De Strangelove à Breedlove...

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 2009

De Strangelove à Breedlove...

Non, admettez tout de même que le destin a d’étranges facéties, – et nous-mêmes, sans les réaliser aussitôt ! Le général commandant en chef des forces de l’OTAN qui se trouvent face à la Russie dans la crise ukrainienne, un général de l’USAF placé au poste de SACEUR, se nomme Breedlove. Cela signifierait aussi bien “produire l’amour”, ou bien encore “engendrer l’amour” ; alors, sans penser à plus salace que cela, il est vrai que doit vous venir à l’esprit le nom de Strangelove (“Amour étrange”, ou “Folamour”), qui est le titre du film de Kubrick de 1964, – Dr. Strangelove, Or How I Learned to Love the Bomb, – et ainsi a-t-on le général Breedlove qui “engendre l’amour”, et cet amour qui pourrait bien être ce Strangelove de 1964. Dans tous les cas, John Pilger fait avec sagacité et à-propos le rapprochement entre les deux noms, dans son commentaire, notamment sur Antiwar.com le 19 avril 2014The Strangelove Effect – Or How We Are Hoodwinked Into Accepting a New World War»).

«Since Washington’s putsch in Kiev – and Moscow’s inevitable response in Russian Crimea, to protect its Black Sea Fleet – the provocation and isolation of Russia have been inverted in the news to the “Russian threat”. This is fossilized propaganda. The US Air Force general who runs NATO forces in Europe – General Breedlove, no less – claimed more than two weeks ago to have pictures showing 40,000 Russian troops “massing” on the border with Ukraine. So did Colin Powell claim to have pictures of weapons of mass destruction in Iraq. What is certain is that Obama’s rapacious, reckless coup in Ukraine has ignited a civil war and Vladimir Putin is being lured into a trap.

»Following a 13-year rampage that began in stricken Afghanistan well after Osama bin Laden had fled, then destroyed Iraq beneath a false flag, then invented a “nuclear rogue” in Iran, dispatched Libya to a Hobbesian anarchy and backed jihadists in Syria, the US finally has a new cold war to supplement its worldwide campaign of murder and terror by drone.

»A NATO Membership Action Plan or MAP – straight from the war room of Strangelove – is General Breedlove’s gift to the new dictatorship in Ukraine. “Rapid Trident” will put US troops on Ukraine’s Russian border and “Sea Breeze” will put US warships within sight of Russian ports. At the same time, NATO war games throughout eastern Europe are designed to intimidate Russia. Imagine the response if this madness was reversed and happened on America’s borders...»

Le rappel de Strangelove par Pilger est bienvenu. Bien entendu, la référence est, ou devrait être dans tous les esprits avertis des risques réels qui se trouvent à peine dissimulés, derrière cette monstrueuse crise ukrainienne. Nous-mêmes l’avons évoqué, Strangelove, récemment encore, également à propos de l’attitude si étonnamment désinvolte d’Obama concernant l’hypothèse d’un affrontement militaire direct avec la Russie (voir le 20 mars 2014). Cette attitude désinvolte, et sans la moindre conscience de l’ampleur des risques courus d’une façon générale, avec l’hypothèque de la guerre nucléaire, apparaît encore dans une intervention plus récente du même Obama, qui se trouve être président des Etats-Unis (voir le 18 avril 2014).

Évoquant Strangelove, Pilger rappelle les personnages et l’une ou l’autre scène fameuse du film. Il rappelle combien ce film est inspiré de personnages réels, et même de situations réelles, ce qui était d’ailleurs bien dans la manière de Kubrick qui introduisait dans tous ses films de très nombreux symboles, des références cachées, etc., qui constituent aujourd’hui un domaine d’étude spécifique. Il est en général admis que le général Turgidson, chef d’état-major de l’USAF, représente la psychologie un peu caricaturée du général LeMay, lui-même chef d’état-major de l’USAF jusqu’en 1964 et bien connu pour saliver à propos des décomptes de dizaines de millions de morts qu’aurait causés l’une ou l’autre mission des B-52 de “son” Strategic Air Command (SAC). Quant à la véracité recréée de la situation et du propos, on se reportera à la réaction de Daniel Ellsberg lorsqu’il vit le film à sa sortie en 1964, commentant simplement : “C’est un documentaire sur le SAC” (voir le 29 janvier 2010). Pilgen : «I watched Dr. Strangelove the other day. I have seen it perhaps a dozen times; it makes sense of senseless news. When Major T.J. “King” Kong goes “toe to toe with the Rooskies” and flies his rogue B52 nuclear bomber to a target in Russia, it’s left to General “Buck” Turgidson to reassure the President. Strike first, says the general, and “you got no more than 10 to 20 million killed, tops.”

»President Merkin Muffley: “I will not go down in history as the greatest mass-murderer since Adolf Hitler.”

»General Turgidson: “Perhaps it might be better, Mr. President, if you were more concerned with the American people than with your image in the history books.”

