La fureur de l’interviewé

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La fureur de l’interviewé

17 février 2016 – Donc, comme l’on sait, PhG-soi-même, c’est-à-dire moi-même, a été interviewé par RT-Français à propos d’Erdogan et l’interview est resté une semaine dans les airs, ou dans un tiroir, avant que décision soit prise de le publier. J’aimerais parler plus en détails de cette circonstance qui semble complètement fortuite et qui ne l’est pas du tout, parce qu’elle est (cette circonstance) révélatrice de certains aspects du métier de l’écrit, et de l’écrit public, et exclusivement de certain aspects de ce métier dans cette époque que nous vivons avec son extraordinaire pression exercée sur nous, pour mon cas quand l’on développe l’analyse générale que développe dedefensa.org.

Voyons les circonstances qui ont mené à la publication tardive de l’interview... Il y a des hypothèses soulevées dans le texte de présentation, qui ont leur valeur, sinon leur place (« ...par inadvertance, par inattention, par goût du paradoxe ou par difficulté à se dédoubler entre le rôle d’éditeur d’un site et celui d’invité dans ce site ? ») ; mais moi, je connais le secret, je le sais précisément... Contacté par RT-Français, j’ai accepté l’interview, qui a eu lieu aussitôt, par téléphone. Il y a donc eu les question, auxquelles on ne peut rien reprocher, mais qui m’ont semblé me mettre dans une sorte d’étrange état de fureur rentrée que je connais pourtant bien, – et l’on verra plus loin pourquoi cette fureur, parce que c’est le cœur du débat. Ainsi ai-je eu l’impression, lorsque la tension de l’interview se fut dissipée, d’avoir répondu furieusement, au sens précis du mot, c’est-à-dire d’une façon peu cohérente, emportée, incontrôlée, etc. D’où mon impression d’après-coup, que j’avais été horriblement mauvais (“mauvais comme un cochon” fut l’expression qui me vint à l’esprit, d’une façon irrespectueuse pour le noble animal).

Dans cette sorte de cas, qui implique à la fois mon respect irréfragable et ma sensation de l’irrémédiable fatalité qui m’habitent devant ce qui est écrit et publiquement publié, c’est-à-dire quelque chose qui est sans appel et sans retour, à quoi l’on ne peut rien changer et insensible à une seconde appréciation, dans ce cas j’ai tendance à faire l’autruche ; tête dans le sable, refusant de lire le texte, avec cette idée que, “de toutes les façons qu’y puis-je, puisque c’est publié ? N’ajoutons pas, à mon impression initiale, la confirmation rationnelle par la lecture qui me mettrait dans un état épouvantable de culpabilité vis-à-vis de moi-même...” Ainsi n’ai-je pas lu le texte une fois publié, avec tendance inconsciemment appuyée de l’oublier.

Tout de même, j’en parlai comme incidemment à un ami qui est de la partie, mais surtout pour lui rapporter mon refus de lire l’interview ; lui-même le lut aussitôt, pour me rappeler et me sermonner : “Ce n’est pas mal du tout, tu dis exactement ce que tu penses, on comprend parfaitement... Alors ?” Je passe quelques autres péripéties de mes complications externes jusqu’à une lecture attentive du texte, puis la réalisation qu’après tout il pouvait, et même il devait passer dans dedefensa.org. Voilà qui est fait, avec une semaine de retard alors qu’en temps normal il y a aussitôt publication selon un réflexe courant et normal qu’on rencontre partout (un journaliste qui a son propre site et fait un article pour un autre site, pour un journal grand-public, etc., en général publie parallèlement son texte sur son site). Ce qui m’importe ici est d’expliquer cette impression première d’une réponse furieuse aux questions, avec l’impression que cela brouillait mes arguments et me rendait incohérent, incompréhensible. Ce n’est pas seulement une question de la seule psychologie en général, mais c’est la question de cette psychologie (la mienne) confrontée à ce que je ressens très fortement de cette époque et des nécessités qu’elle nous impose pour la comprendre.

En un sens, ce qu’il m’importe de dire se trouve résumé très rapidement, ou je dirais plutôt “esquissé”, dans une partie de l’interview, notamment avec ce qui est souligné de gras : « ...l’argument de l’Union européenne, c’est l’argent, c’est les milliards d’euros et elle se dit qu’avec ça, Erdogan va être amené à composer et qu’il va réussir à résoudre le problème qu’il aurait lui-même créé. Mais en fait, ce n’est pas lui qui l’a créé. Ce sont des années de politique occidentale, notamment vis-à-vis de la Syrie, etc. Vous êtes dans un enchaînement de causes à effet dont on a perdu la cause initiale et que plus personne ne contrôle. » Voici ce qui se passe : les questions sont bonnes, sans aucun doute, et dans le cadre du sujet fixé par avance et du temps-court imparti, selon un accord des deux parties ; mais l’on comprend très vite qu’on ne peut répondre à telle ou telle question d’une façon complète qu’en faisant des rappels complexes qui sont très difficiles à faire dans le temps imparti, sur le rythme de l’échange ; et cela se passe de la sorte parce que les événements les plus précis et les mieux situés dans le temps immédiat ne peuvent se comprendre dans toute leur substance sans signaler l’enchaînement de cause à effet qui les a engendrés ; et cela déclenche ce sentiment furieux que j’ai ressenti mais qui n’a pourtant pas interféré sur le sens de mes réponses. Ma fureur s’adressait bien plus à l’effort qu’inconsciemment je m’imposais qu’aux réponses que j’ai données, et elle est signalée ici comme un biais et une occasion pour une réflexion d’une nature différente. On laisse donc l’interview pour ce qu’il vaut et j’en viens au seul intérêt pour le défi de la méthode de la pensée dans un sens beaucoup plus général, dont l’interview a été une illustration très fugitive et très sommaire.

