme un peu différente : il s’agit du compte-rendu d’une réunion de journalistes professionnels d’un “colloque en école de journalisme”, à Bordeaux, le 8 novembre derniers, sur le thème L’empire russe, la presse doit-elle faire la guerre à Poutine?

dedefensa.org


La presse française, de l’atlantisme au pavlovisme (IV)

Colloques en école de journalisme: Poutine et la presse en question

Les clins d’œil du hasard étant parfois bien faits, les journées du 6 au 8 novembre 2014 étaient consacrées lors des « Tribune de la Presse à Bordeaux » à de nombreux colloques sous le titre général de présentation de ses trois journées « L'Europe, la défendre ou la pourfendre ».

L’affiche de présentation associée aux journées de débats représentait un militant pro-UE d'Ukraine casqué et de dos sur une barricade, drapeau de l'Union européenne en main. Un des débats d'une heure et demie fut consacré à Poutine et l'Ukraine sous le titre: L’empire russe, la presse doit-elle faire la guerre à Poutine ?

Il faut signaler en aparté que l'un des principaux intervenants de ces journées (mais pas du débat sur Poutine) était tout simplement Antoine Vitkine, du Cercle de l'Oratoire, dont il a été question dans un de nos textes précédents. Cela pose ici la question du contenu et de l’orientation de ces trois journées. L'IUT de journalisme de Bordeaux, qui se revendique lui même comme l'un des plus alternatifs des écoles conventionnées par la profession, invite un idéologue néoconservateur qui passe son temps à combattre les «complotistes» et autres «populistes» opportunément identifiés comme tels, pour recadrer durant ces trois jours les futurs professionnels de la presse.

Ils auraient pu aussi inviter Benoît Vitkine (son frère?), qui travaille au Monde, et qui fait du Poutine bashing et sur l'Ukraine un travail parfaitement dans les termes qu’avaient décrit Marc Ferro et Serge Halimi. Un véritable agent de la presse-Système fier de lui et sûr de son fait (il suffit d'aller sur sa page Facebook absolument éloquente à cet égard, pour le coup il fait vraiment la guerre à Poutine et à tous ceux non alignés sur ses positions vertueuses). Il a dû remplacer un Piotr Smolar épuisé sur ce dossier et envoyé en Israël couvrir d'autres sujets sous d'autres cieux. Dommage en tout cas que Benoît Vitkine ne fût pas parmi la liste des invités du colloque car il aurait été parfait. Mais il est vrai que si c'est la même famille Vitkine, on aurait pu croire à une réunion de famille en public, donnant bruyamment la leçon au reste du monde de manière trop visible.

Parmi tous les articles de Benoît Vitkine sur l'Ukraine, on a du mal à en trouver un pour nous parler d'autres choses que des salauds de Novorossia et de Russes. Par exemple, pour savoir où en est l'enquête sur la centaine de morts par balle à Maïdan? Comme celle sur l'incendie criminel à la cinquantaine de morts d'Odessa, ou sur les US qui ne se cachent pas vraiment en Ukraine avec la (les) visite(s) de John Brennan, directeur de la CIA, à Kiev, sous un faux nom etc... ?

En tout cas si tous les débats étaient du même tonneau que celui sur Poutine auquel nous avons assisté, les puissants de ce monde n'ont pas grand chose à craindre.

Ce débat sans surprise ne mérite pas qu'on s'y attarde trop longuement. On pourra dire seulement pour aider le lecteur à en saisir l'esprit, qu'il suffit de regarder la liste des quatre participants et faire soi même de manière imaginée les discours supposés de chacun. Chacun à joué sa partition sans fausse note. Le hongrois Arpad Schilling, metteur en scène de théâtre, expliquant que son pays sous Victor Orban était en phase de poutinisation avancée. Thornike Gordadze diplomate géorgien pro EU et pro-Système jusqu'à l'os, revenant sur la guerre Georgie/Russie de 2008, vous imaginez la suite. Le journaliste russe Sergueï Parkhomenko d'origine ukrainienne même chose, jusqu'à Bernard Guetta qui après s'être étranglé il y a 9 ans suite au référendum européen en France donnant une majorité de « non », assura un discours pro-Europe habituel et participa au Poutine bashing collectif. Avec un point commun pour les quatre : la vision monochrome et l'oubli d'un acteur majeur de la pièce de théâtre : les États-Unis et leurs organismes et autres officines de subversion, corruption et propagande.

