Déconstruction de “la guerre”

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Déconstruction de la “guerre”

24 avril 2009 — Comment gagner en Afghanistan? Ou plutôt: comment ne pas perdre en Afghanistan? Ou plutôt : comment faire la guerre en Afghanistan? Il y a des agitations originales autour de ces question, dans des lieux, cénacles et colonnes de journaux au-delà, bien au-delà de l’Afghanistan, – dans un autre monde que celui où tel ou tel général, en général terriblement anglo-saxon, vous annonce qu’on pourrait espérer d’éviter la catastrophe cet été, qu’on pourrait gagner si les talibans voulaient bien y mettre du leur, et ainsi de suite. Le général poursuit, en général, en suggérant qu’on pourrait renforcer la couverture aérienne des opérations en cours, pour leur donner un élan décisif.

La “couverture aérienne”, justement… C’est cet aspect qui commence à être mis en question aux USA. Il faut bien dire que la question de l’appui aérien est centrale au conflit afghan, que l’appui aérien provoque des pertes civiles sans nombre, qu’il s’impose sans discussion, pour tout esprit sensé, comme le principal recruteur des talibans. La puissance aérienne alliée qui soutient massivement l’effort de guerre allié, comme principal ennemi des forces alliées, – voilà de l’original.

Ce dogme de l’intervention aérienne est essentiellement d’inspiration américaniste. Il ressort principalement de deux tendances et/ou concepts bien connus du côté US. D’une part, il y a l’affection sans mesure des militaires US pour la puissance de feu, pour ce qu’ils nomment “the brute force”. Inutile de refaire l’histoire, on sait qu’elle est jalonnée, sinon galonnée, de Sherman à LeMay, d’exemples sans nombre de l’application systématique de cette “stratégie de l’attrition” chère à la pensée militaire US. D’autre part, il y a la doctrine dite de “Force Protection”, si en vogue depuis les années 1990, consistant à rechercher la protection des forces US et la réduction des pertes US par tous les moyens, y compris et surtout les plus brutaux, notamment par le vide fait autour des forces US, par la destruction systématique, y compris des infrastructures civiles avec ses habitants.

Deux experts US s’attaquent à ce dogme, de façon indirecte mais catégorique, à propos de la guerre en Afghanistan et de la stratégie générale des USA dans cette guerre. Pour William S. Lind, ces pratiques doivent être dénoncées dans le cadre de l’attachement des conceptions US à une technique de guerre dépassée, celle de la “guerre de 2ème génération” (Second Generation Warfare, ou 2GW, G2G en français), méthode d’avant la Blitzkrieg allemande (“guerre de 3ème génération” pour Lind). Ce texte de Lind, «Escaping the 2GW Trap», est publié le 20 avril 2009 sur Defense & National Interest.

«As the U.S. sends thousands more American soldiers to Afghanistan, it risks speeding its own defeat in that graveyard of empires. Why? Because the Second Generation practice of the U.S. military reduces tactics to little more than bumping into the enemy and calling for fire. The fire, most often delivered by aircraft that can see and understand little of what is happening on the ground, often kills civilians. Even when it does not, the disproportion of pitting jet fighter-bombers and attack helicopters against guys in bathrobes armed with rusty rifles turns us into Goliath, a monster. Both effects bring about our defeat on the moral level. In effect, the Second Generation leaves us in a trap of our own making: to win the engagements we have to lose the war.

»How might U.S. forces in Afghanistan escape the 2GW trap? To start with, they should accept and live by a principle laid down by Marine Corps General James Mattis, one of our more successful commanders in Iraq. That principle, taken from medicine, is, “First, do no harm.” When and where fighting is likely to cause civilian casualties, wreck the civilian infrastructure and alienate the population, don’t fight. A withdrawal is better than a combination of tactical victory and strategic loss.

»Second, seek to de-escalate. De-escalation is the way state armed forces prevail in Fourth Generation wars…»

Le 22 avril 2009, sur Antiwar.com, l’historien Gareth Porter analyse ce qu’il juge être la cause centrale de l’incapacité US de gagner la guerre. Il s’agit d’une incapacité d’adaptation des USA, notamment l’incapacité de “civiliser” la guerre en la portant plus sur les matières civiles que sur les aspects militaires. (C’est en principe l’orientation annoncée par l’administration Obama, ce changement vers les matières civiles. Porter fait remarquer l’absence complète de moyens humains à cet égard, par exemple l’absence d’experts US au niveau des langues, des coutumes, etc., en Afghanistan.) Sur la fin de son texte, Porter aborde l’aspect qui nous intéresse ici principalement, bien entendu complémentaire de sa réflexion.

«Col. David Lamm, who was chief of staff of the top U.S. commander in Afghanistan from 2003 to 2005, Lt. Gen. David Barno, is doubtful about the willingness of the Army leadership to shift to a counter-insurgency strategy in Afghanistan. “The institutional army doesn’t want to do this,” he told IPS in an interview last September. “There isn’t a lot of money in counter-insurgency. It isn’t a high-tech war – it’s a low-tech humint [human intelligence] operation.”

»Lamm recalled that the army’s role in Afghanistan before Barno took command in 2003 had been “counter-terrorism” rather than counter-insurgency. The army “wanted to roll in, round up terrorists, drive them out of the country, kill them,” he said. Barno shifted the mission to one aimed at winning over the Afghan population, but he did so on his own, without any guidance from Washington, according to Lamm.

»With the transition to NATO responsibility for Afghanistan that began in late 2005, the emphasis in U.S. military strategy was on “force protection” and keeping casualties low, Lamm said. After the shift to NATO responsibility, most U.S. troops in Afghanistan were still committed to an explicitly “counter-terrorism” role of destroying al-Qaeda and Taliban “holdouts.”

