Ingérence à l’américaine

Les Carnets de Dimitri Orlov

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Ingérence à l’américaine

Depuis novembre 2016, une bonne partie des classes bavardes aux États-Unis ont glosé sur l’“ingérence russe” dans l’élection présidentielle. Les détails ne cessent de changer, mais l’histoire reste la même : la Grande Méchante Russie a corrompu la démocratie américaine … comme si la démocratie américaine n’était pas corrompue dès le départ. Le DNC n’a-t-il pas truqué les primaires en faveur de Clinton ? Le FBI n’a-t-il pas reçu l’ordre par Obama d’arrêter d’enquêter sur Clinton qui avait mal géré les secrets d’État ? Clinton n’a-t-elle pas reçu les questions du premier débat télévisé avec Trump  avant le débat ? N’a-t-elle pas reçu des contributions de campagne de la part d’oligarques étrangers bien louches ? Et techniquement, n’aurait-elle pas remporté l’élection, si n’existait pas cet étrange processus du collège des “Grands Électeurs” venant de chaque État de l’Union et désignant en dernière instance le président ? Il semble que “l’ingérence russe”, si elle est réelle, serait loin dans la liste des défauts et des dégradations de la démocratie américaine ; sur l’échelle des situations d’urgence, la catastrophe de la “maison en feu” est plus pressante que l’incident de “souris dans le garde-manger”, non ?

Peut-être n’êtes-vous pas d’accord avec cette évaluation. Dans ce cas, il y a une autre considération à prendre en compte. Il est certain que les États-Unis ne sont pas du tout une démocratie, ce qui implique que les Russes n’ont rien à voir là-dedans. Une étude de l’Université de Princeton menée par Gilens and Page a effectué une analyse de “régression” sur plus d’un millier de décisions politiques aux États-Unis. Ils ont déterminé que l’effet de l’opinion publique sur la politique publique est nul. C’est vrai, il n’y en a aucun. Peu importe la façon dont vous votez parce que votre vote n’affecte pas le résultat de façon mesurable. Par extension, cela vaut aussi pour le fait de protester, de s’organiser, de vous arroser d’essence pour vous immoler par le feu sur les marches du Sénat américain, ou quoi que ce soit d’autre que vous pourriez faire. Cela n’influencera pas ceux qui sont au pouvoir.

Et qui sont ceux au pouvoir ? Ce sont les oligarques, bien sûr, les gens qui possèdent à peu près tout, y compris vous-même. Oui, vous êtes à eux, vous êtes leur propriété. Gilens et Page ont déterminé que les opinions de l’élite économique et des groupes d’affaires ont, au contraire des “décisions politiques”, un effet profond sur la politique publique. Si ce groupe est réticent par rapport à une volonté politique, elle ne sera pas adoptée : 0% de soutien par ce groupe signifie aucune chance d’adoption de cette politique. Si, en revanche, ce groupe est à 100% derrière quelque chose, les chances que cela soit adopté grimpent jusqu’à 70%. Bref, alors que voter pour ou contre une question ne compte pour rien, dépenser beaucoup d’argent pour l’un ou l’autre camp sur cette question importe beaucoup. Les partis politiques, les campagnes, les campagnes électorales et toutes ces bêtises ne sont qu’un spectacle.

Alors, pourquoi y a-t-il un besoin soudain de se concentrer sur une ingérence russe inexistante, pendant 15 mois, sans s’accorder le moindre répit ? Je crois que la réponse est évidente : le spectacle de la “démocratie américaine” étant tout aussi inexistant que cette démocratie ne peut donc plus être présenté, et l’attention du public doit être réorientée ailleurs pour sa distraction.

Tout le système s’effondre. Songez-vous au plafond de la dette ? Ne vous en préoccupez pas, désormais seul le ciel est la limite et il est sans limite par définition, − jusqu’à ce que quelque chose craque, ce qui sera le cas, et votre bout de plastique cessera de vous permettre de payer pour acheter des biens. Les États-Unis viennent de bombarder la Syrie, et … tout ce qui s’est passé, c’est que les Syriens sont sortis dans la rue pour célébrer leur victoire, car rien ne s’est passé à part quelques éclairs lumineux et de fortes explosions dans le ciel. La CIA, en la personne de Mike Pompeo, vient de prendre le contrôle du Département d’État. Diplomatie ? Qu’est-ce que c’est que cela, de quoi parlez-vous ? Le président américain vient de montrer que le président Français était un peu comme son jouet. Les relations extérieures ? Désolé, ça va devoir attendre, ces messieurs sont occupés ! Oui, tout se transforme en blague, mais vous feriez mieux de ne pas essayer de le proclamer. Ce serait comme crier“Au feu !” dans un théâtre bondé : si un nombre conséquent de personnes réalisent ce qui se passe, cela pourrait provoquer une panique et quelques-uns d’entre eux risqueraient d’être piétinés.

