Dérision et évolution de la “guerre”

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Dérision et évolution de la “guerre”

15 janvier 2008 — Redevenons sérieux. Hier, nous avons savouré l’affaire “Filipino Monkey”, trêve de plaisanterie. Aujourd’hui, nous vous demandons de mettre cette nouvelle, qui semble bien sérieuse malgré son aspect dérisoire, en comparaison avec un article que publie Thom Shanker, le 12 janvier dans l’International Herald Tribune.

Shanker ravive une vieille histoire bien connue, qui est celle d’un fameux exercice en partie simulé électroniquement, conduit à l'été 2002 par les forces navales US dans un environnement de guerre “asymétrique”. Le héros malheureux en avait été le général du Marine Corps Van Riper, qui commandait l’“ennemi” (Red team) dans l’exercice et avait infligé des pertes considérables aux forces US par des moyens asymétriques. (Voir un article de Mark H. Gaffney, datant de 2005, qui reprend l'historique de l'affaire et que nous mettons en ligne aujourd'hui.)

«There is a reason American military officers express grim concern over the tactics used by Iranian sailors last weekend: a classified, $250 million war game in which small, agile speedboats swarmed a naval convoy to inflict devastating damage on more powerful warships.

»In the days since the encounter with five Iranian patrol boats in the Strait of Hormuz, American officers have acknowledged that they have been studying anew the lessons from a startling simulation conducted in August 2002. In that war game, the Blue Team navy, representing the United States, lost 16 major warships — an aircraft carrier, cruisers and amphibious vessels — when they were sunk to the bottom of the Gulf in an attack that included swarming tactics by enemy speedboats.

»“The sheer numbers involved overloaded their ability, both mentally and electronically, to handle the attack,” said Lieutenant General Paul Van Riper, a retired Marine Corps officer who served in the war game as commander of a Red Team force representing an unnamed Gulf military. “The whole thing was over in 5, maybe 10 minutes.”

(…)

»“It's clear, strategically, where the Iranian military has gone,” Admiral Mike Mullen, the chairman of the Joint Chiefs of Staff, told reporters on Friday. “For the years that this strategic shift toward their small, fast boats has taken place, we've been very focused on that.”

»In the simulation, Van Riper sent wave after wave of relatively inexpensive speedboats to charge at the costlier, more advanced fleet approaching the Gulf. His force of small boats attacked with machine guns and rockets, reinforced with missiles launched from land and air. Some of the small boats were loaded with explosives to detonate alongside American warships in suicide attacks. That core tactic of swarming played out in real life last weekend, though on a much more limited scale and without any shots fired.

»According to Pentagon and Navy officials, five small patrol boats belonging to Iran's Islamic Revolutionary Guards Corps charged a three-ship Navy convoy, maneuvering around and between an American destroyer, cruiser and frigate during a tense half-hour encounter. The location was where the narrow Strait of Hormuz meets the open waters of the Gulf — the same choke point chosen by Van Riper for his attack.

»In the encounter last Sunday, the commander of one American warship trained an M240 machine gun — which fires upward of 10 armor-piercing slugs per second — on an Iranian boat that pulled within 200 yards of the American vessel. But the Iranians turned away before the commander gave the order to fire.»

Ces diverses considérations dissimulent à peine une nouvelle crainte, ou une ancienne crainte réactivée c’est selon, qui parcourt la bureaucratie du Pentagone depuis quelques jours. Il s'agit de la crainte d’un affrontement asymétrique où la puissance conventionnelle US ne l’emporterait pas. Cette crainte existe aujourd’hui alors qu’elle n’existait pas en 2002, quand l’issue de l’exercice auquel participa victorieusement Van Riper fut modifiée conformément aux exigences des nouvelles doctrines conventionnelles du Pentagone. Depuis 2002, il y a eu la débâcle de l’Irak et les terribles dégâts causés par cette campagne, qui ont montré ce que pouvait provoquer une guerre asymétrique (dans ce cas, aux forces terrestres). Aujourd’hui, la crainte des bureaucraties du Pentagone, pour ce qui est de la situation dans le Golfe, est qu’effectivement une attaque de cette sorte réussisse et mette en cause les matériels et les choix doctrinaux des forces. L’article de Shanker signale effectivement une préoccupation renouvelée et aggravée du Pentagone.

Les maîtres du monde…

Nous ne voulons pas ici proposer des considérations sur la guerre asymétrique mais mettre en parallèle, ou bien confronter si l’on veut, la cause de plus en plus probable de l’“incident du Golfe Persique” et les conséquences de cette mise à jour du point de vue du climat dans la bureaucratie du Pentagone. C’est-à-dire que nous ne discuterons pas des possibilités d’une attaque asymétrique, des conséquences possibles si une telle attaque réussissait et ainsi de suite. Nous voulons surtout commenter l’enchaînement d’événements qui devraient n’avoir aucun rapport entre eux à cause de leur disproportion évidente.

