De Thoreau à Koyaanisqatsi : la civilisation comme apocalypse

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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De Thoreau à Koyaanisqatsi : la civilisation comme apocalypse

Koyaanisqatsi est un documentaire de 1983, produit par Coppola, sur la fin du monde. Il s’inspire d’une parole Hopi qui exprime ces notions de fin, de destruction, de transformation (quelle transformation ? Car on aimerait bien la connaître enfin). Il montre que ce qui est arrivé aux indiens nous arrive à tous et au monde : la destruction de tout par le moule capitaliste. Certains en sont encore contents et parlent de croissance.

L’apocalypse est donc de culture indienne ou peau-rouge aux temps postmodernes. C’’est pourquoi nous écrivons ce livre.

La dimension apocalyptique du monde est inhérente aux westerns. Le western décrit la destruction d’un paysage, d’une culture, et la rapide transformation de la culture vorace et parasite (celle du blanc). Il n’a donc rien d’optimiste par principe.

Ces westerns ne sont pas les meilleurs mais ils transmettent une excellente angoisse, angoisse qui selon Guénon est aux antipodes l’esprit traditionnel ! Sur ce point Guénon s’est trompé et tous les esprits traditionnels sont devenus angoissés – effarés par ce monde dit moderne, y compris les maîtres comme Burckhardt ou Schuon.

Le Dernier des Mohicans raconte bien la disparition d’une belle race. Les portes du paradis de Cimino montrent la brutalité anglo-saxonne face des populations européennes. Edward Ross a rappelé la difficulté de l’intégration de ces populations européennes.  Citons-nous :

« Un spectateur moins ému est Gustave Le Bon. Il méprise les latins et adore les anglo-saxons, comme Vacher de Lapouge, correspondant de Madison Grant (on y revient). Et cela donne :

« Les dangers qui menacent l'Europe, menacent les Etats-Unis dans un avenir beaucoup plus prochain encore. La guerre de Sécession a été le prélude de la lutte sanglante qui s'engagera bientôt entre les couches diverses qui vivent sur leur sol. C'est vers le nouveau monde que se dirigent d'instinct tous les inadaptés de l'univers. Malgré ces invasions, dont aucun homme d'Etat américain n'a compris le péril, la race anglo-saxonne est encore en majorité aux Etats-Unis. Mais d'autres races, Mexicains, Nègres, Italiens, Portoricains, etc., s’y multiplient de plus en plus. »

Et pour prouver qu’on ne traitait pas mieux parfois les prolétaires blancs que les indiens ou les noirs affranchis, cette page de Mirbeau :

« Des ouvriers de Hongrie, de Roumanie, des paysans serbes, des prolétaires bulgares, dont le goût s’apparente à celui des nègres, des troupes de chanteurs russes s’embarquent pour l’Amérique… Leur lassitude, déjà, fait de la peine… Des femmes éclatantes et vermineuses, en loques rouges, avec de pauvres bijoux de cuivre, traînent, comme des baluchons, des enfants qui pleurent de fatigue, de faim, d’étonnement. On se demande ce que tout cela va devenir, et s’ils arriveront jamais au bout de l’exil… On les fait descendre brutalement, on les empile, comme des marchandises qu’ils sont, au fond des cales, et, durant des jours et des nuits, ils seront entassés là, pêle-mêle, dans la puanteur de leur misère et de leur crasse, sans air, presque sans lumière, à peine nourris, soumis à la discipline la plus dure… Ils n’auront même pas cette sorte de répit qu’est le voyage ; ils ne connaîtront pas cette sorte d’engourdissement, cet anesthésique, qu’apporte aux plus désespérés ce vague énorme, berceur, de l’infini de la mer et du ciel. »

Danse avec les loups popularise la culture indienne et sa destruction. La revanche d’un homme nommé cheval aussi narre une vengeance naïve des indiens contre de méchants blancs. On pourrait multiplier les exemples.