Pour autant, il y a beaucoup de problèmes aux États-Unis et ils ne sont pas résolus. Voici un exemple : supposons que vous vouliez empêcher les États-Unis de tomber dans l’enfer de la dette. Eh bien, vous devriez commencer par fabriquer des choses au lieu de les importer. Mais voici un problème sous-jacent : le revenu moyen des particuliers aux États-Unis est d’environ 27 000 $ par année, ce qui, selon les normes internationales, est un trop élevé pour qu’une entreprise manufacturière demeure compétitive sur le plan international, mais peu importe. Considérez maintenant que l’assurance-maladie pour une famille de quatre personnes (où papa travaille dans une usine alors que maman est occupée à élever la prochaine génération de travailleurs industriels) est d’environ 26 000 $ par année. Alors, d’accord, la famille a 1 000 $ par année pour tout le reste. Mais que se passe-t-il si quelqu’un tombe malade ? Eh bien, il y a une franchise de 8 000 $ à payer avant que l’assurance-maladie n’entre en jeu. Ainsi, si la famille vit dehors, boit de l’eau de pluie et mange des pissenlits pendant huit ans, elle pourrait survivre à une seule maladie sérieuse comme l’appendicite. (Il y a 40% de chance que quelqu’un dans une famille de six en contracte une, et c’est juste une maladie commune parmi beaucoup d’autres). En bref, si vous voulez faire quelque chose d’économiquement utile aux États-Unis … ne vous cassez pas la tête. Le système est configuré pour que vous n’ayez aucune chance de réussir.

Tout cela est assez déprimant, n’est-ce pas ? C’est peut-être pourquoi quelque chose comme un quart des Américains est sous antidépresseurs. Regardez Nikki Haley, le représentant américain à l’ONU. Notez son côté glacé, lapin-pris-dans-les-phares et cet air à demi renfrogné. Notez son comportement délirant : il y a quelques jours, elle a essayé d’imposer de nouvelles sanctions à la Russie. Lorsqu’elle a été désavouée par la Maison-Blanche, elle a insisté sur le fait qu’elle avait raison et que la Maison Blanche avait tort … avant ensuite de se dédire. Si vous pensez qu’avoir des gens délirants au Conseil de sécurité de l’ONU est une mauvaise idée, alors vous avez raison.

Ce que font les antidépresseurs, c’est que les personnes qui ont des raisons objectives d’être déprimées (par exemple, du fait que leur pays est en train de s’effondrer), commencent chaque jour avec un sourire et une attitude séduisante, pour être à-la-hauteur. Les antidépresseurs leur permettent de se faire des illusions en pensant que “tout ira bien”alors que ce n’est absolument pas le cas et que cela ne le sera jamais. Et quand un quart des gens dans un pays sont délirants, alors des décisions sérieusement erronées sont prises et les choses ont tendance à aller de mal en pis.

Si les antidépresseurs ne sont pas votre truc, il y a aussi des opiacés. Aux États-Unis, les décès par surdose s’élevaient à environ 60 000 en 2016, soit 20% de plus qu’en 2015. À ce rythme, en moins de dix ans, la moitié des gens seront sous tranquillisants et plus aucune décision ne sera prise, défectueuse ou non. À mon avis, les drogués américains sont moins une menace internationale que les Américains sous anti-dépresseurs. Les drogués aux États-Unis commencent généralement avec une prescription contre “souffrance” (parce que la vie aux États-Unis suscite en effet la souffrance). Quand cela se termine, ils passent à l’héroïne afghane, qui est bon marché et abondante grâce à l’occupation de l’Afghanistan par l’armée américaine.

Mais qu’y a-t-il à faire si rien de tout cela ne vous plaît ? Eh bien, c’est le printemps, alors plantez ! Plantez de la roquette et des tomates cerises, elles vont bien ensemble. Cultiver des piments, pour pimenter les choses. Ensuite, dans quelques semaines, vous devrez passer du temps à lutter contre les mauvaises herbes. Cela devrait détourner votre attention du fait que votre pays s’effondre. En tout cas, c’est ce que je prévois de faire. Et s’il y a une souris dans votre garde-manger, essayez de mettre quelques bouts de fromages pour la faire subsister.

Dimitri Orlov

(Le 26 avril 2018, Club Orlov, – traduction Le Sakerfrancophone.)

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