Mais c'est surtout le titre du débat en question qui marque notre esprit, la presse se demandant effectivement non pas si par exemple elle fait bien son travail dans le traitement des sujets touchant à la Russie et la crise ukrainienne, non, elle se demande si elle doit faire la guerre à Poutine ou pas ? Est-ce son travail ? Est-ce, comme pour Udo Ulfkotte là aussi, la CIA qui a proposé les thématiques clé en main ou n’est-ce, comme nous le disions, même plus la peine ? Bouffis des certitudes des bien pensants du bon côté de la morale, ils ne se rendent plus compte que même un débat sur le travail de presse devient une caricature de discours surfaits, et cela sans se soucier de fautes déontologiques graves.

La seule concession faite à la Russie est venue de Bernard Guetta qui admit que la période Eltsine fut dommageable pour la Russie (un peu) mais surtout pour le marché (beaucoup), car ça n'a pas donné envie aux Russes d'y goûter à nouveau.

Le journaliste russe monta d'un ton en disant que « la France allait vendre son âme pour quelques milliards et des Mistral », ce que la salle a applaudi. Il conseilla de ne pas vendre les Mistral à la Russie bien entendu. Alors qu'il nous semble à nous que la France va faire profiter sympathiquement le Complexe Militaro-Industriel US (CMI) de bons arguments sur des marchés concurrents dans le futur, en s’alignant sur Washington pour des arguments moraux sous standard US. Exactement comme Peugeot et son marché en Iran détruit après l'entrée dans son capital de General Motors. Lorsque GM demanda à Peugeot, qui s'y plia, de stopper son premier marché à l'étranger pour des questions de boycott moral (pure narrative atlantico-AIPAC pour le coup) contre l'Iran. GM partit une fois que le travail de destruction de l'outil industriel fut réalisé.

Sinon l'ensemble fut vu et entendu mille fois et parfaitement aux standards de la pensée Système : affectivité, valeurs à double standards, messianisme libéral pro-européen et les valeurs « droitsdel'hommistes » utilisables à toutes les sauces et qui ne mangent pas de pain.

Heureusement un peu de fraîcheur est apparu lors des questions du public. Seulement trois personnes ont eu le temps de poser leur question avant la fin des échanges. Et si on voulait plaisanter un peu avec et grâce aux concepts de dedefensa que nous utilisons ici, on pourrait y voir le fameux côté Janus du système de la communication. Appelons le celui là « 3.0 ». C'est à dire en direct, de la part d'un public espiègle à l'adresse des journalistes devant l'assistance. Après matraquage en sens inverse durant une heure et demi, de la part de ces mêmes journalistes pour expliquer à ce même public quoi penser.

Alors que l'animateur du débat au moment de passer le micro au public, s'excusait qu'un contre-point de vue défendant la position des médias et de l’État russe ne soit pas là, il ne put donc pas être déçu des réactions des deux intervenants, des jeunes futurs journalistes de l'IUT à priori, mais nous n'avons pas vérifié (la troisième, une femme cinquantenaire, fut hors propos et vite expédiée). Les deux étudiants précisèrent d'abord comme précaution oratoire n'être pas des agents poutiniens, car leurs interventions furent en complet décalage avec le débat suivi. Le premier se disait franchement déçu de l'ensemble du débat et des propos tenus qui n'abordaient pas selon lui le rôle des médias sur ces questions et se demandait si il n'y avait pas un autre discours à tenir « que dire que Poutine est un méchant ? »

Le second posa d'emblée la question de savoir si au lieu de parler de la Russie en ces termes, il ne faudrait pas se poser plutôt la question du rôle de l'Otan et de l'UE dans cette crise, rôle pas abordé et selon lui essentiel. Bref ce fût avec un sourire en coin que nous avons accueilli ces deux interventions d'étudiants.

Les réponses, également sans surprise, ont fait apparaître malgré tout quelques perles. Le diplomate géorgien hurlant, passablement énervé que « c'est l'Otan qui garantit la paix en Europe. Que sans l'Otan, les pays Baltes auraient, comme la Georgie et l'Ukraine, déjà été attaqués. »

On voit ici le sophisme à la John Kirby abordé plus haut. On peut y voir aussi l'esprit exalté et halluciné de celui dont l'engagement le pousse à dire des choses assez révélatrices (de l'atlantisation de certains pays de l'Europe de l'Est et des agents-Système aux sein de ces mêmes pays, par exemple...). Il ne veut pas donner de conseils à la presse, surtout pas, mais considère que seul des articles à charge contre Poutine sont un travail de journaliste. Mais ce qu'il faut constater c'est que les conseils du diplomate géorgien ne sont pas encore bien retenus par les étudiants qui avaient envie de pointer d'autres responsabilités. De notre côté Bernard Guetta (Young leader promo 1983), à part, nous expliqua que le thème des journalistes et des réseaux américains ça peut être «intéressant mais ce n'est pas le sujet». Au contraire, il nous semblait à nous, que nous étions dedans de plain-pied. Mais c'est vrai que demander à un Young Leader ce qu'il pense des réseaux US dans la presse cela sonne comme un pléonasme à ses oreilles, et on le comprend. Et ça doit être gênant de parler en public de ses allégeances (éventuelles ou supposées, soyons urbain).