Apocalypse pour les Indiens ? Tocqueville écrit :

« Les Européens, en dispersant les Indiens dans des déserts nouveaux pour eux, en interrompant leurs traditions, en troublant leurs souvenirs, en brisant leurs coutumes, en altérant leurs mœurs, les ont poussés aux conséquences les plus funestes de la vie de chasseurs. C'est ainsi que le contact d'hommes civilisés, éclairés et cultivateurs a rendu les Indiens plus errants et plus sauvages qu'ils n'étaient autrefois. »

Il ajoute ailleurs :

« Aujourd'hui l'esprit national n'existe pour ainsi dire plus parmi les indigènes de l'Amérique ; à peine si l'on en rencontre quelques faibles traces. Des Indiens qui habitaient le vaste espace compris aujourd'hui dans les limites des établissements européens, les uns sont morts de faim et de misère, les autres ont reculé et se sont dispersés au loin, toujours suivis par la civilisation qui les presse. Parmi ces sauvages, restes mutilés d'un peuple autrefois puissant, plusieurs errent au hasard dans les déserts ; réduits à l'individu ou à la famille, ils se croient libres de tous devoirs envers leurs semblables dont ils n'attendent aucun secours ; d'autres se sont incorporés aux nations qu'ils ont trouvées sur leur passage, mais dont ils ne partagent ni les usages, ni les opinions, ni les souvenirs. »

C’est la fin du lien national et social – et même familial. Le destin américain est ici écrit. On retrouve chez les réactionnaires anti-migratoires la même rhétorique de Madison Grant à Lawrence Auster (juif converti et cousin de Paul).

Tocqueville :

 « Chez ces nations elles-mêmes, que le contact des Européens n'a pas encore détruites ou forcées à fuir, le lien social est relâché. La misère a déjà forcé les hommes qui les composent à s'écarter les uns des autres pour trouver plus facilement le moyen de soutenir leur vie ; le besoin a affaibli dans leur cœur ce sentiment de la patrie qui, comme tous les autres sentiments, a besoin, pour se produire d'une manière durable, de se combiner avec une sorte de bien-être. Poursuivis chaque jour par la crainte de mourir de faim et de froid, comment ces infortunés pourraient-ils s'occuper des intérêts généraux de leur pays ? Que devient l'orgueil national chez un misérable qui périt dans les angoisses de la pauvreté ? »

Ici le sort des Indiens annonce le nôtre :

« La même cause, qui affaiblissait chez les Indiens l'amour de la patrie, a altéré les coutumes, dénaturé tous les sentiments, modifié toutes les opinions. »

« Les Indiens… Ceux-ci, dans ce qu'ils produisent eux-mêmes, sont inférieurs à leurs aïeux ; en devenant plus nomades et pins pauvres, ils ont perdu le goût des constructions étendues et durables. Le sauvage établit à la hâte une sorte de tanière, et pourvu qu'elle lui fournisse un asile passager contre la rigueur des saisons, il est content. Je dirai de la culture quelque chose d'analogue : sans domicile fixe, l'Indien ne sait aujourd'hui où établir son champ de maïs, et il ignore s'il aura le temps d'en récolter les produits. Il se concentre donc de plus en plus dans les habitudes de chasse, et, à mesure que le gibier devient plus rare, il le considère de plus en plus comme son unique ressource. C'est ainsi que l'approche d'un peuple cultivateur a rendu les indigènes de l'Amérique du Nord moins cultivateurs qu'ils ne l'étaient avant. »

L’apocalyptique civilisation américaine a été pressentie par Poe que nous avons cité. Nous joignons ici un texte du gauchiste Thoreau que nous avons publié, et qui montrait la supériorité de l’habitat indien sur l’occidental fondé sur le fric et la laideur – et l’incommodité aussi :

Un livre sur les westerns ? Du coup je relis Emerson et Thoreau. C’est Frithjof Schuon qui parle de l’origine indienne du transcendantalisme.

Thoreau est un sapeur de la modernité façon Nietzsche ou Tolstoï. Il remet en doute les fondations du monde moderne. Pour lui le monde moderne repose sur la mode…

« Chaque génération rit des anciennes modes, tout en suivant religieusement les nouvelles… »

C’est dans Walden bien sûr. Et au passage un rappel d’Ortega Y Gasset sur ce monde autoproclamé moderne :

« Le mot « moderne » exprime donc la conscience d'une nouvelle vie, nouvelle vice, supérieure à l'ancienne, et en même temps, la nécessité impérieuse d'être à la hauteur des temps. Pour le « moderne », ne pas être moderne, équivaut à tomber au-dessous du niveau historique. »

Car la modernité c’est la tyrannie de la marchandise remplaçable, de la pensée jetable qui va avec.

