De The Donald à “Mister Trump”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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De The Donald à “Mister Trump”

12 janvier 2016 – ... Que faire de The Donald ? commençais-je par m’interroger ; d’abord l’appeler Donald Trump, voire même “Mister Trump”. Ainsi en est-il, à l’occasion du texte de William S. Lind qu’on présentait sur ce site, concernant Trump, la veille de ce jour où j’écris là-dessus. Aussitôt, il est préférable pour me faire bien comprendre de citer la phrase qui, dans le texte de la rubrique Ouverture libre concernant Lind, permet d'introduire celui du Journal dde.crisis que vous êtes en train de lire, en y ajoutant le caractère gras qui importe :

 « Il [le texte de Lind] présente l’intérêt d’une appréciation théorique des positions de ‘The Donald’, ou plutôt Donald Trump dans ce cas comme pour marquer l’évolution vers le sérieux du propos concernant les déclarations elles-mêmes du candidat alors qu’il s’agissait jusqu’ici, pour notre compte, de ne parler que de “l’évènement” que constituent la candidature de Trump et son succès... » On notera pour autant que cette remarque ne signifie pas qu’il y a un jugement sur Trump, mais qu’on adopte une autre démarche qui est d’aller vers un jugement sur Trump. (Lind lui-même suggère cela : « Les récentes propositions de Trump [concernant les musulmans] [...] montrent qu’il est le seul candidat qui comprend à quoi ressemblera un monde [caractérisé par la Guerre de Quatrième Génération, ou G4G] [...] Même si cela ne suffit pas à indiquer que Trump serait un bon président, cela suggère avec force que tous ses opposants ne sont absolument pas qualifiés pour l’être. »)

Il y a un autre fait que je voudrais rappeler, allant dans le même sens, qui est cette attitude de Bill Clinton répondant à une question sur les attaques de Trump contre sa femme, un fait à première vue sans grande importance, qui en acquiert intuitivement lorsqu’il est éclairé par la mine de ce Clinton d’habitude si rigolard, tel que j’ai été si surpris de le voir, visage si complètement fermé, taciturne, abrupt : « “Je ne vous dirais rien là-dessus pour l’instant mais nous en parlerons certainement si Trump est désigné comme candidat républicain, dans la phase finale”. [...] Vu l’importance et la suffisance du clan Clinton d’une part, la réputation et la posture anti-establishment de Trump, la réponse aurait dû être, aurait été il y a un petit mois encore, que “ce que dit ce clown n’a aucun intérêt, aucun sérieux, et il n’y a pas à lui répondre”. »

(Et tiens, en aparté j’ajouterais celle-ci, comme une cerise sur le gâteau, pour confirmer ce tournant de la perception psychologique du “candidat Mister Trump”. Voilà qu’on interviewe tout à l’heure, sur LCI je crois, une envoyée spéciale de BHO en Europe, naturellement d’un beau black plein de nuances estivales, qui vient nous présenter l’intervention de Sa Majesté, [dans la nuit pour nous, je parle sous la responsabilité du décalage horaire], pour décrire l’état absolument florissant de l’Union, devant le Congrès si formidablement respectueux et uni devant son président. La présentatrice-LCI, qui ne ferait pas de mal à une mouche antiSystème, fait ingénument des remarques pleines de tendresse émues sur les larmes du président, – que d’aucuns jugèrent suspectes, – lorsqu’il nous parla de l’autre jour, avec tant d’émotion, des kids in the streets, à Chicago, en train de se faire flinguer par des armes en vente libre, beaucoup plus meurtrières que celles qui sont en vente contrôlée. Et la représentante de BHO, exultant et des étoiles plein les yeux, de s’exclamer “Même Donald Trump a dit qu’elles étaient vraies, qu’elles montraient l’émotion véridique du président !” Sensation ! Les larmes étaient vraies et Mister Trump a authentifié la chose... Drôle d’époque, me dis-je, où The Donald est l’autorité suprême attestant de l’authenticité des larmes de sa Majesté.)