Pour l'anecdote car ça nous a fait sourire, Sergueï Parkhamenko, prévenait l'assistance: « vous allez voir bientôt chez vous, dans quelques semaines lorsqu'ils vont lancer Russia Today en Français. Ce sera encore pire que maintenant la propagande poutinienne, et vous allez voir avec qui ils vont s'acoquiner. Et vous verrez aussi, tout ces journalistes en poste actuellement, qui crache sur Poutine, vous verrez comment ils vont se précipiter pour y travailler et changer d'avis. Car Poutine va les acheter avec beaucoup d'argent. On leur proposera des sommes énormes et ils ne les refuseront pas.»

Ce n'est pas faux, et ça montrera aux atlantistes l'épaisseur des convictions de leurs serviteurs mais aussi que les russes ont compris les méthodes anglo-saxonnes.

Et pour finir

L'Ukraine actuellement, comme la Syrie récemment ou le Kosovo il y a une quinzaine d'années amènent au même constat : l'horreur atlantiste mensongère et créatrice de guerre avance de moins en moins masquée. Elle s'acoquine avec des médias grand public de plus en plus aveugles et de moins en mesure de lui résister. On arrive peut-être cependant à la fameuse phase chère à dedefensa, où la surpuissance amène à l'autodestruction. C'est peut-être ce phénomène d'autodestruction qui est en train d'arriver à la presse grand public allemande qui plus particulièrement, on l'a vu, a subi des grosses poussées atlantistes avec CIA, BND et tout le reste à une grosse échelle. Peut-être que dans une certaine mesure, avec ses particularités propres, et cet esprit de cour et de courtisanerie qui la caractérise tant, la presse française n'est pas loin d'aboutir au même résultat d'ici peu.

La presse écrite grand public française est aux abois. Devenue totalement illégitime du simple fait de son financement scandaleux (et de ses tirages ridicules), dont les aides de l’État représentent 20% du chiffre d'affaires global du secteur. Ce qui pour des adeptes du marché est une douce ironie et un pur scandale à la fois de voir qu'ils ne tiennent que grâce au financement public qui y déverse des dizaines de millions pour les sauver. Et c'est vital pour le Système. Nos simulacres de sociétés démocratiques ont la nécessité absolue de maintenir l'illusion de la pluralité des opinions de la presse pour affirmer leur bon fonctionnement. C'est pour cela qu'on les perfuse à mort là où dans d'autres secteurs d'activité ces mêmes bilans comptables auraient donné des faillites d'entreprises. Et après on s'étonne de leur servilité et leurs articles aux ordres ? Si ces mêmes journalistes ne devaient leur rétribution qu'à leurs lecteurs et se sentaient protégés par eux, mais avec en contrepartie l'obligation de satisfaire leur soif de travail bien fait et d'enquêtes courageuses, on pourrait parier sans problème que la coloration de l'actualité changerait notablement.

Qui vous paye, vous tient, c'est tellement évident que l'on oublie, et c'est le capital privé (régie pub et actionnariat) et l’État qui payent nos journalistes. Des journalistes déjà en difficulté suite aux différentes causes abordées plus haut, c'est-à-dire la réécriture de l'Histoire au profit des US depuis trente ans, un matraque culturel sans commune mesure avec ce qu'aucun autre empire n'avait pu réaliser auparavant, et la domination des classes dirigeantes françaises par la séduction et la corruption. La direction des rédactions est encore plus impliquée dans l'entregent et les réseaux, le contrôle de l'opinion et l'élaboration des narrative, bien entendu . A l'heure de la transformation de nos sociétés en monde kafkaïen, orwellien, et finalement bientôt en monde du rien, il ne faudra plus attendre des journalistes qu'ils fassent leur travail. Mais il ne faudra plus attendre non plus qu'ils se sabordent avec honneur. Alors ils couleront, au garde à vous, le doigt sur la couture du pantalon, droit dans leurs bottes et ce sera sans doute l'histoire de leur propre narrative...qui ne fonctionnera plus, même auprès du grand public.

Frédéric Dedieu