En d’autres termes, c’est mettre en perspective la possibilité qui s’avère aujourd’hui très probable qu’une “erreur” dont la source serait totalement insignifiante soit la cause initiale de l’“incident du Golfe Persique” du 6 janvier, avec les possibilités de conséquence qui sont apparues:

• La possibilité que cet “incident” provoque un affrontement réel, une nouvelle tension entre les USA et l’Iran, etc. Mais cette possibilité a été promptement écartée, pour diverses raisons, qui vont simplement de l’absence d’affrontement à une probable “politique” d’apaisement de l’U.S. Navy et de Central Command, au discrédit du président Bush essayant d’exploiter sans le moindre succès cet “incident” pour ranimer sa vigueur belliciste.

• La possibilité que cet “incident” ranime les spéculations, les inquiétudes, les réflexions de la bureaucratie du Pentagone à propos de la guerre asymétrique, jusqu’à la possibilité de mises en cause (fondées ou non, peu importe) d’éléments importants de doctrine et d’équipements des forces. Cette possibilité est bien plus sérieuse que la première et doit être prise en compte comme une hypothèse très concrète.

On sait que l’“erreur” conduisant à l’“incident” évité de justesse a de fortes chances d’être due à une interférence d’un émetteur clandestin, une personne privée ou l’autre, plus particulièrement que ce pourrait être le folklorique “Filipino Monkey” qui écume les flots du Golfe depuis 25 ans en toute impunité. La possibilité qu’une intervention aussi dérisoire puisse se faire au point où elle serait prise si sérieusement qu’elle conduise à un affrontement est une marque certaine de la disproportion entre les divers événements dont nous évoquons l’enchaînement. La disproportion est si flagrante qu’elle est proche de la plus complète caricature. Elle est impressionnante parce qu’elle lie des événements d’une substance si évidemment différente.

C’est un cas bien plus intéressant que toutes les manipulations possibles dans cette sorte d’événement, – en ayant d’ailleurs à l’esprit que de telles manipulations ont pu évidemment exister une fois que l’“incident” a eu lieu. L’enchaînement possible des circonstances montre en effet qu’un événement caricatural à force d’être insignifiant, en plus d’être connu et (sans doute?) répertorié, doit être considéré comme une cause fondamentale de ce qui aurait pu être un affrontement militaire important sinon majeur, de ce qui pourrait être un courant de révision majeure des conceptions du Pentagone, donc qu’il doit être considéré comme de même substance que cet affrontement affrontement et cette possible évolution bureaucratique. C’est une circonstance révolutionnaire, qui hausse la caricature et l’insignifiance au niveau d’un événement stratégique majeur, qui modifie la substance de la chose, de l’insignifiance à l’événement stratégique majeur. L’intervention de “Filipino Monkey”, si c’est le cas, n’a rien à voir avec l’assassinat de Sarajevo de juin 1914 ou avec la manipulation désormais avérée qui est à la base de l’“incident du Golfe du Tonkin”. Elle est d’une substance différente. Pourtant, si l’enchaînement a lieu, il faut lui reconnaître cette substance qui le met dans la même catégorie que Sarajevo puisque l’intervention de “Filipino Monkey” trône comme la cause factuelle première.

Plus encore, avec la deuxième possibilité évoquée. Il n’est pas loin d’être acquis que l’intervention de “Filipino Monkey” a d’ores et déjà un effet stratégique important puisqu’il ranime la réflexion et les spéculations sur la guerre asymétrique, sur la possible vulnérabilité de la flotte US, qu’il nous ramène à l’incident Van Riper et ainsi de suite. Dans ce cas, il ne s’agit plus de ce qui aurait pu survenir mais de ce qui est en train de survenir éventuellement, de ce qui pourrait effectivement survenir.

Ces diverses considérations nous conduisent à renforcer notre thèse sur l’évolution des conflits dans l’ère psychopolitique où nous nous trouvons. Bien entendu, l’intervention de “Filipino Monkey” n’explique pas tout. L’important est d’observer que nous sommes dans une époque où l’intervention de “Filipino Monkey”, acte dérisoire et en vérité apolitique à force de dérision, peut effectivement avoir l’importance politique qu’on lui voit, potentielle et même réelle. Et il ne s’agit pas d’un “accident” mais d’une réalité structurelle à laquelle nous succombons puisque “Filipino Monkey”, ou son héritier, ou l’un ou l’autre imitateur, éructe dans le golfe depuis un quart de siècle. Même si l’on avance l’hypothèse obsessive du complot en avançant qu’on a fabriqué un “Filipino Monkey” pour l’occasion, il reste, dans l’hypothèse que nous considérons, que l’“incident” a failli avoir lieu dans le cas considéré à cause de ce que tout le monde considère comme le véritable “Filipino Monkey”, – et c’est cela qui importe.

