Entre Ukraine et GCM, l’Europe en lambeaux

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Entre Ukraine et GCM, l’Europe en lambeaux

Never say never” disent les très-sages Britanniques. Cette fois, pourtant, le mot “jamais” est proche d’être complètement approprié, mais dans le sens où l’on pourrait dire que l’Europe “unie” de force et d’une main de fer par diverses entourloupettes antidémocratiques et politiciennes à l’échelon européen depuis plusieurs années ne s’est jamais développée et trouvée d’une façon aussi profonde dans le désordre et la division qu’elle l’est actuellement. Sa situation générale crisique est devenue diverse, chronique, structurelle, les crises proliférant comme sont les mauvaises herbes ou les métastases ... Le Never say never s’applique donc à l’Europe telle qu’elle a été faite et telle qu’elle s’est faite, jusqu’à se découvrir comme une sorte d’Orque totalitaire durant la crise grecque. Auparavant, dans la crise ukrainienne, elle s’était montrée arrogante, gonflée comme une outre d’hybris bureaucratique, et bientôt emportée par les oligarques ukrainiens madrés et habiles dans un déterminisme-narrativiste antirusse qui confine à la folie. Les pays-moteurs exprimant le sentiment européen profond tel qu’il avait été fabriqué et authentifié dans la bureaucratie bruxelloise, et donc la gloire de l’Europe, se trouvaient être les pays de l’Est de l’Europe (ex-communistes), notamment les pays baltes et surtout la Pologne. Et soudain tout bascule... Ces pays deviennent des “dissidents” lorsqu’il s’agit de la Grande Crise de la Migration, et “jamais” l’on a vu des renversements aussi complets aussi rapides, des oppositions aussi déchirantes suivant des ententes soudées par la force des automatismes, dans un ensemble de pays unis par, – comment disent-ils ? – ah oui, un “projet fédérateur”.

Donc, les “Quatre de Visegrad” (Hongrie, Slovaquie, Tchéquie, Pologne), association informelle de quatre anciens pays communistes, se sont réunis à Prague pour parler de la GCM. D’abord, ils (les trois autres) ont affirmé leur complète solidarité avec la Hongrie, ce qui détonne un peu par rapport à la norme bruxelloise, du parti des salonards qui siège à Saint-Germain-des-Prés et de la vertu teutonne qui veille sur notre destin à tous. On ajoutera qu’ils se prononcent contre la politique des quotas décidée par la doublette européenne Hollande-Merkel qui préside à nos destinées, tandis que le Hongrois Orban annonce qu’«aujourd’hui on parle de centaines de milliers, demain on parlera de millions d’émigrants... Brusquement, nous allons découvrir que nous sommes minoritaires sur notre propre continent, dans nos propres pays». Tout cela fait désordre, et plus encore qu’on ne croit.

Les quatre pays ont adopté diverses dispositions communes qui sont autant de principe qu’opérationnel. Sur le principe, ils affirment leur souveraineté dans la position qu’ils prennent vis-à-vis de l’accueil des migrants, et notamment le refus des quotas que les Français et les Allemands voudraient voir imposés. Opérationnellement, ils élaborent des plans pour aider la Hongrie à se sortir de la difficile situation où elle se trouve, éventuellement en établissant un corridor permettant à des trains spéciaux d’évacuer les migrants vers l’Allemagne. Pour le reste, les quatre pays ont montré qu’ils avaient l’intention de suivre la même politique, de s’entraider les uns les autres, y compris par des moyens de surveillance ou de contrôle des frontières mis en commun comme si ces “Quatre de Visegrad” tendaient à se former en bloc sur cette question aujourd’hui centrale à la crise européenne.