Thoreau remet tout en doute : malbouffe, fringue, immobilier. Sur le capitalisme textile voici ce qu’il écrit :

« Je ne peux croire que notre système manufacturier soit pour les hommes le meilleur mode de se procurer le vêtement. La condition des ouvriers se rapproche de plus en plus chaque jour de celle des Anglais ; et on ne saurait s’en étonner, puisque, autant que je l’ai entendu dire ou par moi-même observé,l’objet principal est, non pas pour l’espèce humaine de se voir bien et honnêtement vêtue, mais, incontestablement, pour les corporations de pouvoir s’enrichir. »

Il écrit cela bien avant Naomi Klein…

Mais Thoreau remet en cause l’immobilier qui nous ruine en nous abritant mal. Et pour lequel nous ne sommes pas faits (découvrez mon roman fantastique et comique sis à Paris, « Les Maîtres carrés »). Et cela donne :

« L’homme n’a pas été fait si fortement charpenté ni si robuste, pour qu’il lui faille chercher à rétrécir son univers, et entourer de murs un espace à sa taille. Il fut tout d’abord nu et au grand air ; mais malgré le charme qu’il y pouvait trouver en temps calme et chaud, dans le jour, peut-être la saison pluvieuse et l’hiver, sans parler du soleil torride, eussent-ils détruit son espèce en germe s’il ne se fût hâté d’endosser le couvert d’une maison. »

L’homme aurait dû vivre au grand air et il s’est abrité et il a dégénéré. Sur ces entrefaites ovidiennes ou guénoniennes :

« Qui ne se rappelle l’intérêt avec lequel, étant jeune, il regardait les rochers en surplomb ou les moindres abords de caverne ?C’était l’aspiration naturelle de cette part d’héritage laissée par notre plus primitif ancêtre qui survivait encore en nous. De la caverne nous sommes passés aux toits de feuilles de palmier, d’écorce et branchages, de toile tissée et tendue, d’herbe et paille, de planches et bardeaux, de pierres et tuiles.À la fin, nous ne savons plus ce que c’est que de vivre en plein air, et nos existences sont domestiques sous plus de rapports que nous ne pensons. De l’âtre au champ grande est la distance. »

Le résultat est que nous avons tué la poésie :

« Peut-être serait-ce un bien pour nous d’avoir à passer plus de nos jours et de nos nuits sans obstacle entre nous et les corps célestes, et que le poète parlât moins de sous un toit, ou que le saint n’y demeurât pas si longtemps. Les oiseaux ne chantent pas dans les cavernes, plus que les colombes ne cultivent leur innocence dans les colombiers. »

L’idéal de piaule est le tipi. 

« Réfléchissez d’abord à la légèreté que peut avoir l’abri absolument nécessaire. J’ai vu des Indiens Penobscot, en cette ville, habiter des tentes de mince cotonnade, alors que la neige était épaisse de près d’un pied autour d’eux, et je songeai qu’ils eussent été contents de la voir plus épaisse pour écarter le vent. »

Thoreau propose humoristiquement non pas de vivre mais juste de dormir dans une boîte en bois (car il faudrait vivre dehors) :

« …l’idée me vint que tout homme, à la rigueur, pourrait moyennant un dollar s’en procurer une semblable, pour, après y avoir percé quelques trous de vrille afin d’y admettre au moins l’air, s’introduire dedans lorsqu’il pleuvait et le soir, puis fermer le couvercle au crochet, de la sorte avoir liberté d’amour, en son âme être libre. Il ne semblait pas que ce fût la pire, ni, à tout prendre, une méprisable alternative. »

Il rappelle que bien avant la baisse ou la hausse actuelle de l’étau d’intérêt, on passe notre vie avec la banque ou le proprio aux trousses :

