Washington, centre et matrice de la crise du monde

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Washington, centre et matrice de la crise du monde


26 mai 2008 — On peut toujours avancer l’explicaton de manoeuvres, voire de machinations diverses. Mais les faits commencent à être trop puissants pour autoriser encore, sans gêne grandissante, de telles interprétations. Ils nous exposent l’extraordinaire décadence américaniste et l’effondrement de la diplomatie US au Moyen-Orient, région désignée comme “le centre stratégique” du monde que la politique bushiste devait une fois pour toutes placer sous protectorat américaniste, – région fondamentale de l’enjeu et du défi hégémoniques posé et lancé par les USA en ce début de XXIème siècle. La décadence accélérée se fait selon les règles elles-mêmes instituées par les USA, sur le terrain de leur choix, là où ils s’estimaient irrésistibles.

Le coup de grâce de la semaine a été donné par l’annonce de négociations entre Israël et la Syrie, sans consultations des USA (Martin Chulov, de The Australian, le 24 mai: «Washington is still reeling from two strategic defeats this week in its regional showdown with arch-foe Iran, and several key policy-makers have claimed the hardest blow came from staunch ally Israel»). Le 23 mai, sur CNN, le président démocrate de la commission des relations extérieures du Sénat, le sénateur Joe Biden, observait furieusement, en réponse à la suggestion des républicains que les démocrates sont weak (faibles) sur les questions de sécurité nationale:

«[What] I’m saying is I’m sick and tired of Republicans characterizing Democrats, generally, as well as Barack and Hillary as being weak on national security. The truth is, we’ve never been weaker in the last 100 years in terms of our position in the world than under this administration. I’ve never seen a time in the seven Presidents I’ve been with when America’s been less respected around the world and has had less leverage, and the idea that we sit there and let this President and my friend, John McCain, characterize us as weak is just preposterous.»

Nous choisissons trois articles pour résumer cette position d’extraordinaire faiblesse des USA, si caractéristique dans leur situation complètement isolée et discréditée au Moyen-Orient. On a déjà cité celui de The Australian sur l’affaire Israël-Syrie.

• Un article de Sami Moubayed sur Atimes.com le 23 maiHistory in the making for Hezbollah»), détaille ce que l’auteur juge être la victoire du Hezbollah aux négociations de Doha: «British statesman Sir Winston Churchill once said, “History will be kind to me for I intend to write it.” On another occasion, he said, “Although prepared for martyrdom, I preferred that it be postponed.” These two quotes came to my mind, as I imagined Hasan Nasrallah, the secretary general of Hezbollah, seated somewhere in Beirut, watching his allies and opponents hammer out a deal in Doha – to his favor – on Wednesday. He must have been a very happy man because all of the Doha resolutions were almost tailor-made to Nasrallah's liking…»

• Embrassant d’une façon plus globale la situation au Moyen-Orient un article de McClatchy Newspapers observe: «In a week of dramatic developments in the Middle East, the most dramatic development of all may have been the fact that the United States, long considered the region's indispensable player, was missing in action.» L’analyse, publiée le 23 mai, commence par le constat résumé de cette étrange semaine où, comme par un développement naturel, les nouvelles se sont accumulées pour faire un impressionnant détail de la défaite américaniste, –

«Over the past few days:

»– The Lebanese government, which has received $1.3 billion and political support from the Bush administration, compromised with the Hezbollah-led opposition, giving the Iranian-backed Shiite Muslim group, which Washington considers a terrorist organization, a greater role in running the country.

»– Israel ignored U.S. objections and entered indirect peace talks with Syria through Turkey, another longtime U.S. ally.

»– The U.S.-backed Iraqi government of Prime Minister Nouri al Maliki deployed military forces to Baghdad's Sadr City slum under an agreement that specifically excluded U.S. troops.

»– Saudi Arabia, a crucial oil supplier and long a major buyer of U.S. weapons, is quietly closing what could be a multibillion-dollar arms deal with Russia, according to a U.S. defense official.»

D’autre détails sont donnés par McClatchy Newspapers sur les événements de la semaine dernière, avec le rôle de la Turquie comme intermédiaire entre Israël et la Syrie. Dans tous les cas, au contraire de la pseudo-logique de puissance dont nous sommes matraqués depuis des années, l’attitude des uns et des autres, et particulièrement des amis des USA, vis-à-vis des USA, fut de recommander l’abstention et la discrétion de cette puissance naguère si présente... «Firas Maksad, a well-connected Lebanese-American analyst in Washington, said U.S.-backed Prime Minister Fouad Siniora and members of his March 14 movement urged the Bush administration not to take too public a role, for fear that they'd be labeled American lackeys. The State Department was eager to help and frustrated “at being held back by Beirut,” Maksad said.»

Donnez-nous notre Jimmy Carter

Cette semaine du 19 mai 2008, suivant le voyage de GW Bush dans la région et le ponctuant comme d’un commentaire sardonique et impitoyable, résume la trajectoire de la politique extérieure US depuis le 11 septembre 2001, et même depuis les années 1990.

