Un désordre supersonique

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Un désordre supersonique

25 juin 2008 —On reparle d’une attaque contre l’Iran, après en avoir beaucoup parlé, et à tant de différentes reprises que l’Iran devrait être rayée de la carte. Cette fois, ce qui caractérise les “bruits divers”, c’est un désordre certain, qui rend dans ce cas un son assez juste pour caractériser la situation générale. Les positions des uns et des autres, telles qu’on les perçoit, illustrent assez bien l’hypothèse envisagée autant que la situation politique générale caractérisées effectivement par le désordre.

L’“alerte” actuelle a été suscitée, ou confirmée dans tous les cas, par un exercice aérien massif effectué par les Israéliens, simulant éventuellement une attaque contre l’Iran. Cet exercice est diversement commenté. Nous avons choisi, pour le commentaire, un texte de George Friedman, directeur de Stratfor.com (en accès gratuit le 23 juin). Le commentaire de Friedman, ainsi que la description et les détails qu’il donne de l’exercice, sont intéressants. Friedman est assez affirmatif: pour lui, cet exercice est un leurre, un acte d’intimidation, qui n’annonce nullement une attaque… (On remarquera que l’analyse de Friedman porte sur le “bloc” américano-israélien, comme si les deux pays étaient liés dans leurs projets.)

«Finally, the Israelis and Americans might not be intending an attack at all. Rather, they are — as the Iranians have said — engaged in psychological warfare for political reasons. The Iranians appear to be split now between those who think that Ahmadinejad has led Iran into an extremely dangerous situation and those who think Ahmadinejad has done a fine job. The prospect of an imminent and massive attack on Iran could give his opponents ammunition against him. This would explain the Iranian government response to the reports of a possible attack — which was that such an attack was just psychological warfare and could not happen. That clearly was directed more for internal consumption than it was for the Israelis or Americans.

»We tend toward this latter theory. Frankly, the Bush administration has been talking about an attack on Iran for years. It is hard for us to see that the situation has changed materially over the past months. But if it has, then either Israel or the United States would have attacked — and not with front-page spreads in The New York Times before the attack was launched. In the end, we tend toward the view that this is psychological warfare for the simple reason that you don’t launch a surprise attack of the kind necessary to take out Iran’s nuclear program with a media blitz beforehand. It just doesn’t work that way.»

Là-dessus, CBS.News annonce le départ de l’amiral Mullen, président du Joint Chief of Staff, pour Israël. L’analyse de CBS (du 24 juin) suggère clairemente l’idée que, dans cette partie, Israéliens et Américains ne jouent pas la même partition.

«Joint Chiefs Chairman Admiral Mike Mullen leaves Tuesday night on an overseas trip that will take him to Israel, reports CBS News national security correspondent David Martin. The trip has been scheduled for some time but U.S. officials say it comes just as the Israelis are mounting a full court press to get the Bush administration to strike Iran's nuclear complex.

»CBS consultant Michael Oren says Israel doesn't want to wait for a new administration. “The Israelis have been assured by the Bush administration that the Bush administration will not allow Iran to nuclearize,” Oren said. “Israelis are uncertain about what would be the policies of the next administration vis-à-vis Iran.”

»Israel's message is simple: If you don't, we will. Israel held a dress rehearsal for a strike earlier this month, but military analysts say Israel can not do it alone. “Keep in mind that Israel does not have strategic bombers,” Oren said. “The Israeli Air Force is not the American Air Force. Israel can not eliminate Iran's nuclear program.”»

Le même rapport de CBS.News ne manque pas de rapporter ce qu’on sait maintenant de façon universelle, qui apparaît ici presque comme une “position officielle”, ou, plutôt, comme une “divergence officielle” de positions: «Vice President Cheney is said to favor a strike, but both Mullen and Defense Secretary Gates are opposed to an attack which could touch off a third war in the region.»