Il s’agit d’une opération intellectuelle somme toute assez délicate, remarquable, et que j’ai pu observer cette fois dans mon propre chef, et pourtant comme si j’étais un observateur extérieur à moi-même. Jusqu’ici, disons à peu près depuis la fin du printemps 2015 où il est apparu comme un candidat “assez sérieux” du point de vue de la communication, Trump et sa candidature n’étaient pour moi rien d’autre qu’un objet de communication à propos duquel il fallait effectuer un travail de réflexion, j’allais dire “politique” mais pour m’apercevoir aussitôt que le qualificatif n’est nullement assuré... Ainsi Trump n’était-il au départ qu’un “événement” dont on ne savait rien, dont on ignorait s’il serait, cet “événement”, disons de pur entertainment, ou bien éventuellement avec des effets politiques indirects intéressants au travers du fonctionnement du système de la communication. La seule chose qui paraissait de quelque intérêt concernait les effets qu’il soulevait d’une façon générale, notamment à cause des réactions qu’il provoquait, avant même d’avoir existé en tant que tel … Non seulement “événement” avant d’espérer être un acteur politique, mais “événement” dont on irait jusqu’à dire d’une façon assez surréaliste qu’il était précédé de ses effets, dans une étrange inversion.

C’est à ce point, en se remémorant les premiers avatars de ce parcours, que l’on mesure l’extraordinaire sensibilité, presque une sensibilité d’hystérique ou d’une psychologie de cette trempe, qui régnait déjà, avant même l’apparition de Trump en tant que tel, dans ces structures molles et imprécises qui forment le canevas de la course à la présidence des États-Unis, dans ce grand pays qui paraît de plus en plus déstructuré, dissous de lui-même, comme maître-à-penser et exemple-d’être du grand courant de déstructuration-dissolution qui parcourt notre monde et dont il est le relais plein de zèle. Un esprit un peu excité dirait qu’“on l’attendait”, ce Trump “en-tant-qu’évènement”, ce qui ferait croire à une prédestination, une sorte de magie, ce qui n’est pas le cas ; mais ce n’est pas faux pour autant, “tout se passe comme si ‘on l’attendait’”, mais lui ou  un autre, n’importe qui et surtout n’importe quoi. Plus j’avance, bien souvent, ou disons plus je suis emporté par cette aventure (cette Grande Crise en général), plus je découvre que les hypothèses sur le désordre, les angoisses, les hystéries de tout ce qui est Système et autour sont toujours dépassées ; plus je découvre que ce que le Système a verrouillé en fait d’évènements incontrôlé, pour repousser à tous les coups une telle chose, et Dieu sait si cela semblait être le cas pour cette campagne présidentielles US de 2016, semble d’autant plus verrouillé jusqu’à ce point étonnant de l’inversion où le verrouillage complet et hermétique semble soudain comme un aimant qui attire l’“événement” qu’on n’attendait pas et qu’on ne voulait en aucune façon, et qu’il (le verrouillage) était censé interdire. Ainsi n’attendait-on pas Trump, en aucune façon, mais secrètement et sans le savoir on attendait comme avec une ferveur dissimulée “un événement” sans autre précision, et ce fut Trump qui vint. (Quand je dis “Trump”, je veux dire “Trump-sérieux” : c’est un habitué du coup “je vais me lancer dans l’élection“ mais cela dure en général le temps d’un pet de la pin sur une tringle à rideau ... Cette fois, hein, le pet a pris des proportions d'ouragan et le lapin s'est métamorphosé en The Donald !)

Tout cela revient donc à dire que, pendant plusieurs mois, je ne suivis qu’un “événement”, sans vraiment m’intéresser à sa cause sinon à sa matrice, ne lui demandant qu’une chose, – assez d’activités outrancières et d’agitations bombastiques pour troubler, inquiéter, angoisser, affoler l’establishment. A cet égard, je n’ai pas été déçu, The Donald est, dans le rôle de la bestiole, un modèle assez rare. Il n’empêche que je n’ai pas vu ni analysé, que je ne me suis intéressé qu’à un seul aspect des choses qui est, si l’on veut, le “déplacement d’air” dans le système de la communication que provoqua la candidature de The Donald. Cela impliquait, d’ailleurs assez logiquement, de suivre les choses d’un seul point de vue négatif : le dégât que causait “l’événement-The Donald” sur l’establishment, et ce qu’il révélait de la valeur de cet establishment. Comme dit encore justement Lind, en reprenant la même citation déjà faite mais en déplaçant simplement le “souligné en gras” d’un membre de phrase à l’autre : « ...Même si cela ne suffit pas à indiquer que Trump serait un bon président, cela suggère avec force que tous ses opposants ne sont absolument pas qualifiés pour l’être. »

