Esquisse d'une recomposition considérable

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Esquisse d'une recomposition considérable

Nous mettons à nouveau en scène Avigdor Eskin, qui est un drôle de loustic, qui répond à quelques questions rapides de Estelle Winters, pour Sputnik.News. On rappellera rapidement qui est Eskin, pour situer le personnage et justifier sa qualification de “drôle de loustic”, à partir d’un texte du 24 juin 2015, en même temps qu'on explique ou rappelle le lien existant entre la Russie et Israël pour ce qui concerne la crise ukrainienne  :

Avigdor Eskin, «Russe juif né en 1960, devenu sioniste et émigrant en Israël en 1978, s’est affirmé comme un personnage contesté, et un ultra-conservateur sioniste en Israël. Il a gardé des liens très forts avec la Russie et, dans la crise ukrainienne actuelle, s’est affiché comme partisan de la Russie et de Poutine, ce qui est très apprécié comme on l’imaginera aisément dans les milieux conservateurs et nationalistes russes. Cette position vis-à-vis de la Russie et de la crise ukrainienne correspond effectivement à certaines tendances de la droite extrême israélienne et explique une position extrêmement ambiguë du gouvernement israélien vis-à-vis de la crise ukrainienne, et une distance certaine avec la position US qui n’est nullement goûtée à Washington. Cette situation politique et idéologique n’est pas le moindre des paradoxes de la crise ukrainienne, et, d’une façon générale, illustre l’extrême difficulté d’établir un classement clair des positions des uns et des autres dans nombre de problèmes, – au Moyen-Orient comme dans la crise ukrainienne, – cela correspondant parfaitement à la situation générale de désordre-hyperdésordre dont la politique-Système aveugle imposée par le Système et nullement réalisée en tant que telle par les dirigeants-Système qui l'appliquent est la cause, et dont on voit chaque jour des exemples multiples.»

La rapide interview d’Eskin permet un tout aussi rapide développement descriptif d’un projet prévoyant donc un rôle central de la Russie an Moyen-Orient, d’intermédiaire, de régulateur, etc. L’intérêt est qu’il ne s’agit pas de pur Eskin, mais d’un commentaire qu’on sollicite de Eskin à propos d’interventions du Dr. Ofer Israeli et du quotidien Maariv dans ce sens. Voici d’abord l’interview (le 7 août 2015, dans Sputnik.News).

Estelle Winters : «I’m going to ask about comments by Dr. Ofer Israeli and the Israeli newspaper Maariv. He says that Israel might be interested in a new type of relationship between Russia and the West.»

Avigdor Eskin : «Yes, what is actually important is that we are talking about a paper published very close to the establishment circles. The call is for active participation of Russia in any peace process in the Middle East. He actually suggested that the West should give up Ukraine, and let Russia manage a peaceful solution there. Then negotiate some mutual strategy in Syria, Iran, Iraq, etc. with Russia.

»Israel today is very concerned that the Assad Administration will be replaced by some guys that are much more dangerous not only for Israel, but for the whole world. Many people in Israel are afraid that some American military steps can make the situation worse. Russia can play a very important role of balance between different players like Syria, Turkey and USA with their different interests. And Israel is a neighbor of Syria. Israel prefers Assad to stay in power.

»Russia has vast experience of mediation, especially in the Middle East. Russia was behind the removal of [chimical?] weapons from Syria. Imagine what would happen if nuclear weapons would be acquired by the so-called Islamic State. The fact that it didn’t happen is largely thanks to Russia. And we should appreciate it. Therefore Israeli experts are willing to talk about Russia’s participation and calling upon the west to bring Russia into the process. Even if the price for the West would be giving up Ukraine. Ukraine is bordering Russia and is traditionally under Russian interest. This call from Israel deserves some attention. There is a lot of sense here.

Estelle Winters : «Some people are using the word “bored” when it comes to the West and US with their involvement in Ukraine.»

Avigdor Eskin : «There is a change of atmosphere, but still even after all these new trends and articles that Ukraine was a mistake for the United States and the West – they keep strengthening sanctions. It looks like the policy is weird. US elections are coming and we can see more and more candidates realizing that the next Administration in Washington will have to change the policy. Even Donald Trump, who is not arch-hawk, is talking about improving relations with Putin and Russia. This tells a lot about the current Administration of Obama.

»They are just stuck in concepts of blind egotism and it costs them a lot on the international arena and domestic arena, too. They lost everywhere: in Libya, Iraq, Iran, Syria and they lost in Israel. They spoiled relations with Israel as much as they could. So you cannot say there was any success for the US.»

Ces suggestions suggèrent évidemment une conception stratégique toute nouvelle de la part d’Israël. Est-ce possible ? On a déjà entendu parler d’une évolution très nette de milieux stratégiques et de sécurité nationale israéliens, qui n’ont pas partagé ces derniers mois l’obsession iranienne de Netanyahou et qui ont fini par estimer que la situation du terrorisme, avec l’évolution de Daesh/EI, constitue désormais le premier danger pour Israël et un danger commun pour tous les pays de la région. Un signe qui va dans ce sens selon notre point de vue et notre expérience documentaire, et si l’on tient compte comme nous le faisons de l’orientation bien connue du site, se trouve dans une tendance de plus en plus marquée de DEBKAFiles de présenter la situation sous un jour qui est favorable à cette appréciation générale.