Certes, un analyste politique indépendant, Dan Glazebrook, cité par RT le 4 septembre 2015, observe que si les quatre pays ont pris cette position, c’est parce qu’ils se jugent encouragés, ou disons plus à l’aise pour le faire, par la position résolument anti-migrants du Royaume-Uni ... «Les pays de la périphérie de l’UE sont bien entendu ceux chez qui les migrants arrivent en premier. Je ne pense pas pour autant que ces pays se seraient nécessairement sentis assez puissants pour rejeter d’une façon aussi catégorique les plans de quotas de l’UE s’il n’y avait pas eu la prise de position catégorique du Premier ministre britannique Cameron, dès le début de cette crise, de rejet de cette politique européenne. Cela constitue une situation de fait dans cette crise, le Royaume-Uni s’est trouvé dans la position de jouer le rôle de meneur et d’inspirateur de cette position plus ou moins raciste à l’intérieur de l’UE.» (Le “racisme” selon Dan Glazebrook pourrait être objet de débat, mais certes c’est un autre débat...)

Mais sur le fond, la question est bien plus grave qu’une simple opportunité de positions, d’autant que le Royaume-Uni, qui n’est pas dans la zone euro, n’est pas dans une position similaire aux “Quatre de Visegrad” au point que l’on puisse parler d’une sorte d’alliance. Tony Robertson, de l’agence de presse internationale Pressenza, explique que «les pays est-européens sont homogènes et nullement cosmopolites comme les pays occidentaux, aussi ils sont effrayés quand des flux si importants de personnes de races et de religions différentes se manifestent soudain. Il n’y aucune possibilité pour qu’ils acquiescent aux quotas. Les gens sont insatisfaits et effrayés alors que personne n’a une solution cohérente à proposer. Les gens, à Budapest, sont furieux de ce qu’ils voient. L’Europe n’a jamais eu à affronter un tel afflux d’immigrants. Le fond du problème est que l’UE et l’OTAN ont été très largement impliquées dans les conflits au Moyen-Orient. Tant que les politiciens n’auront pas résolu le problème dans ses racines même, c’est-à-dire ces conflits, la situation ne cessera pas d’empirer. Le débat sur les migrants est un des problèmes qui est en train de disloquer l’Europe...»

On doit aussitôt remarquer qu’il s’agit d’une situation qui peut devenir étrange selon les circonstances. Dans la crise ukrainienne, la Pologne est le pays de l’UE le plus proche de l’Ukraine, soutenu à fond par Bruxelles et assez distant de la Hongrie qui est assez/très proche des Russes (et aussi la Tchéquie et de la Slovaquie, également très modérément antirusses, s’ils le sont, dans cette crise ukrainienne). Mais si l’on passe à la question des migrants, Varsovie devient la bête noire de Bruxelles et se retrouve fermement aux côtés des trois autres dans le cadre des “Quatre de Visegrad”. Lorsque Orban observe que l’afflux de migrants met en danger “les racines chrétiennes” de la Hongrie, l’argument résonne avec force dans la Pologne catholique et y trouve un soutien inconditionnel qui s’inscrit dans le cadre de l’unanimité des “Quatre de Visegrad”. Du coup, le Premier ministre hongrois n’est plus du tout isolé pour sa manière de gouverner autant que pour sa politique jugée trop nationaliste sinon quasi-dictatoriale ou quasi-fasciste c’est selon, cela qui est l’objet de tant de critiques de la part des vigiles de la vertu démocratique très actifs dans le cadre européen.