D’autre part, mon comportement (“pendant plusieurs mois, je ne suivis qu’un ‘événement’, sans vraiment m’intéresser à sa cause sinon à sa matrice”) n’est pas de ma seule responsabilité, ni même de ma volonté, en ce sens que je ne pouvais faire autrement, – à moins d’ignorer purement et simplement le cas-Donald Trump, comme firent, au début, bon nombre de membres patentés de la presse-Système qui ont une panique terrorisée de tout événement nouveau qui n’est pas estampillé-Système comme on est enfermé dans une prison. C’est le système de la communication qui impose cette attitude de ne suivre que l’“événement”, en organisant les circonstances, l’apparat et la dynamique autour de la source de l’événement (Trump), en ignorant cette source (Trump) pour ne considérer que les effets de communication. (Lui-même, Trump, se prêtait à ce jeu, en utilisant ce qu’il percevait dans le système de la communication qui pouvait lui servir d’écho et d’amplificateur pour lui permettre d’affirmer sa position ; lui-même agissait, comme je l’ai mentionné plus haut, “d’un point de vue assez négatif”, en montrant par le déchaînement contre lui-même qu’il suscitait tous les travers, les paniques, l’intolérance, l’aveuglement et l’arrogance de l’establishment, ce qui alimentait évidemment la principale opinion du public qui est l’hostilité à l’establishment et renforçait implicitement sa propre position.) Ce que je veux dire par là est que nous n’avons jusqu’ici rien vu des présidentielles, des candidats, du candidat Trump, etc., mais plutôt une campagne de communication d’une grande puissance naturellement suscitée par le système de la communication lui-même, qui a par sa nature le goût de l’éclat, de l’excès, du sensationnalisme, – et, c’est dans ces occasions qu’il sait montrer, ce système, son côté Janus qui peut être si productif, si vertueux pour la cause des antiSystème, ces “sans-papier du Système”, – pour ma cause, par conséquent, sans aucun doute, et sans nulle compromission, moi, avec le Système... (J’aurais aimé, moi, et pour faire un aparté, que tous les sans-papier eussent cette même vertu et cette même indépendance par rapport aux puissances qui nous oppriment.)

Ainsi The Donald nous a-t-il jusqu’ici servi d’“outil” extrêmement efficace, ou d’“idiot utile” si vous voulez, à nous antiSystème, comme il a joué le rôle de repoussoir et de punching-ball, sorte de monstre “poutinisé”, pour tout ce qui est Système, et notamment la presse-Système ; et, de ces deux opportunités, il est vrai qu’il a été beaucoup plus efficace pour nous dans ce sens, la presse-Système s’étant une fois de plus roulée dans son autocensure et sa servilité à ses propres chaînes acceptées avec empressement. Désormais, cette phase est fixée plus qu’achevée, c’est-à-dire qu’elle est constituée et qu’elle va continuer à produire ses effets tant que Trump sera dans le cours des présidentielles ; elle constitue désormais un tout, une machine de guerre de communication de création spontanée, bien constituée et appréciable pour ce qu’elle est, et elle ne fait en rien préjuger de ce qu’il faut penser de celui qui est en train de devenir le “candidat Donald Trump”. Mon propre jugement sur lui est à peu près à ce stade, mise à part évidemment, — et ce n’est pas rien, — l’estime que je peux porter à une bestiole de cet acabit qui a joué un rôle antiSystème dévastateur pendant de très longs mois, sans jamais reculer, au contraire constamment sur l’offensive, sabre au clair, vulgarité furieuse comme un étendard, ricanement sans jamais désemparer.

