Examen tranquille de la catastrophe JSF

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Examen tranquille de la catastrophe JSF

13 mars 2008 — Le General Accouting Office (GAO) a publié coup sur coup, le 11 mars, deux rapports sur le Joint Strike Fighter, ou JSF. (Il est très caractéristique que le GAO préfère appeler le programme JSF, plutôt que F-35, qui est la dénomination officielle du Pentagone, de l’USAF et des autres services, pour l’avion. Comme si le GAO se refusait, par ce choix de la désignation, de considérer le programme comme ayant atteint la maturité. On pourrait croire que c’est le cas.)

Le GAO est une affaire sérieuse. Souvent moqué par le Pentagone ou l’industrie du complexe militaro-industriel parce qu’il est en général un peu trop attaché à ses loyautés intellectuelles, il est en ce moment plutôt considéré avec respect puisqu’on se tourne vers lui pour trancher un cas délicat: la plainte de Boeing contre la décision de l’USAF de choisir Northrop Grumman/EADS pour le programme KC-45. D’autre part, il faut observer que le GAO est de plus en plus écouté dans ses rapports sur le JSF, puisqu’il s’avère qu’il s’agit de la seule source officielle crédible d’évaluation du programme. Dans ce chaos extraordinaire qu’est le programme JSF, seul le GAO semble apporter un peu d’ordre dans l’évaluation. Ce n’est pas triste.

• Le premier rapport (11 mars 2008) est intitulé: «Joint Strike Fighter: Recent Decisions by DOD Add to Program Risks». Sa désignation officielle est GAO-08-388.

• Le second rapport (11 mars 2008 également) est intitulé «Joint Strike Fighter: Impact of Recent Decisions on Program Risks». Désignation officielle: GAO-08-569T.

Mettons ici en évidence quelques remarques extraits de ces deux “abstracts”, que nous publions par ailleurs dans leur intégralité:

• Un seul domaine dans lequel le JSF semble tenir ses promesses est celui du volume d’argent investi. Dans les deux rapports, le GAO nous informe que le coût total du programme avec coûts de fonctionnement basé sur la prévision d’une production pour les seuls services US (prévision officielle de 2.458 avions) approche aujourd’hui les $1.000 milliards («The estimated total investment for JSF now approaches $1 trillion to acquire and maintain 2,458 aircraft» ... «DOD is expected to develop, procure, and maintain 2,443 aircraft at a cost of more than $950 billion. DOD plans for the JSF to replace or complement several types of aircraft in the Air Force, Navy, and Marine Corps.») La ponction sur le budget régulier du Pentagone est formidable et va peser pendant des années, – au moins deux décennies à un niveau très élevé estime le GAO: «The program also makes unprecedented funding demands — an average of $11 billion annually for two decades — and must compete with other defense and non defense priorities for the shrinking federal discretionary dollar.»

• Les estimations de coût continuent à grimper régulièrement d’année en année. L’un des deux rapports observe que «[s]ince last year's report, the JSF program office estimates that total acquisition costs increased by more than $23 billion, primarily because of higher estimated procurement costs». Pour sa part, le GAO donne une projection générale très pessimiste: «We believe that JSF costs will likely be much higher than reported. The estimates do not include all costs, including about $6.8 billion for the alternate engine program. In addition, some assumptions are overly optimistic and not well documented. Three independent defense offices separately concluded that program cost estimates are understated by as much as $38 billion and that the development schedule is likely to slip from 12 to 27 months.»

• Pour contenir les coûts de développement et les maintenir à un niveau stable, le Pentagone a pris un ensemble de mesure d’expédient consistant à réduire artificiellement les opérations de développement (réduction du nombre d’avions prototypes, réduction des essais, tentative de suppression d’un moteur alternatif régulièrement mise en cause par le Congrès, etc.). («Development costs were held constant by reducing requirements, eliminating the alternate engine program, and spending management reserve faster than budgeted.») Le résultat immédiat est un déséquilibre grandissant entre le budget de développement ainsi maintenu et les travaux de développement nécessaires («Two-thirds of budgeted funding for JSF development has been spent, but only about one-half of the work has been completed.») Le résultat prévisible est un programme confronté à des risques considérables: «The midcourse plan carries the risk of design and performance problems not being discovered until late in the operational testing and production phases, when it is significantly more costly to address such problems.»

• Les performances de l’avion ont suivi une courbe régulière de dégradation, notamment dans les domaines essentiels de l’usage opérationnel courant. Alors que le JSF était annoncé comme réduisant radicalement les coûts de fonctionnement par rapport aux avions qu’il remplace, la situation actuelle est celle-ci, en attendant les surprises à venir pour les années qui viennent: «Further, expected cost per flight hour now exceeds that of the F-16 legacy fighter, one of the aircraft it is intended to replace.»