• Effectivement, l’inévitable Cheney veut une attaque et Bush n’est pas loin de cette position. On a assez dit que, durant sa dernière visite en Europe, Bush a annoncé aux divers “amis” qu’il ordonnerait une attaque en septembre prochain. C’est un peu la thèse des “néo-conservateurs” comme Kristol, qui annonce le 22 juin que Bush attaquera l’Iran s’il croit qu’Obama va l’emporter.

• Mais, alors, que vient faire cette manœuvre israélienne, comme pour annoncer, ou faire dire sans aucun doute, qu’une attaque se prépare, pour très vite et pas pour septembre? Et voilà que c’est l’amiral Mullen qui se précipite en Israël, dont on sait qu’il est quasi-officiellement adversaire d’une attaque.

• Le commentaire de Friedman est d’autant plus intéressant qu’on le sait proche du Pentagone. (L’équipe originelle de Stratfor.com, constituée en 1996-97, était faite d’officiers de la Defense Intelligence Agency en désaccord avec la politique de l’administration Clinton. Les liens avec le Pentagone ont subsisté.) Lorsqu’il écrit : «Frankly, the Bush administration has been talking about an attack on Iran for years. It is hard for us to see that the situation has changed materially over the past months.», – c’est l’adverbe “materially>D>” qui importe. Friedman écrit comme s’il voulait dire que Bush n’a pas plus “les moyens” d’attaquer aujourd’hui qu’hier; cela ne porte pas sur les capacités US, qui restent suffisantes tout de même pour une attaque contre l’Iran… Veut-il dire, d’une façon elliptique, que le Pentagone (les militaires) s’oppose toujours autant à l’attaque, privant effectivement Bush des moyens “matériels” d’attaquer? Dans ce cas, l’analyse de Friedman, si elle est lue par les planificateurs israéliens, sonnerait comme un avertissement pour ces Israéliens, à propos de la position des militaires US.

• D’autre part, qui sont ces “planificateurs israéliens”? Qui sont les chefs qui ont ordonné l’exercice des forces aériennes israéliennes? En d’autres termes, la structure militaire israélienne est-elle complètement sous contrôle du pouvoir civil ou l’est-elle aussi peu que l’est la structure militaire US par rapport à son pouvoir civil? L’autorité du gouvernement israélien ne vaut guère mieux aujourd’hui que celle de l’administration GW Bush, alors que le Premier ministre survit misérablement entre des accords politiques ficelés de bric et de broc et une enquête de corruption. Le réalité de cette situation pourrait être étonnante, avec deux structures militaires pas loin d’être libres de leurs mouvements, théoriquement alliées, mais qui en réalité suivraient des buts dissemblables sinon antagonistes.

Le désordre comme raison et façon d’être

Ce qu’il y a de caractéristique dans cette nouvelle vague de rumeurs d’une attaque contre l’Iran, c’est qu’elle semble assez bien correspondre, dans les hypothèses esquissées comme dans les situations devinées, au désordre de la politique occidentale et à l’absence de dessein fondamental des autorités politiques. Le spectacle qui se développe est celui d’un paradoxe: les affrontements de conception sont plus sévères à l’intérieur du camp occidental et, plus encore, à l’intérieur de “camp” américano-israélien, qu’entre ce “camp” et l’Iran.

Considérée d’une façon plus générale, le même désordre reste la principale caractéristique de la situation. Alors que les économies occidentales se débattent dans des contradictions systémiques avec les crises financière, alimentaire et pétrolière d’une part, avec la crise environnementale et ses conséquences de l’autre, l’affrontement potentiel avec l’Iran apparaît comme une cause annexe, une crise marginale sinon dérisoire dont pourtant les conséquences aggraveront nécessairement, jusqu’à de possibles ruptures, les crises systémiques en cours (crises financière, alimentaire et pétrolière). Ce constat renforce encore la perception de cloisonnements hermétiques et d’absence d’impulsion centrale, avec cette impuissance à connecter et à confronter les crises systémiques en cours et les convulsions bellicistes du système. Aucun esprit, aucun service, aucune perception ne semble capable d’embrasser la globalité de la situation, pour déterminer les nécessités et les priorités.