Elle la résume mais en lui donnant des dimensions nouvelles et en imposant des questions pour l’avenir. Certains commentateurs y voient l’“adaptation” des différentes forces au Moyen-Orient à la fin de l’époque Bush, en attendant la nouvelle administration. Mais les différents événements survenus la semaine dernière suggèrent qu’il y a bien plus qu’une attente. Les initiatives prises ne sont pas des initiatives d’attente mais, au contraire, des initiatives destinées à donner rapidement des fruits, ou dont on attend qu’elles donneront rapidement des fruits. Elles divergent, parfois radicalement, de l’orientation classique de la politique US. Dans ce sens, on ne peut parler d’une situation d’attente. Il s’agit d’une situation où les acteurs du Moyen-Orient prennent une position de plus en plus indépendante.

L’un des points les plus marquants est certainement la question des relations entre Israël et la Syrie, avec l’attitude d’Israël. Il semble que les Israéliens soient arrivés au bout de ce qu’ils peuvent attendre d’une administration qui est pourtant la plus pro-israélienne depuis qu’Israël existe. Le constat implicite qu’ils font est, par conséquent, que la paralysie du système américaniste est en train de prendre le dessus sur toutes les orientations politiques qu’on voudrait lui donner. La démarche israélienne n’est pas l’affirmation consciente d’une nouvelle orientation politique mais un jalon important vers l’établissement d’une nouvelle situation qui impliquera la nécessité de cette nouvelle orientation.

La victoire politique du Hezbollah est un autre signe de cette capitulation du schéma politique extrémiste et manichéen de ces dernières années devant les contraintes des réalités. Elle contribue elle aussi à déterminer une nouvelle situation. L’évolution en Irak est du même ordre. Elle justifie les considérations de Michael Schwartz sur le rôle fondamental de la résistance du peuple irakien depuis l’occupation, sur ce que Schwartz désigne à juste titre comme son “sacrifice”. Dans son texte du 22 mai sur TomDispatch.com, Schwartz rappelle, avant d'enchaîner sur le sacrifice des irakiens, les rêveries hégémoniques d’un New American Century de tout l’establishment washingtonien...

«In Washington, for Democratic as well as Republican politicians, the outpost idea remains at the heart of the policy agenda for Iraq in this election year, along with a neoliberal economy featuring a modernized oil sector in which multinational firms are to use state-of-the-art technology to maximize the country's lagging oil production.

»Iraqi resistance of every kind and on every level has, however, prevented this vision from becoming reality. Because of the Iraqis, the glorious sounding Global War on Terror has been transformed into an endless, hopeless actual war.

»But the Iraqis have paid a terrible price for resisting. The invasion and the social and economic policies that accompanied it have destroyed Iraq, leaving its people essentially destitute. In the first five years of this endless war, Iraqis have suffered more for resisting than if they had accepted and endured American military and economic dominance. Whether consciously or not, they have sacrificed themselves to halt Washington's projected military and economic march through the oil-rich Middle East on the path to a new American Century that now will never be.»

Effectivement, comme le signale Schwartz, cette “rêverie hégémonique” continue officiellement à être le fondement de la politique extérieure US, d’après ce qu’on peut lire du programme des candidats. Le conformisme de la pensée, dans cette direction washingtonienne, est d’une puissance extraordinaire.

Cela, ajouté à la paralysie dont on peut avancer qu’elle est plus d’ordre structurel que le fait de la seule administration GW Bush, rend audacieux d’envisager un changement complet d’orientation qui rencontrerait le sens de l’évolution générale constatée au Moyen-Orient. La dégradation de la situation à Washington à cet égard est telle qu’un commentateur peut envisager comme bénéfique la suggestion, sans sourire du tout en vérité, que la seule solution serait que nous ayons à nouveau Jimmy Carter, 83 ans, comme futur président des USA.

C’est dire que nous n’entretenons guère d’espoir que la future administration, quelle qu’elle soit, veuille ou, surtout, puisse imprimer une modification radicale à la politique extérieure US, – à moins d’un événement extraordinaire, d’une “révolte” de certains dirigeants contre le système, d’un “coup d’Etat” contre le système rencontrant “l’hypothèse gorbatchévienne”, – on verra. D’ici là, d’ici janvier 2009, il y a de fortes probabilités que la situation du Moyen-Orient aura évolué d’elle-même, indépendamment d’un Washington encalminé dans sa super-paralysie, jusqu’à peut-être établir des conditions inconciliables avec la politique US. La prochaine administration serait alors confrontée à une situation au Moyen-Orient, et quasiment une situation mondiale, en complet antagonisme avec la politique extérieure structurelle des USA.

L’échec du projet américaniste se marque aujourd’hui d’une façon éclatante dans cette situation du Moyen-Orient, pièce stratégique centrale du “rêve américain” cuvée-9/11. (Quelle différence entre cette région, qu’on disait totalement soumise au pouvoir américaniste et corrompue par lui, et la stupide et paradoxalement arrogante servilité européenne, – faite à parts égales d’aveuglement et de contentement de soi, ou la soumission à l’influence américaniste est érigée en vertu orwellienne d’autorité et d’indépendance.) Désormais, d’une façon éclatante et indubitable, la crise du monde est installée à Washington même, au coeur de l’américanisme, et elle est directement entretenue par lui dans une attitude et processus caractéristiques d'auto-destruction.