Hello Cassius, bye bye Ali

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Hello Cassius, bye bye Ali

5 juin 2016 – Malgré que je ne l’aurais pas été évidemment si j’y avais songé précisément, le déferlement extraordinaire d’hypocrisie dans les louanges et les apologies à propos de la mort du “plus grand boxeur de tous les temps”, Cassius Clay alias Muhammad Ali, ce déferlement parvient à me surprendre personnellement. On est toujours surpris de la vérité-de-situation de la bassesse en cours lorsqu’il s’agit de répondre aux consignes du Système. Cette apologie d’Ali s’adresse encore plus au contestataire de l’américanisme qu’il était et qui fut prestement transformé pour cause de maladie en apologiste du Système, qu’à ce boxeur si exceptionnel qui dansait comme un poids super-léger de 63 kilos alors qu’il dépassait nécessairement les 90 kilos. Au contraire, le Cassius-Ali que toute l’Amérique officielle acclame n’est pas du tout le “contestataire de l’américanisme” qu’il fut mais bien celui dont on fit l’avant-garde inspiré et dansante du discours-Système devenu notre lot quotidien, antiracisme ripoliné et estampillé du sceau de la vertu reconnue d’utilité publique, rendant grâce à la Grande République devenue multicolore et à l’affectivisme LGTBQ.

J’étais à la fleur de l’âge et dans les débuts du métier, et déjà versé dans les actualités des évènements US, lorsque Cassius Clay triompha et se transforma en Muhammad Ali, et j'entends bien en témoigner ici. Ce fut un torrent extraordinaire de haine et de malédictions sans retour qui entoura et accable aussitôt le boxeur de la part du Système lors de ses manifestations politiques, c’est-à-dire de la part des pères et des pairs un peu plus âgés de toutes ces plumes empanachées de privilèges et de tous ces discoureurs encombrés de sanglots qui se font entendre depuis hier de toutes les façons et selon toutes les contorsions possibles.

A cette époque, pourtant, j’étais un proaméricain bon teint, partisan de la guerre du Vietnam et tout et tout, sans trop savoir, ni voulant trop savoir d’ailleurs, mais plutôt, – le croirait-on, – à cause de ma fascination de jeunesse pour l’armée US qui sait si parfaitement manier la communication, et particulièrement pour son aviation militaire... Pourtant (bis), je trouvais Cassius Clay, outre ses qualités sportives, d’une drôlerie et d’une énergie peu communes dans ses interventions publiques. En fait, dès cette époque, j’avais vis-à-vis de la “révolte noire” aux USA une attitude bien plus de réflexe que de réflexion, dans laquelle, plus tard, j’allais me retrouver complètement en l’analysant d’une façon beaucoup plus politique et rationnelle. Autant je ne supportais pas les geigneries des partisans des droits civiques qui ne demandaient qu’à s’intégrer dans la grande machinerie des USA, autant j’avais une sorte d’estime pour les radicaux, dont Malcolm X en premier, qui ne voulaient entendre parler que d’une rupture totale, y compris jusqu’à l’utopie de la formation d’une “nation noire US” accomplie dans une séparation de territoires.

(Il ne faut pas trop s’étonner, et encore moins se scandaliser, de ces contradictions de jugement que je rapporte ici, qui témoignent d’une confusion certaine et d’une immaturité entretenue. L’époque elle-même était à la confusion, et moi-même revenant d’Algérie où j’avais appris à haïr la politique qui conduit à des évènements si terribles pour la vie quotidienne, et appris également à m’en tenir éloigné à l’âge où l’on se forme politiquement... Je me rattraperais plus tard, car l’on ne perd rien pour attendre d’accomplir son destin, au contraire on l’accomplit d’autant mieux.)

Cassius-Ali, avec son style incroyablement dansant et ses coups incroyablement ajustés, était plutôt de la seconde église, de celle de Malcolm X. Ou bien, l’on dira qu’il avait suivi, en plus rapide et plus caricatural, la route de Martin Luther King, qui avait démarré comme porte-parole du mouvement intégrationniste des droits civiques et qui finit sa vie, assassiné en avril 1968, comme critique radical de la machine de guerre américaniste par l’intermédiaire de son opposition à la guerre du Vietnam, et au-delà comme critique général du système économique US, du rangement social pour les citoyens de toutes les couleurs, bref du Système. (Certains esprits imaginatifs pourraient trouver dans ceci la cause de cela, comme dans nombre d’autres actes de mort commis dans cette période.)

La haine contre Cassius-Ali, substantivée par le déferlement de fureur lorsqu’il refusa de partir au Vietnam et se retrouva en prison, n’avait pas pour cause sa couleur de peau mais parce qu’il n’était pas “le bon Noir” prêt à s’intégrer dans le Système ; il fallait l’entendre insulter son adversaire Sonny Liston, Noir également mais plus modéré, de “sale nègre” et de “house slave” (nom donné aux esclaves collaborant avec leurs maîtres). D'ailleurs, nombre de libéraux-progressistes blancs/noirs autant que les conservateurs-interventionnistes le dénonçaient dans ce qui était jugé par eux si excessif dans sa critique. (Aujourd’hui, des hommages plus respectables lui viennent de libertariens qu’on dit d’extrême-droite, pour son opposition au Vietnam comme marque expansionniste et interventionniste du super-Léviathan qui trône à Washington.)

Bref, Cassius-Ali n’était pas un Barack Obama en herbe malgré les fleurs que lui balance Barack aujourd’hui, de “frère de couleur” à “frère de couleur”. Il n’était pas prêt, dans le temps de sa gloire et de sa lucidité, à échanger une pseudo-libération (plus d’un siècle tout de même après la guerre de Sécession, menée et gagnée vous assure-t-on en haut lieu, et encore pour l’émancipation des esclaves vous explique-t-on officiellement), – contre une place de choix dans la société américaniste selon la définition qu’en donne Tocqueville :

« Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir.

» Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs suc- cessions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entière- ment le trouble de penser et la peine de vivre ? »

Mort après une longue maladie qui fit de lui l’ombre pathétique de lui-même, et qui permit au Système, à son insu, de le récupérer avant même que ne vienne l’ombre de la mort, Cassius-Ali était l’archétype virulent du “révolté” au contraire du Noir émancipé-Système, et devenu plus tard, malheureusement, le stéréotype du “révolté” trahi par son destin. Paix à son âme que la maladie avait emprisonnée depuis bien trop longtemps.

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