La forêt chante

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La forêt chante

27 octobre 2015 – Ce matin, il y eut la promenade quotidienne avec Klara, dont je vous ai déjà parlé. C’est le deuxième jour de grand soleil, après des semaines d’agitations et d’incertitudes climatiques diverses. Mais le “grand soleil”, en automne, c’est quelque chose de tout à fait particulier ; c’est le paradoxe d’une lumière retenue et pourtant éclatante, toute en nuances et qui pourtant vous éclaire jusqu’au fond de vous-même, une lumière comme réduite à sa source mais qui semble renaître de partout, translucide et légère, une lumière de grâce pure. Les couleurs de l’automne, innombrables, chatoyantes et changeantes, transfigurées par cette lumière unique, semblent faites pour grandir l’âme poétique.

Toutes ces pensées étaient-elles en moi, ce matin ? Rien n’est moins sûr, car mon humeur était sombre, – pour changer commentera-t-on sarcastiquement. Puis vint la marche dans la forêt et l’effleurement de l’enchantement naquit. La forêt où je fais ma promenade n’est pas uniforme en sous-bois mais plutôt par endroits épars, des taillis souvent volumineux alternant avec des espaces vides de belle ampleur ; elle a par contre une imposante frondaison du dessus, comme une voute végétale. Cet arrangement parut, ce matin, comme voulu par le Ciel, pour en faire une œuvre magnifique. Au-dessus de ma compagne fidèle beaucreronne et de moi, c’était une voute dorée, resplendissante, comme si les feuilles prêtes à tomber étaient des feuilles d’or frémissantes ; et la lumière rebondissait sur les taillis épars, et ainsi formant comme l’on dirait de l’arche d’une cathédrale car tous ces ors et toute cette lumière ne ternissait rien du clair-obscur de la forêt qui lui laisse des projections de son ombre profonde au milieu de la lumière. Je gardais encore un peu de mon humeur sombre mais laissais la beauté du monde amadouer peu à peu mon âme. “Courage, semblait me dire Klara qui connaît bien des secrets du monde, dans peu de temps cela ira bien mieux encore.”

Ainsi se poursuivit la promenade jusqu’à son point extrême, puis le retour entamé. J’arrivai à ce même passage sur le retour, un peu plus protégé par la topographie des bruits de la civilisation, voiture ou train dans le lointain, parfois un aéronef pour dire comme dans le temps ; il faut dire que ce matin, la civilisation était particulièrement discrète... C’est alors que, marchant dans le silence et dans la lumière marquée d’ombres propices, sans guère de vent sinon pas du tout, avec le ciel éclatant dans les échancrures de la voute, je sentis qu’il se passait quelque chose. Cela ne me parut pas un élément nouveau, mais plutôt quelque chose qui avait existé au long de ma promenade mais que je n’avais pas deviné, peut-être un reste d’inattention humaine, les restes de l’humeur sombre voire mes limites naturelles, et que soudain je commençais à percevoir. Je tendis l’oreille, littéralement, pour percevoir d’abord que le silence était complet (la civilisation définitivement muette et les oiseaux semblant décidés à respecter ce moment) ; puis que ce silence complet l’était en fait pour que je puisse entendre quelque chose d’au-delà du silence. C’est une de ces occurrences où vous devez, non pas affûter vos sens, mais les adapter pour les projeter dans une dimension nouvelle.

Ainsi le silence laissa-t-il place à un léger chuintement que j’avais, dans l’instant précédent, deviné plus qu’entendu, et qui, bientôt, se transforma en une sorte de basse continue mais non pas uniforme et à peine suggérée, dont je ne pouvais identifier ni la forme ni la matière. C’était ce chuintement en basse continue qui, peu à peu, prenait la forme d’une harmonie étrange, plutôt suggérée qu’interprétée ; j’avais alors atteint, me dit-elle en connaisseuse, presque la même oreille que Klara pour distinguer les sons. Puis la vue, transportée par l’audition, se mit elle aussi au diapason et, bientôt, je vis ce que je ne voyais pas. L’espace vide enserré mais non contraint dans cette floraison chamarrée, éclatante et presque éblouissante dans le clair-obscur, était parcouru de feuilles mortes qui tombaient à leur rythme, en dansant comme fait une feuille que n’entrave aucun souffle d’air ; et ce mouvement infiniment multiplié, cette danse aérienne et gracieuse, finissait par produire par le seul frottemet de l'air une harmonie de tous ces sons presque inaudibles pour chacun, mais additionnés et eux aussi multipliés, pour produire enfin, au-delà, quelque chose qui ressemblait à une structure sonore, fondamentalement formée selon les lois éternelles de l’harmonie. C’est alors que mon oreille embrassa le monde et que je dis, déjà à l’arrêt et désormais comme interdit mais dans le sens d’être presque emporté dans mon immobilité devant ce spectacle invisible et inaudible, et pourtant plus sublime qu’aucun autre en cet instant : “Et c’est ainsi que la forêt chante”...

L’instant dura ce qu’il dura, qu’importe la mesure. Je repris ma marche, la tête pleine de cette harmonie subtile et sans égale que je n’entendais déjà plus. Bientôt, nous atteignons la clairière, les premières maisons, et nous sortons de la forêt. “La forêt chantait”, dis-je à Klara qui, occupée à sentir quelque trésor caché dans les herbes, me répondit distraitement : “Évidemment...”

Mon humeur ne m’a pas quitté pour autant mais peut-être, quelque part en moi, s’est glissé un fragment de pierre précieuse qui ressemble à un morceau d’éternité. Je regrettai un instant que l’humaine nature soit dotée de tant de capacités dont elle ne cesse de se féliciter, qu’elle ne puisse se satisfaire de la splendeur et de l’harmonie du monde. Cette pensée est assez vaine parce que nous sommes ce que nous sommes, mais il faut l’avoir eue pour comprendre que “se satisfaire de la splendeur et de l’harmonie du monde”, même pour un instant, c’est entrevoir l’éternité.