Désormais, nous allons voir ce que nous allons voir, sans préjuger de rien, ni sur une possible victoire, ni sur une probable défaite, — énoncé prudent à ce stade de ce qu’on suppose être les rapports de force où il devrait être avisé de penser que le Système n’a pas encore dit son dernier mot et que l’establishment peut avoir la peau de Trump (tout comme Trump lui-même pourrait brusquement s’effondrer, certes, pour quelque raison imprévue, et disparaître, pffuit, comme un jeu de cartes dans les mains d’un magicien). Nous voilà, sans préjuger de rien non plus sur la voie du jugement politique circonstancié ou plutôt sur les jugements politiques changeants qu’on pourra porter sur l’homme politique qui va se profiler derrière le candidat. Pourtant voici encore un autre phénomène : d’une façon assez singulière, mon impression est qu’au plus l’on progresse sur la voie de l’institutionnalisation de la candidature Trump, avec les inconnues qui vont avec sur la durabilité de la chose, au plus la candidature-Trump elle-même devient une inconnue comme s’il s’agissait d’un trompe-l’œil dissimulant bien des mystères.

Ainsi l’on entre dans une nouvelle phase qu’on croyait déjà deviner précisément, en découvrant que ce que nous croyions en savoir n’est pas du tout assuré, et même que le jugement peine à s’y retrouver. D’une première phase qui constituait une chose inconnue que nous avions découverte mais qui semblait pouvoir laisser présager ce que serait la deuxième phase, nous entrons dans cette deuxième phase en appréciant aussitôt et a contrario qu’elle est au moins aussi inconnue que pouvait l’être la première à ses débuts, et qu’elle l’est peut-être plus encore comme si la première phase au lieu de nous préparer et de nous éclairer sur la seconde avait au contraire compliqué les choses en éclairant un paysage général, d'habitude soigneusement lissé par le Système, effectivement d’une extrême complication.

... Ainsi, à partir de ce moment où ce qui n’était qu’un “événement” (de communication) devient un “événement politique” dont on se dit qu’on va pouvoir le maîtriser et l’évaluer, voilà qu’il apparaît que ce second événement (“événement politique”) pourrait se dessiner comme complètement mystérieux, différent et encore plus imprévisible. Le système de la communication, qui a été la principale dynamique à l’œuvre dans le premier événement, qui semblait devoir reprendre une place plus normale dans le processus des présidentielles alors qu’il aborde la scène finale, redouble d’activité par d’autres voies pour rendre l’entrée en scène de The Donald devenu “Mister Trump” mystérieuse selon des appréciations différentes.

..  Mais j’arrête là pour ne pas me perdre dans la poursuite de ces supputations sans fin d’une situation dont on parle peu sinon en termes simplistes et qui s’avère extraordinairement complexe, tendue, et finalement sans précédent. Il est vrai qu’il n’y a guère eu de précédent dans l’histoire électorale des États-Unis où un complet outsider, un rigolo-devenu-candidat, un milliardaire capricieux, complètement hors des normes politiques, se soit imposé aussi clairement comme le candidat principal et désormais quasiment incontesté à “la course à la Maison-Blanche”. (Perot, en 1992, n’a jamais été favori dans les sondages.) Peu nous importe qu’il soit républicain ou pas, que son programme soit ceci ou cela, qu’on puisse lui mettre telle ou telle étiquette, etc., seul importe ce fait qu’il n’est pas “de leur monde” (celui de la politique, et là en y comprenant les marginaux devenus antiSystème comme l’était Ron Paul), qu’il n’est pas “one of us”, et que pourtant tout nous dit dans ce qui est disponible dans l’appareil statistique, dans l’audience des télévisions, dans les échos populaires, qu’il est pour l'indstant celui qui a le plus de chance... Je crois qu’on ne mesure pas de quel événement, cette fois sans guillemets, il s’agit, – et j’irais jusqu’à ajouter expressément, sans hésiter une seconde, que moi-même, non plus, je ne mesure pas de quel événement il s’agit. Le Ciel, lui, il sait...