• D’une façon générale, le programme est caractérisé par un refus des réalités qui conduit généralement à des réajustements forcés catastrophiques de période en période et conduit à des prévisions encore plus catastrophiques: «While DOD reports that total acquisition costs have increased by $55 billion since a major restructuring in 2004, GAO and others in DOD believe that the cost estimates are not reliable and that total costs will be much higher than currently advertised.» Devant une telle situation, le Pentagone choisit la politique de l’autruche, c’est-à-dire éloigner le plus possible les “moments de vérité” des réévaluations générales de la situation du programme: «Discrepancies in cost estimates add to program risks and hinder congressional oversight. Even so, DOD does not plan for another fully documented, independent total program life-cycle cost estimate until 2013.»

• D’une façon générale, le GAO suggère implicitement que le programme JSF est désormais une menace pour le budget dans son ensemble lorsqu’il précise que les énormes dépenses annuelles du programme (autour de $11 milliards) seront un facteur de compétition important pour drainer des fonds d’un budget fédéral confronté à une crise systémique générale.

Philosophie d’un programme, philosophie d’un système

Il est désormais assuré que le programme JSF restera dans ce qu’il reste d’histoire de l’aéronautique comme la catastrophe parfaite par définition, – “parfaite” à cause des ambitions du programme de conquête de tous les marchés du monde, de sa taille monstrueuse par conséquence, du modèle de gestion “globalisante” qu’il prétendit réaliser, de la perfection opérationnelle et américaniste qu’il allait déployer, – jusqu’au résultat final qui sera un effondrement à mesure, qui prendra certainement des formes sophistiquées pour qu’on puisse se convaincre qu’il s’agit tout de même d’un succès et qu’Hollywood puisse en faire quelques “block-busters”. Reste à voir la forme concrète (les formes concrètes) que prendra cette catastrophe. Cela alimentera nos chroniques dans les années à venir.

En attendant, les deux rapports du GAO nous permettent de détailler, avec la sobriété et la précision qui caractérisent cette sorte de travail, les caractéristiques principales du programme.

• Le JSf est un “faith-based” programme, par opposition au comportement habituel dit “reality-based”. Comme l’on sait, ce terme, apparu il y a quelques années, représente pour nous une des facettes du virtualisme. Cet aspect se perçoit d’abord au niveau de l’information et de la communication, qui est effectivement l’outil principal du virtualisme. Lorsqu’on suit les communiqués de Lockheed Martin et du Pentagone, et les articles écrits consciencieusement par la presse du domaine qui suit aveuglément les consignes ansi dispensées, et que l’on compare avec l’appréciation globale tirée de la lecture de ces deux rapports, le contraste est saisissant. La présentation du JSF fut, dès l’origine, en 1995-1996, une fiction officielle, une “narrative”, une fable (par égard pour cette pratique, on ne parle même pas de mensonge), qui n’eut jamais le moindre rapport avec la réalité. Cela se poursuit et satisfait la plupart des commentateurs, qui omettent de remarquer que le programme a d’ores et déjà six ans de retard et un dépassement officiel du budget global qui approche des 50%. Bien entendu, le GAO nous promet bien plus, beaucoup plus.

• La méthode du programme JSF est donc truffée de procédures et de décisions dissimulatrices, impliquant des transferts illicites de budget, des restrictions dans l’expérimentation et le développement, des manipulations de comptabilité, des dissimulations bureaucratiques systématiques, etc., qui permettent de continuer à donner une apparence à peu près acceptable à cette usine à gaz. Le problème est que cette chose monstrueuse mange réellement de l’argent et est en train de plomber le budget d’acquisition du Pentagone, voire le budget fédéral lui-même, que nous sommes en temps de crise générale, et que la tension va s’exacerbant par conséquent.

• Il y a des signes clairs d’une attitude de “fuite en avant” qui s’apparente à une sorte de paradoxal “nihilisme optimiste”. Proposer comme le fait le n°2 du Pentagone Gordon England d’accélérer le programme JSF, c’est-à-dire de réduire encore le cycle développement-expérimentation, pour satisfaire aux besoins de l’USAF elle-même en crise alors que le programme a déjà rogné sur ses expérimentations et son développement (tout en prenant du retard...), cela revient à une fuite en avant qui renvoie effectivement à cette sorte de philosophie de “nihilisme optimiste”.

• Cette philosophie est exprimée et couronnée par une volonté d’aveuglement au niveau de la gestion et du contrôle. C’est le cas lorsque le GAO signale, en fronçant les sourcils (ou en soupirant de découragement?) que le Pentagone n’envisage aucune évaluation générale globale de l’état du programme avant 2013 («...Even so, DOD does not plan for another fully documented, independent total program life-cycle cost estimate until 2013»). Tout se passe comme si les “responsables” et les diverses bureaucraties se refusaient à soulever le pansement pour ne pas avoir à humer le fumet qui se dégage de la blessure, en espérant peut-être vaguement que les vertus mêmes de l’américanisme (l’excellence technologique, le génie de la gestion, la “main divine” qui inspire le marché et ainsi de suite) auront produit l’antibiotique nécessaire et rondement dispersé tous les sujets de tracas. Absolument “faith-based” et catastrophe pour catastrophe, le programme JSF pourrait se résumer en étant identifié comme l’“Irak de l’activité aéronautique militaire”.


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