Nous parlons plus d’une façon de présenter les nouvelles, de la dialectique de présentation que des nouvelles elles-mêmes. Assad n’est plus une sorte de monstre digne de l’excommunication, et Daesh quelque chose d’incertain et d’improbable, par rapport aux mains lourdes du sang des innocents du “boucher de Damas” (expression par ailleurs estampillée-Fabius). Cette évolution sémantique s’est faire à mesure qu’il apparaissait que l’accord nucléaire avec l’Iran était en train de se faire et déplacerait nécessairement les priorités des uns et des autres, jusqu’à préparer de vastes changements stratégiques. Cette idée vaut d’autant plus que l’accord iranien n’implique nullement un redressement triomphal des USA par l’intégration de l’Iran dans la “communauté internationale“, comme d’aucune l’avancent ; l’accord résout des problèmes pesants pour l’Iran, il n’en résout aucun ni pour le bloc BAO ni pour les USA.

Du coup, les nouvelles elles-mêmes sont traitées dans cet état d’esprit nouveau, comme ces commentaires de DEBKAFiles du 9 août 2015, sur la très-fameuse “réunion secrète”, à Doha le 3 août, dont tout le monde est informé et que tout le monde commente, – réunion entre les USA, la Russie et l’Arabie au niveau des ministres des affaires étrangères. Il s’agit de convaincre l’Arabie qu’il faut coopérer avec Assad et que Daesh est désormais l’ennemi absolument n°1 ... On voit déjà le rôle qu’y jouent les Russes, tandis qu’Israël ne cache plus sa crainte de se trouver face à Daesh si le trio Arabie-USA-Russie choisit comme priorité de préserver l’intégrité de l’État syrien... «Russia and US woo Saudis to help save Assad - albeit putting Israel and Jordan in danger from S. Syria» dit le titre de la dépêche de DEBKAFiles, dont la conclusion s’exprime de cette façon :

«Saturday, Aug.8, the Russians, egged on by the Americans, set about winning Riyadh into the fold, Foreign Minister Al-Jubeir was invited to pay a visit to Moscow Tuesday, Aug. 11, for talks about the Syrian conflict and the war on the Islamic State. Refusing to accept that the new initiative had been grounded in Doha, Moscow presented the visit as continuing the ongoing dialogue on the issues raised at that encounter.

»DEBKAfile’s military and intelligence sources note that neither Israel nor Jordan has been co-opted to this big power initiative, as though they are not concerned. However, both have a big stake in Saudi Arabia’s next decisions. If Riyadh is won over by US-Russian blandishments and goes back on its decision to boycott Assad, the Saudi-Israeli-Jordanian effort to support Syrian rebel control of southern Syria will fall apart. This will open up both countries to new perils on their northern borders.»

L’on objectera assez justement qu’entretemps (depuis le 3 août), les USA ont à nouveau lancé un flot d’anathèmes contre Assad, à nouveau couvert de toutes les vilenies du monde. En même temps, tout se passe comme si Washington, ou dans tous les cas une partie de Washington, ignorait Daesh en tant que création de lui-même, ce qui pourrait vouloir dire que, aux yeux de Washington, Daesh n’existe en réalité qu’en tant que création d’Assad, puisque voilà Assad accusé d’avoir fabriqué Daesh dès l’origine. Cela se dit alors que l’on négocie par ailleurs le statut d’“ennemi absolument n°1” de Daesh, qu’on projette de soutenir Assad pour qu’il résiste mieux à Daesh et qu’on espère embrigader l’Arabie dans l’aventure. Il est vrai qu’en même temps que le porte-parole du département d’État nous dit tout cela, le général Flynn, ancien directeur de la DIA, dépose sous serment qu’en 2012 son agence a averti partout au sein de l’administration Obama que les mesures prises par les USA contre la Syrie étaient en train de conduire à la formation d’une puissante force terroriste qui pourrait prendre les dimensions d’un véritable État et d’une véritable armée et qu’ainsi les USA porteraient haut et fort la paternité biologique indiscutable de Daesh. On peut lire à cet égard, en savourant la chose, RT du 10 août 2015.

«“Je ne vais pas parler des rapports du renseignement, spécialement de ceux que je n’ai pas vus. Laissez-moi rappeler nos positions : nous soutenons l’opposition modérée syrienne”, a déclaré John Kirby, porte-parole de la diplomatie américaine, en répondant à la question de Gayané Tchitchakyan, correspondante de RT à Washington, qui voulait avoir sa position sur les propos de l’ancien chef de l’Agence du renseignement de la Défense (DIA) Michael Flynn. Ce dernier s’est exprimé sur “la décision intentionnelle” de l’administration d’Obama de soutenir les rebelles syriens, bien que les Etats-Unis savaient qu’il s’agissait de “salafistes, des Frères musulmans et d’Al-Qaïda en Irak”.