Plus encore, les motifs généraux ne cessent de s’abaisser puisqu’il apparaît aujourd’hui de plus en plus évident que les motivations politiques intérieures US jouent un grand rôle dans l’agitation belliciste de certaines fractions du pouvoir US. Comme les Israéliens eux-mêmes, avec en plus le motif de chercher à tout prix à conserver le pouvoir au parti républicain, la fraction belliciste US considère Obama comme un danger mortel pour sa politique belliciste. Obama aura beau donner et encore donner des gages, et il ne s’en prive pas, le soupçon ne cessera de grandir quant à ses ambitions réelles. Les Israéliens ont la même attitude, malgré la stupéfiante affirmation d’allégeance d’Obama devant l’AIPAC, le lobby sioniste de Washington.

La situation en arrive à un point où l’on pourrait considérer que la direction US (Président + VP) chercherait à s’appuyer sur les militaires israéliens et la fraction extrémiste (plutôt Netanyahou, dans l’opposition, que le Premier ministre Olmert) pour avoir un outil leur permettant d’attaquer l’Iran. Les extrémistes israéliens, de leur côté, jouerait le même jeu, pour leur compte, avec le couple Bush-Cheney. Pendant ce temps, le camp adverse ne reste pas inactif, comme on le voit avec le voyage de l’amiral Mullen en Israël. Quels que soient les motifs officiels et les déclarations qu’on entendra, il apparaît clairement que les militaires US veulent décourager leurs collègues israéliens de tenter quelque chose contre l’Iran.

Dans ce surprenant désordre et si l’on prend au sérieux le projet d’attaque, l’aspect opérationnel, son efficacité notamment, semble être passé au second plan. La question devient plutôt: y aura-t-il une attaque ou n’y aura-t-il pas une attaque? Quant aux résultats concrets de cette attaque, cela paraît devenir secondaire par rapport à l’importance de l’enjeu d’effectivement parvenir à lancer une attaque. Du coup, et comme en désespoir de cause, on retrouve les mêmes penchants théoriques que ceux qu’on a entendus pendant des années pour nous faire prendre des catastrophes pour des succès exceptionnels: ce qui compte n’est plus tant le résultat d’une frappe que le désordre provoquée par cette frappe. Pour le couple Bush-Cheney, cela implique d’imposer à sa succession, quelle qu’elle soit, une situation de désordre qui empêchera de choisir une autre voie que celle de l’affrontement. C’est la “madman theory” que Nixon affectionnait particulièrement, que Kissinger avait utilisée auprès des Nord-Vietnamiens pour obtenir des concessions (du type: “Nixon est un fou, si vous ne me faites pas des concessions il lancera des frappes militaires sans aucune retenue ni le moindre but constructif, simplement pour vous punir”), – cette fois appliquée effectivement plutôt qu’utilisée comme méthode brutale de négociation. Cette occurrence est d’autant plus forte que les premiers sondages pour les présidentielles montrent un McCain en déroute devant un Obama triomphant.

Le désastre annexe de cette affaire nous concerne, nous Européens. La plupart des analystes européens croient qu’il y a une crise iranienne per se, c’est-à-dire compréhensible par ses seuls composants directs, principalement l’Iran et l’enjeu qui oppose ce pays notamment aux USA et à Israël, et donc qu’on peut analyser et appréhender cette crise en fonction de cela seulement. C'est d'une naïveté que seule la croyance aveugle à la raison peut expliquer. La “diplomatie” européenne est dans une situation intellectuelle pire qu’elle n’a jamais été. Elle ne comprend pas que, plus encore que du temps de la Guerre froide où la politique de l’URSS et du camp communiste ne pouvait se comprendre qu’en référence à la situation et à l’évolution du pouvoir soviétique, les situations intérieures des principaux acteurs, notamment Israël et les USA, et essentiellement les USA, jouent un rôle central dans la crise iranienne.

Quant à vous dire s'il y aura ou non une attaque...