La conclusion que nous tirerions est moins dans les possibilités de la guerre asymétrique que dans la transformation de la substance de la guerre par l’implantation, au centre du phénomène de la guerre, à la place de l’événement guerrier lui-même, d’événements de la communication et de l’information dont les effets imprévisibles sont d’une puissance colossale par rapport au statut de départ de la chose, qui peut toucher à l’insignifiance. Cette appréciation se place dans la logique de ce que nous avons observé à propos d’un rapport secret de l’U.S. Army sur la bataille de Falloujah. Les technologies de plus en plus avancées ne parviennent pas à isoler et à identifier de tels événements anodins comme tels. Elles renforcent au contraire l’éloignement des réalités, éloignement d'autant plus grand que les réalités sont triviales, pour évoluer dans un monde artificiel de plus en plus éloigné des réalités jusqu'à une transformation des structures de substance d'événements traditonnellement fixés à cet égard (la guerre).

La cause de cette évolution est l’évolution elle-même de notre société, du fonctionnement des institutions, des forces armées, etc. Il y a le mélange de facteurs de communication divers qui conduisent effectivement à une vulnérabilité formidable dans ce même domaine de la communication. Mentionnons rapidement quelques-uns de ces facteurs, dont certains sont spécifiques aux USA:

• Une “politique de la guerre” obsessionnelle, montée de toutes pièces au moins depuis septembre 2001 par les organes de communication officielle, qui finit par toucher ces organes officiels eux-mêmes selon l’effet “groupthink” ou, plus fondamentalement, selon la règle centrale du virtualisme qui est que les créateurs du virtualisme sont conduits à croire à la réalité de l’artefact de perception qu’ils créent.

• Cette action de sensibilisation et de manipulation de l’opinion publique, ouverte, systématique, effectuée presque d’une façon affichée en premier lieu par les dirigeants eux-mêmes, se paie d’une crainte obsessionnelle de ces mêmes dirigeants pour la sensibilité du public à toute information non contrôlée, échappant au contrôle officiel, par exemple à toute catastrophe ou perte “amie” importante. D’où la crainte obsessionnelle d’actes terroristes non contrôlés, la tendance à voir partout un danger potentiel, – et la tendance éventuelle à prendre au sérieux un “Filipino Monkey”.

• D’une façon générale, virtualisme et confusion générale entre vrai et faux. La situation réelle suivant l’événement pourrait être que l’U.S. Navy envisage la prise en compte des événements de guerre asymétriques qu’elle rejeta avec l’exercice Van Riper, au nom d’un événement absolument anodin comme “Filipino Monkey”… L’U.S. Navy pourrait être conduite à adopter des mesures justes ou erronées pour contrer une guerre asymétrique qui n’a pas eu lieu et qui n’aura peut-être jamais lieu. Ne peut-on alors s’interroger de savoir si la vraie guerre asymétrique n’est pas de faire croire, grâce à l’aide de “Filipino Monkey”, qu’il y a eu ou qu’il y aurait pu y avoir une guerre asymétrique là où il n’y a rien eu de semblable.

• La tendance à s’occuper plus des effets des opérations extérieures à Washington que sur les lieux mêmes clôt la litanie des circonstances établissant une fausse réalité qui finit par englober la guerre elle-même, toujours à cause de l’obsession de la communication. Les intérêts particuliers, les intérêts de caste en face de l’absence de légitimité du pouvoir central, voire l’absence de facto du pouvoir central, conduisent à rendre plus importants les effets à Washington d’un événement dans le Golfe, ou d’une possibilité d’événement dans le Golfe, que les effets de cet événement ou de la possibilité de cet événement dans le Golfe.

Il s’agit de plus en plus d’un système halluciné, d’une société hallucinée, par conséquent d’une guerre hallucinée. Les pertes, même importantes, essentiellement pour les adversaires ou les “civils”, deviennent vraiment des événements “collatéraux” de ces guerres, de même finalement que les événements guerriers. Ce ne sont plus eux qui règlent les guerres désormais… Les maîtres du monde sont désormais les multiples “Filipino Monkey” qui veillent, tonitruent et hurlent sur les rives de tous les détroits d’Ormouz du monde.

 

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