»Ce rapport officiel du renseignement américain déclassifié et disponible pour l’instant pour le public a fait les choux gras des médias américains mais est passé sous les capteurs du porte-parole. “Qu’il soit public ou non, je ne vais pas prendre l’habitude de parler des rapports que je n’ai pas lus”, a proclamé le porte-parole de la diplomatie américaine quand la correspondante de RT a rappelé que les informations sur le soutien des radicaux par Washington étaient indiquées dans le rapport.

»Mais le représentant du département d’Etat n’a pas manqué d’accuser Bachar Al-Assad d’être à l’origine de la montée en puissance de Daesh. “Nous avons dit et continuons de penser que l’essor de l’Etat islamique en Syrie a été aidé par le régime d’Al-Assad qui, compte tenu de son manque de légitimité ne gouverne pas effectivement son propre peuple et son propre territoire… La brutalité d’Al-Assad a aidé à favoriser l’Etat islamique, l’a fait grandir”, a déclaré John Kirby.»

Il est évident que c’est cette sorte de comportement, avec le désordre qui s’ensuit, l’imprévisibilité qui en est la marque, la contradiction et l’irresponsabilité pratiquées comme autant de beaux-arts, qui fait aujourd’hui que le crédit et l’autorité des USA, déjà réduits comme autant de lambeaux de chagrin, se dissolvent à une vitesse exceptionnelle. L’accord nucléaire avec l’Iran est le détonateur extérieur de cette pente de l’effondrement d’une influence déjà terriblement usée des USA dans la région, car l’Iran va s’imposer comme puissance régionale “bienveillante” pour rassurer les autres, tandis que la Russie se voit appelée de toutes parts pour jouer le rôle d’arbitre extérieur. Ainsi les propos de Eskin, autant que les appels intérieurs en Israël même, semblent restituer une cohérence de plus en plus affirmée.

Certes, il reste encore la question de la ratification de l’accord par le Congrès à Washington, mais, comme on l’a vu le 10 août 2015, un refus de cette ratification serait plus sûrement le détonateur d’une crise washingtonienne interne de fameuse dimension que le signe d’un conflit pouvant dégénérer en Guerre mondiale. D’une façon générale et pour la situation régionale concernée, on peut alors observer qu’un phénomène classique d’intégration de l’évènement (l’accord avec l’Iran) est en train de s’effectuer pour imposer une nouvelle vérité de situation, chacun cherchant à s’y adapter en même temps qu’on évalue les priorités d’une situation extraordinairement complexe. Il serait assez logique qu’Israël n’échappât pas à ce reclassement, avec sa politique, avec ou sans Netanyahou, se réorientant à terme selon les nouvelles priorités et la nouvelle “vérité de situation”. Dans ce cas, effectivement, il serait logique que l’on en vienne à accorder la préférence à la Russie comme “arbitre extérieur”, en se passant des services de l’extraordinaire faiseuse de catastrophes qu’a été la politique des USA depuis la fin de la Guerre froide dans la région. (Le vrai problème pour Israël étant de savoir comment conserver l’aide militaire directe des USA, si effectivement les USA évoluent vers une sorte de néo-isolationnisme.) Quant à Daesh, dont notre ministre de la défense Le Drian vient d’annoncer le 8 août 2015 à Washington qu’il s’agissait désormais non plus d’une groupe mais d’une véritable “armée terroriste”, il semble qu’Israël devrait également en venir aux conceptions russes qui placent cette entité au sommet des menaces et qui appellent à un regroupement général pour lutter contre elle.

A observer cet étrange spectacle, vingt-cinq après la première Guerre du Golfe qui inaugurait le “Nouvel Ordre Mondial“ en commençant par l’Irak après avoir mis l’Iran au piquet depuis 1979, on reste perplexe sur le sens et la tournure des évènements qui ont eu lieu durant ce quart de siècle, que ce soit du fait de l’“hyperpuissance” des années 1990 et en partie des années 2000, que ce soit du fait du bloc BAO qui a montré tout son brio opérationnel à partir de 2010-2011 avec la Libye et avec la Syrie. C’est la tournure même, le fondement de l’action de la civilisation occidentale qui sont exposés dans cet épisode, l’espèce de course implacable à la dissolution de l’ordre, de l’équilibre, et, du fait de l’Occident lui-même, dissolution tout aussi inéluctable de son influence culturelle et psychologique. L’application parfaite de l’équation surpuissance-autodestruction, malgré tant de plans, de complots, d’impostures de l’ordre internationales, d’actions illégales et chaque fois proclamées décisives, fait penser à l’accomplissement d’un dessein supérieur... Respect, – quand c’est si bie fait.

 

Mis en ligne le 11 août 2015 à 15H35