En histoire, on a coutume de parler du temps-court, pour désigner l’immédiateté et l’événement tendant à être réduit à lui-même, et le temps-long qui envisage la dynamique de cause à effet jusqu’aux visions les plus larges et les plus ambitieuses, aboutissant à tel événement. En général et in illo tempore, cette séparation était possible sans trop dénaturer les chose parce que les événements, à cause de la différence réelle de temps, pouvaient acquérir une substance propre, sinon parfois, leur essence spécifique qui justifiait qu’on pût les traiter d’une façon isolée. Aujourd’hui, cela n’est plus possible. Aujourd’hui, l’Histoire subit une accélération constante et très puissante, tandis que le Temps se contracte à mesure. Par conséquent, le temps-long a chronologiquement tendance à se raccourcir de plus en plus, à devenir de moins en moins long, tandis que le temps-court est tellement court qu’il n’est plus capable de produire une substance propre, encore moins une essence. Il devient extrêmement difficile de parler justement et de façon satisfaisante d’un événement (temps-court-devenant-de-plus-en-plus-court) sans évoquer les grandes dynamiques qui l’ont engendré (temps-long-devenant-de-moins-en-moins-long) ; et il est toujours aussi difficile de parler d’une façon synthétique et rapide de ces deux aspects en même temps, mais puisqu’il faut tenter de le faire il s’agit alors d’un double travail intellectuel (simple description ici, sélection là des quelques extensions au “temps-long-devenant...”, etc.). Je crois pouvoir ainsi expliquer ma fureur, qui est dirigée contre moi-même en cet instant, parce que je suis placé devant une approche et une nécessité de moins en moins faciles à réaliser et à contenter : il faut répondre à la question directe, mais ne faut-il pas aussi mentionner des facteurs qui sont hors du cadre de la question parce que si on ne le fait pas, la réponse deviendrait insuffisante, tronquée, peut-être pire, faussaire à cause de ces faiblesses ? 

(C’est évidemment là qu’apparaît de plus en plus clairement l’importance du facteur dit de l’“inconnaissance”, dont on a reparlé récemment en citant l’accélération de l’Histoire et la compression du Temps, avec comme conséquence de rendre les événements réduits à eux-mêmes devenant « incompréhensibles parce qu’en un sens ils sont méconnaissables comme l’est une personne défigurée ». C’est un autre sujet mais il faut l’avoir absolument à l’esprit dans l’alchimie intellectuelle que je tente de décrire.)

D’une façon plus générale, je penserais sans aucun doute que c’est le défi le plus grave qu’ont à relever aujourd’hui ceux qui sont intéressés, à l’intérieur du système de la communication, par la recherche des vérités-de-situation. (Les autres, en général désignés avec pompes et circonstances comme “journalistes professionnels” dans la presse-Système, étant mieux identifiés comme animateurs d’une sorte de talk-show éventuellement écrit, des GO de la narrative, des disc-jockeys du déterminisme-narrativiste. On les laisse de côté, vu leur substance intellectuelle réduite au rien.) Si ce n’est certes pas nouveau, – on en parle depuis des années sur ce site, depuis son origine, depuis 9/11 sans aucun doute, – c’est tellement de plus en plus nécessaire et urgent que cela devient impératif, comme seule clef pour ouvrir la porte sur la possibilité de comprendre les événements actuels du monde : les conditions actuelles qui sont de plus en plus rapides jusqu’à devenir absolument impératives, font que l’on doit de plus en plus, jusqu’à la nécessité absolue, “faire temps-court et temps-long en même temps”, selon l’évolution de ces phénomènes qu’on a vue plus haut, pour juger des événements. On ne peut plus apprécier un événement à sa juste valeur, c’est-à-dire grandi à sa vérité-de-situation, qu’en prenant ces deux références simultanément, en les intégrant absolument.

... Mais plus encore, car finalement se précise décisivement le défi dans toute sa puissance, sa difficulté et sa gloire. Si la nécessité apparaît si évidente de juger tout événement du point de vue du temps-court et du point de vue du temps-long parallèlement et fusionnellement (comme dit plus haut, “pour ouvrir la porte sur la possibilité de comprendre les événements actuels du monde”), c’est parce qu’il s’agit désormais, directement inscrit dans ces mêmes événements, d’un temps métahistorique et non plus historique. Voilà le phénomène profond, terrible et nécessaire qui signale, explique et opérationnalise l’accélération de l’Histoire et la contraction du Temps. Il est chaque jour plus évident que le Système, pour survivre, s’appuie pour s’exprimer et se faire comprendre sur des conceptions exclusivement nihilistes telles que le big Now (l’“éternel présent”, ou temps-court devenu temps-mort) ; alors la vérité-de-situation se découvre impérativement selon laquelle il n’existe plus de temps-court (réduit au rien temporel de l’“éternel présent”) et que notre jugement devient nécessairement celui du temps long qu’on dirait même temps-très-long puisque métahistorique, mais qui doit être conçu, appréhendé et exprimé en un temps-très-court pour suivre ce rythme de l’Histoire et du Temps.

La tâche est rude. Ma fureur, en un sens, s’exprimait comme une réaction naturelle devant cette rudesse de la tache, la nécessité et la difficulté de la conduire à son terme. Cette tâche de la compréhension des événements est une terrible bataille avec soi-même pour suivre les impératifs que l’on a identifiés, que nous imposent les événements métahistoriques pour se faire comprendre. La fureur n’était pas celle d’une protestation devant l’effort qu’on tendrait à juger injustifié, mais le “han” de la rudesse qu’impose cet effort absolument nécessaire.