»One of the hallmarks of that role, which has continued since 2006, is heavy reliance on air power as a means of trying to weaken the insurgency. Barno, now director of the Near East South Asia Center for Strategic Studies at the National Defense University, told IPS in an interview last September, “There is a predilection to use air power in lieu of close up encounters [with insurgents] to avoid U.S. casualties.”

»Barno recalled that he dramatically reduced reliance on air power, because he regarded the Afghan tolerance for the U.S. military presence as a “bag of capital” that was used up “every time we used air power or knocked down doors or detained someone in front of their family.”

»Barno’s policy of curbing air power was abandoned by his successor, Gen. Karl W. Eikenberry, from 2005 to 2007, and the number of air strikes has continued to grow exponentially since 2005. Eikenberry was nominated by Obama to be ambassador to Afghanistan – an indication that the broad outlines of U.S. strategy in Afghanistan will continue to emphasize air attacks on suspected Taliban targets.

»Growing Afghan anger at the hundreds of civilian casualties from U.S. air strikes, often based on bad intelligence, has been exploited by insurgents across the country.»

Déconstruction puis contraction...

… Qu’est-ce que la “guerre” devenue? Lind écrit: «…[S]eek to de-escalate. De-escalation is the way state armed forces prevail in Fourth Generation.» Tous ces termes renvoient à un processus de déconstruction, et c’est bien entendu la caractéristique principale, non seulement de la guerre, mais de toute une époque, – et alors, les tourments de la guerre apparaissent parfaitement logiques et compréhensibles.

La guerre (le concept de guerre autant que la technique de la guerre) est aujourd’hui soumise à une même dynamique critique et totalement déstructurante que tous les grands domaines constitutifs des relations internationales. Cette dynamique possède la puissance inouïe de la crise et son contenu renvoie évidemment aux composants et aux divers avatars de la crise. Dans ce contexte, il apparaît évident qu’il existe une crise de la guerre qui ne se définit plus par la réflexion critique habituelle, évoluant dans un cadre conformiste, mais par cette dynamique critique.

La situation que l’on découvre est effectivement celle de la G4G, comme la nomme Lind, mais d’une G4G en constante redéfinition pour cerner de mieux en mieux sa nature et sa fonction. La G4G apparaît de plus en plus comme une doctrine générale couvrant nombre de domaines, qui, pour le domaine de la guerre, se voudrait la doctrine d’une nouvelle forme de guerre et serait paradoxalement le contraire de la guerre selon la conception conventionnelle du concept de guerre, qu’on pourrait ainsi qualifier d’“anti-guerre”. Ainsi la G4G acte-t-elle, aujourd’hui, une tendance puissante à la “contraction” de la guerre, c’est-à-dire un processus de déconstruction du concept de guerre permettant d’introduire ce mouvement de contraction dont on a vu qu’il caractérise par ailleurs la politique extérieure US (et occidentale, dans la foulée). Il doit être gardé à l’esprit et constamment répété pour bien saisir l’importance de la chose et sa puissance, que ces dynamique de déconstruction-contraction sont imposées par les événements et nullement préméditées par les hommes, y compris bien entendu par la nouvelle administration US.

Le mouvement affectant la conception de la guerre que décrivent implicitement Lind et Prather, chacun à des propos différents (ce qui montre bien combien cette dynamique imprègne tous les domaines de la réflexion), est effectivement un mouvement de contraction se caractérisant concrètement pour ce cas par la mise en cause de la dimension aérienne de la guerre et de la forme de la guerre. Les arguments sempiternels des experts assermentés selon lesquels, bien entendu, il faut préparer d’autres guerres, que des guerres conventionnelles à très haut niveau (force aérienne jouant un rôle essentiel) sont toujours possibles et redeviendront probables, notamment avec l’émergence de la Chine, deviennent ineptes et perdent toute substance. La crise leur répond. La crise systémique et eschatologique, qui frappe le cœur et le fonctionnement du système, rend notre civilisation, par absence de moyens budgétaires, par paralysie bureaucratique et par incapacité technique désormais, impuissante à fournir l’outil de la guerre conventionnelle. De ce côté également, la G4G triomphe en se confirmant comme une “anti-guerre” (“anti-notre-guerre”) qui prend en compte la dynamique irrésistible de la crise, s’en abreuve et s’en nourrit.

Ce que nous disent in fine ces deux experts, Lind et Prather, en attaquant l’évidente absurdité de l’emploi de la force aérienne comme il en est fait usage, qui agit comme du pétrole qu’on répand sur l’incendie, c’est que notre civilisation américaniste et occidentaliste est devenue impuissante dans l’art de la guerre selon ses conceptions. (“L’art de la guerre selon ses conceptions”, c’est-à-dire un “art de la guerre” caricatural et monstrueux, plutôt une “science technologique de la guerre” quand la science est devenue monstruosité dans son application, comme on le constate aujourd’hui à la lumière de la crise du système, et la technologie un monstre dont on a perdu le contrôle; et, dans son application, “l’art de la guerre” devenu une “bureaucratisation technologique de la guerre”.)

Bien entendu, on ne doit pas voir dans tout cela une querelle de spécialistes comme on en trouve dans nos séminaires d’experts assermentés du système. La dimension aérienne est sur la sellette parce que les circonstances l’y mettent, et que les imbéciles au front bas en font grand usage comme chacun sait. Ce n’est pas elle spécifiquement qui est en cause; nous ne sommes pas dans une querelle sectorielle et, demain, les autres dimensions pourraient subir un procès semblable. Ce qui est en cause, c’est la “guerre” elle-même, telle que notre système l’a conçue, enfantée, et dont il vit et prospère à plus d’un égard; puisque notre système est dans crise qu’on sait, “sa” guerre l’est également.