« Vous pouviez veiller aussi tard que bon vous semblait, et, à quelque moment que vous vous leviez, sortir sans avoir le propriétaire du sol ou de la maison à vos trousses rapport au loyer. Maint homme se voit harcelé à mort pour payer le loyer d’une boîte plus large et plus luxueuse, qui n’eût pas gelé à mort en une boîte comme celle-ci. Je suis loin de plaisanter. L’économie est un sujet qui admet de se voir traité avec légèreté, mais dont on ne saurait se départir de même. »

Rappelons que le premier chapitre de Walden (ouvrage jamais lu, comme tout classique que je présente ici) s’intitule « économie » et que, mieux que Marx et son école, notre Thoreau fout en l’air la civilisation esclavagiste du capital américain. Le modèle reste comme chez Schuon bien sûr les indiens :

« Gookin, qui fut surintendant des Indiens sujets de la colonie de Massachusetts, écrivant en 1674, déclare : « Les meilleures de leurs maisons sont couvertes fort proprement, de façon à tenir calfeutré et au chaud, d’écorces d’arbres, détachées de leurs troncs au temps où l’arbre est en sève, et transformées en grandes écailles, grâce à la pression de fortes pièces de bois, lorsqu’elles sont fraîches… Les maisons plus modestes sont couvertes de nattes qu’ils fabriquent à l’aide d’une espèce de jonc, et elles aussi tiennent passablement calfeutré et au chaud, sans valoir toutefois les premières… J’en ai vu de soixante ou cent pieds de long sur trente de large…Il m’est arrivé souvent de loger dans leurs wigwams, et je les ai trouvés aussi chauds que les meilleures maisons anglaises. »  

Un exemple de technologie subtile indienne :

« Les Indiens étaient allés jusqu’à régler l’effet du vent au moyen d’une natte suspendue au-dessus du trou qui s’ouvrait dans le toit et mue par une corde. Dans le principe un abri de ce genre se construisait en un jour ou deux tout au plus, pour être démoli et emporté en quelques heures ; et il n’était pas de famille qui ne possédât la sienne, ou son appartement en l’une d’elles. »

Il rappelle l’absurdité de notre situation ; travailler vingt ou cinquante ans pour une poignée de moches « maîtres carrés » ! Hypothèque se dit mort-gage en british !  

« À l’état sauvage toute famille possède un abri valant les meilleurs, et suffisant pour ses besoins primitifs et plus simples ; mais je ne crois pas exagérer en disant que si les oiseaux du ciel ont leurs nids, les renards leurs tanières, et les sauvages leurs wigwams, il n’est pas dans la société civilisée moderne plus de la moitié des familles qui possède un abri. »

Il enfonce le clou sur notre éternelle « crise du logement » :

« Dans les grandes villes et cités, où prévaut spécialement la civilisation, le nombre de ceux qui possèdent un abri n’est que l’infime minorité. Le reste paie pour ce vêtement le plus extérieur de tous, devenu indispensable été comme hiver, un tribut annuel qui suffirait à l’achat d’un village entier de wigwams indiens, mais qui pour l’instant contribue au maintien de sa pauvreté sa vie durant. »

Se loger, c’est s’endetter. En organisant la cherté de tout on tient les gens :

« Une maison moyenne dans ce voisinage coûte peut-être huit cents dollars, et pour amasser cette somme il faudra de dix à quinze années de la vie du travailleur, même s’il n’est pas chargé de famille – en estimant la valeur pécuniaire du travail de chaque homme à un dollar par jour, car si certains reçoivent plus, d’autres reçoivent moins – de sorte qu’en général il lui aura fallu passer plus de la moitié de sa vie avant d’avoir gagné son wigwam. Le supposons-nous au lieu de cela payer un loyer, que c’est tout simplement le choix douteux entre deux maux. Le sauvage eût-il été sage d’échanger son wigwam contre un palais à de telles conditions ? »

Thoreau a bien raison : la clé de tout serait de redevenirsauvage, pas d’être de gauche ou de droite…

Mais comme on sait, ces « sauvages » ont mal terminé, qui menaçaient par leur logement l’économie dite des « maîtres carrés »…

 

Sources 

Nicolas Bonnal – Les maîtres carrés, Amazon.fr

Thoreau, Walden, économie, ebooksgratuits.com

Tocqueville – De la démocratie en Amérique, I 

Beaumont - Marie