»The genius of Stanley Kubrick’s film is that it accurately represents the cold war’s lunacy and dangers. Most of the characters are based on real people and real maniacs. There is no equivalent to Strangelove today, because popular culture is directed almost entirely at our interior lives, as if identity is the moral zeitgeist and true satire is redundant; yet the dangers are the same. The nuclear clock has remained at five minutes to midnight; the same false flags are hoisted above the same targets by the same “invisible government”, as Edward Bernays, the inventor of public relations, described modern propaganda.»

Ces temps étaient peut-être fous, comme le montre Kubrick, mais peut-être moins, beaucoup moins que nos temps actuels où l’hypothèse et l’hypothèque de la guerre nucléaire sont étrangement ignorées, ou presque. Comme on le lit, Pilgen observe justement combien Strangelove présente des situations et des personnages complètement absents de nos esprits («There is no equivalent to Strangelove today, because popular culture is directed almost entirely at our interior lives, as if identity is the moral zeitgeist and true satire is redundant...»). Il attribue ce fait, cette absence extraordinaire du danger de la guerre nucléaire sous la forme symbolique et populaire, à “notre culture”, mais nous-mêmes irions plus loin et jugerions que nos psychologies ont été complètement transformées, et d’ailleurs plus par la puissance du système de la communication que par “nos cultures”. Cette formidable poussée transformant la psychologie s’est faite au travers de l’“individualisation”, vers l’individu, l’individualisme, l’identité de soi et rien d’autre, refermé sur le reste du monde sinon l’acquiescement aux slogans convenus du Système, avec la perte du sens collectif des événements, et la sensation de plus en plus répandu chez l’individu de n’être pas concerné par la plupart des événements collectifs, et encore plus par des événements collectifs dont il ignore finalement la possibilité, ou dont il n’accepte pas la possibilité.

Il nous semble que cette situation psychologique joue un grand rôle dans l’extraordinaire farce tragique qu’est la crise ukrainienne, essentiellement du côté du bloc BAO, où même les dirigeants, – où surtout les dirigeants semblent avoir perdu la perception de la monstruosité de la possibilité de la guerre nucléaire. On a clairement cette sensation avec Obama, comme avec nombre de dirigeants occidentaux en Europe ; on en est encore à attendre, parmi les cris d’indignation sur tel ou tel aspect de la crise, parmi les mesures militaires de démonstration recommandées, etc., une voix un peu plus mesurée qui nous rappellerait ce qu’est le risque d’un affrontement militaire entre les USA et la Russie, les deux puissances nucléaires stratégiques qui sont impliquées. (Il nous semble bien entendu que, du côté russe, la situation est sans nul doute certainement très différente. Il est manifeste que les Russes ont une conscience beaucoup plus nette de la dangerosité objective de la situation, ce qui explique sans doute divers aspects de leur démarche et de leur comportement dans la crise.)

Il nous paraît que cette dimension psychologique représente une force considérable dans le développement de la crise, comme si la tension même de la crise confirmait la vision réductrice du danger qu’elle recèle. Cette situation permet effectivement l’aggravation de la crise, particulièrement aux niveaux de la perception et de la communication qui ont toujours été considérées comme les domaines fondamentaux des relations entre les puissances nucléaires pendant la guerre froide, justement parce que par leurs canaux, en cas de dysfonctionnement, on pouvait aboutir à une situation d’affrontement qu’on voulait éviter à tout prix. Aujourd’hui, toujours à cause de cette psychologie essentiellement du côté du bloc BAO, rien ne freine l’évolution vers des situations imprévues où justement l’on pourrait déboucher sur le risque nucléaire suprême. La conduite des USA, ponctuant des négociations dites de “désescalade” par des quasi-insultes officielles et des renforcements de forces US dans les pays limitrophes de la Russie, est un des moteurs essentiels de cette dynamique. La description plus large qu’offre Pilger dans son article, observant le même comportement US dans la zone asiatique, contre la Chine, conduit à la conclusion que l’une des deux puissances nucléaires stratégiques du monde a effectivement perdu tout contact de perception avec la signification de ce statut qui est le sien. Nous ne sommes plus à l’époque où les milieux officiels craignaient que l’un ou l’autre Strangelove impliqué dans la direction du pays suscitât une évolution du type décrit par le film (on sait que Kennedy avait encouragé, au début des années soixante, des films de ce type) ; nous sommes à l’époque où les USA sont devenu Strangelove lui-même, en oubliant désormais de réaliser ce que cela signifie en fait de risques stratégiques, sinon de risques ontologiques. Pour autant, et en observant le nombre de spéculations des milieux indépendants concernant un tel risque, et peut-être, sans doute si la crise se poursuit à ce rythme, la probabilité que la Russie elle-même évoque ce risque, nous considérons plus que jamais qu’à un moment la réalité de cette hypothèse catastrophique va finalement transpercer le barrage psychologique qui la repousse pour l’instant. Il s’agira sans aucun doute d’un moment-clef de la crise (voir le 23 mars 2014).

 

Mis en ligne le 19 avril 2014 à 16H56