Les limites de la raison la plus rigoureuse face à la crise systémique

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Le commentateur Martin Wolf, du Financial Times, est un esprit rigoureux, sans nul doute. Il est très écouté et très influent; il représente une tendance conservatrice sérieuse, il est partisan du libéralisme et du libre-échange mais sans exaltation et capable de reconnaître, d’identifier des événements importants même si ceux-ci vont contre ses engagements et ses convictions idéologiques. Cette fois (le 13 mai), il s’attaque à la question du prix du pétrole et, d’une façon plus générale, la question du pétrole en tant que ressource limitée en déclin accéléré.

Wolf ne barguigne pas. Inutile de chercher des explications alambiquées, des faux-fuyants. Pour lui, la crise est grave, du type, si l’on veut, de la “crise systémique”, parce qu’elle implique une dimension structurelle indiscutable: la disparition progressive, voire accélérée par nos activités, des ressources pétrolières. Il est temps de se préoccuper de la véritable crise, sur le long terme.

«Oil at $200 a barrel: that was the warning from Goldman Sachs, published last week. The real price is already at an all-time high. At $200 it would be twice as high as it was in any previous spike. Even so, it would be a mistake to focus in shock only on the short-term jump in prices. The bigger issues are longer term.

»Here are three facts about oil: it is a finite resource; it drives the global transport system; and if emerging economies consumed oil as Europeans do, world consumption would jump by 150 per cent. What is happening today is an early warning of this stark reality. It is tempting to blame the prices on speculators and big bad oil companies. The reality is different.»

Après avoir exposé les conditions extrêmes de cette crise majeure, accentuée évidemment par l’énorme poussée d’industrialisation des “pays-colosses émergents”, Wolf propose les attitudes qu’il faut adopter et les mesures qu’il faut prendre devant elle… Concrètement, cela donne ceci (les trois premières recommandations concernent des appréciations de la valeur qu’il faut accorder aux réalités de la crise):

«…Fourth, adjust to high prices, which will play a big part in encouraging more efficient use of this finite resource and ameliorating climate change. The current shock offers a golden opportunity to set a floor on prices, by imposing taxes on oil, fossil fuels or carbon emissions.

»Fifth, do try to reach global agreement on a pact on trade in oil based on the fundamental principle that producers will be allowed to sell their oil to the highest bidder. In other words, the global oil market needs to remain integrated. Nobody should use military muscle to secure a privileged position within it.

»Finally, do become serious about investing in basic research into alternative technologies. Energy self-sufficiency is an implausible goal. Investing for a post-oil future is not.

»We are no longer living in an age of abundant resources. It is possible that huge shifts in supply and demand will reverse this situation, as happened in the 1980s and 1990s. We can certainly hope for that happy outcome. But hope is not a policy.

»The great event of our era is the spread of industrialisation to billions of people. The high prices of resources are the market’s response to this transforming event. The market is saying that we must use more wisely resources that have now become more valuable. The market is right.»

L’attitude de Wolf est caractéristique. D’une part, il décrit une crise fondamentale et à tendance eschatologique avec la réduction de la principale source d’approvisionnement d’une économie devenue une machinerie gigantesque, incontrôlable et déstructurante; d’autre part, il recommande, entre autres buts du principe général de la poursuite de l’expansion selon les normes actuelles, la poursuite de l’industrialisation accélérée du monde émergent qui est d’ores et déjà une des causes de l’accélération de la crise, et cette accélération avec les conséquences qu’on imagine (par exemple: «Today, the US has 250m vehicles and China just 37m. It takes no imagination to see where the Chinese fleet is headed. Other emerging countries will follow China’s example…»). Sa conclusion: courage, adaptons-nous, devenons sérieux, de toutes les façons les marchés ont raison de faire monter le prix du pétrole (ce dernier point d’ailleurs parfaitement juste: l'augmentation du prix du pétrole comme incitation à la réduction de la consommation).

L’étonnant, le caractéristique dans ce propos, se trouve dans l’extraordinaire disparité entre la dynamique colossale et incontrôlée de l’économie et de nos mœurs économiques qui nous est décrite et annoncée avec rigueur et lucidité, et les recommandations, aimables de futilité, faites pour un peu plus de sérieux. On ne peut dénier au propos toutes les vertus de la raison, jusqu’à la rigueur qui caractérise en général les commentaires de Wolf. On ne peut que constater que la raison s’avère alors un peu courte, dramatiquement courte, pour embrasser toutes les conséquences de ce qu’elle nous décrit et, surtout, qu’elle recule, mine de rien, devant l’essentiel de son devoir qui est d’aller au terme de la logique sur laquelle elle s’appuie. L’incroyable, l’insupportable disparité entre la description apocalyptique de la situation et la futilité des remèdes qui sont proposés, marque effectivement cette faiblesse ultime: devant ce constat du déséquilibre entre jugement lucide et verdict d’impuissance, il faudrait aller à l’essentiel. Dans ce cas, bien sûr, l’essentiel est la mise en cause d’un système qui conduit à une telle disparité engendrant une contradiction de substance, entre lucidité et impuissance, dont l’effet sera évidemment de ne rien affronter d’essentiel dans la catastrophe qui se développe sous nos yeux.

Mais l’appréciation intuitive nous vient à l’esprit. Martin Wolf, avec toute sa lucidité et sa rigueur, reste un adepte du “marché libre” ou/et du “libre-échange”, c’est-à-dire un croyant dans la chose. Il ne doute pas que la “main cachée” de Dieu qui inspire le marché libre nous inspirera finalement dans ce délicat périple dans l’apocalypse. Le marché a toujours raison.


Mis en ligne le 15 mai 2008 à 09H02