On se trouve alors devant un phénomène de “bloc” qui doit s’interpréter exactement à l’inverse de la crise ukrainienne. Dans cette crise ukrainienne, la perception est que le “bloc” des pays est-européens (malgré l’exception hongroise et la tiédeur tchèque et slovaque) est le moteur du soutien à l’Ukraine, de l’antirussisme, donc parfaitement dans l’alignement de la politique-Système qui a le soutien de Bruxelles et de sa bureaucratie, et de l’OTAN et des USA. Pour la crise des migrants, même impression de “bloc” en train de se former, mais cette fois selon une ligne exactement inverse, contre les “valeurs” défendues par Bruxelles, l’UE, l’OTAN et les USA. Dans ce second cas, l’argument du rôle britannique est assez faible (comme il pourrait être considéré comme faible également dans la crise ukrainienne, où les Britanniques sont à la pointe de l’antirussisme par réflexe atlantiste mais n’en gardent pas moins des liens commerciaux avec la Russie). Les Britanniques agissent d’une façon isolée comme à leur habitude, selon les tropismes de leur politique, que ce soit une hostilité assez forte à l’encontre de la machinerie européenne (accentuée par la perspective du référendum de 2016 sur l’adhésion à l’UE) ou leur alignement habituel sur la politique transatlantique et les positions US. Leur opposition aux quotas dans la crise des migrants doit plus à des opportunités de politique intérieure et à leur “isolationnisme” qu’à une position très-forte de principe, de “valeurs” et de tradition ; le Royaume-Uni est l’un de ces “pays cosmopolites” dont parle Robertson, tandis que ceux du “bloc” de l’Est sont les plus “homogènes” parmi les “pays homogènes” dont parle le même Robertson.

La fracture est donc très nette dans le cas de la crise des migrants, et, somme toute, beaucoup plus significative que dans le cas de la crise ukrainienne. Cela répond également à la différence de la “sorte” de crise. En un sens, la crise des migrants représente un cas extrêmement précis, extrêmement clair, sinon un cas existentiel pour certains pays, selon les conceptions qu’ils ont, alors que la crise ukrainienne est une crise fabriquée de bout en bout et qui a la substance de la manufacture d’une crise artificielle. Il reste pourtant que, dans la perception qu’impose le système de la communication, les deux crises peuvent apparaître aussi graves dans leur genre l’une que l’autre, et qu’elles divisent aussi bien les pays de l’UE, mais bien entendu avec les contradictions ou les paradoxes qu’on a vues. Là où la substance des crises joue son rôle, – substance profonde dans le cas de la crise des migrants, substance fabriquée par la seule communication dans le cas de la crise ukrainienne, – ce n’est pas dans les positions qu’on voit les différences mais dans la fermeté et la véracité de ces positions. Autant les positions des uns et des autres dans la crise ukrainienne offrent seulement une apparence sans fermeté ni véracité d’unité européenne imposée par le Système (même la Hongrie vote les sanctions antirusses), et dissimulant à peine la diversité des positions, autant la crise des migrants montrent d’une façon extrêmement nette des divisions très fermes et véridiques entre les pays européens.

Par conséquent, une situation ne compense pas l’autre, au contraire les deux occurrences s’additionnent : dans un cas (Ukraine), la pseudo-unité européenne ne renforce paradoxalement pas la véritable vertu d’une “unité européenne” tant son côté factice est perceptible malgré la perception imposée par le Système. Dans l’autre cas, on peut justement mesurer ce qu’il en est vraiment de l’unité européenne entre des pays qui sont si complètement différents dans leurs conceptions très profondes, sans compter les tensions internes que développent certaines politiques nationales. (Le “cosmopolitisme” dont parle Robertson est à démontrer en tant que véritable politique correspondant au véritable souhait populaire, comme par exemple en France. On en jugera là-dessus en 2017, lors de l’élection présidentielle.) Le résultat de ces diverses oppositions, contradictions et contraintes, est que l’Europe, c’est-à-dire l’UE, est aujourd’hui caractérisée par un “centre“ qui tente de s’affirmer d’une façon quasi-totalitaire sans la moindre légitimité tandis que les positions dans la prolifération des 28 États-membres sont partagées, selon des indices variables, entre le désordre, la mésentente et l’opposition qu’on sent radicales sur les “valeurs” dont le rôle unificateur a paradoxalement été mis en évidence ces dernières années comme une nécessité absolument fondamentale. Il s’agit d’une de ces situations avec des variables antiSystème qui ne cessent de s’affirmer, du type dont Tony Blair, redevenu “penseur européen” de référence (voir le 1er septembre 2015), nous dit qu’il n’y comprend rien («I don’t get it...») et qu’il ne sait quel conseil donner pour les dénouer («[W]hat to do?... [...] I don’t know»).


Mis en ligne le 6 septembre 2015 à 08H14

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