La possible transmutation de la crise BMDE

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L’hypothèse de la possible transmutation de la crise BMDE

28 novembre 2007 — Nous élargissons notre propos à partir de plusieurs notes de notre rubrique Bloc-Notes concernant la crise du système BMDE (déploiement de systèmes anti-missiles US en Europe).

• Le 7 novembre, une note sur l’“européanisation” de la crise des BMDE en Europe, avec les intentions proclamées du nouveau Premier ministre polonais de travailler désormais en coopération avec les autres acteurs européens, notamment avec l’UE.

«… Tusk étend l’argument général à l’UE: “We don't have a rigid doctrine on this issue. We are open to arguments for and against [the shield]. If the missile shield is going to increase our security, we will be open to negotiations. If we judge jointly with our partners in the EU and NATO that this project is ambiguous, we will have to consider that.”

»Cet élargissement du cadre de la question du BMDE à l’UE signifie que la crise est “européanisée”, y compris au niveau de la décision (notez le terme “jointly” dans la remarque “If we judge jointly with our partners in the EU and NATO...”). C’est un grave revers des USA, au niveau de leur tactique de négociation comme de la puissance de leur argumentation. Un des points principaux de la cohérence de leur position dans cette affaire était de s’adresser à la Pologne d’une façon explicitement autonome, voire implicitement antagoniste par rapport aux autres pays européens (notamment et essentiellement l’Allemagne, qui considère avec une très grande méfiance le système BMDE). Pour les Américains qui considéraient l’accord polonais comme acquis, cela signifiait qu’ils étaient quittes des représentations et éventuelles contestations ouest-européennes et qu’ils réduisaient l’affaire de la BMDE à un dialogue ferme sinon agressif avec la Russie. Dans cette position unilatérale, ils pouvaient alors affirmer qu'ils avaient renforcé la sécurité européenne avec le système BMDE et forcer l’Europe à s’aligner sur eux pour une éventuelle confrontation avec cette même Russie, accusée alors de menacer la sécurité européenne. Ils noyaient la question de la BMDE dans une politique de confrontation avec la Russie imposée à l’Europe, ressuscitant ainsi les lignes primaires de la période de la Guerre froide où les spécificités européennes devaient s'effacer face au danger commun qu'eux seuls déterminaient. Pour les jumeaux, la forme de la négociation autant que la probable installation d’une base MBDE signifiaient: 1) que la garantie de la sécurité polonaise vis-à-vis de la Russie était affirmée directement par les Etats-Unis, et 2) que cette sécurité polonaise était à mesure détachée des arrangements collectifs européens (UE) et même atlantiques (OTAN) à cet égard.»

• Le 24 novembre, l’annonce de contacts très rapides avec la Russie et l’évidence d’un climat amélioré de fond en comble entre Pologne et Russie, notamment (par la force des choses) sur cette question des anti-missiles BMDE.

• Le 27 novembre, la confirmation de l’orientation du nouveau gouvernement polonais et la possibilité de l’extension de la contestation du cadre originel de la crise avec l’apparition du facteur tchèque. On parle ici d’une intervention très hostile au système BMDE de l’ancien Premier ministre Milos Zeman, par ailleurs possible candidat à la présidence de la république tchèque en 2008.

«On mentionne comme possible un retour en politique de Zeman en 2008, pour (à nouveau) l’élection du président de la république. Grand adversaire de Klaus, Zeman voudrait sa revanche. Il pourrait effectivement choisir la question du BMDE comme thème de sa candidature. Klaus soutient le déploiement du BMDE alors que la majorité de l’opinion publique tchèque le désapprouve. Là aussi, il existe une dynamique pour placer la crise du BMDE au centre du débat public en Tchéquie, ce que l’on a jusqu’ici soigneusement évité, – et pour cause.»

Ces trois notes illustrent une évolution générale de la crise en cours depuis les élections polonaises, mais une évolution générale sur une deuxième voie alors que la première (les rapports USA-Russie dans l’affaire BMDE) est largement bloquée. Il s’agit d’un prolongement intéressant qui mérite une appréciation particulière.

Vers l'intéressante année 2008

Il est possible que nous assistions à ce phénomène intéressant : la transmutation d’une crise. L’hypothèse soulevée par les événements ci-dessus est qu’elle échapperait aux seuls acteurs initiaux, nommons-les les deux “imposteurs de la Guerre froide”, – les USA, bien sûr, et la Russie comme successeur de l’URSS et poursuivant son rôle de la Guerre froide de seul interlocuteur des USA, – laissant leurs places usurpées aux acteurs européens, — cette fois avec la Russie redevenue elle-même, pays participant de plein droit au concert européen. Comme l’on voit, c’est la Russie qui tient le rôle le plus étonnant, un rôle double en quelque sorte, selon qu’elle joue un “jeu russo-américaniste“ ou un “jeu européen”, – “double jeu” mais imposé par les événements.

L’évolution polonaise de ces dernières semaines met en lumière combien la politique précédente, celle des jumeaux Kaczynski, était complètement artificielle, combien elle imposait une situation gelée à l’Europe dans une crise elle-même complètement artificielle. La crise des BMDE doit rester présente à nos esprits pour ce qu’elle est originellement. Il s’agit d’un argument monté de toutes pièces, dans ce cas la branche européenne de l’argument, pour justifier le développement du réseau US mondial anti-missile BMD (Ballistic Missile Defense), selon une campagne de promotion publicitaire pour le compte du complexe militaro-industriel lancée en 1998 (notamment par une étude officielle faite par un groupe conduit par Rumsfeld).

Pour justifier la position polonaise dans une telle logique où la conséquence de la campagne de promotion (BMDE en Europe) doit être transformée en cause stratégique (BMDE pour “protéger l’Europe”), les jumeaux avaient ressuscité l’antagonisme polono-russe et placé la crise hors du contexte de la sécurité collective européenne. Ils avaient cultivé parallèlement une position d’hostilité très vive à l’encontre de l’UE, et même vis-à-vis de l’OTAN elle-même, pour garder un seul rapport priviliégié avec les USA. Cette logique a elle-même engendré une renaissance artificielle d’une situation de type-Guerre froide, avec le “dialogue” exclusif Russie-USA retrouvant les positions de la crise des euromissiles. C’est cette logique que le gouvernement Tusk, représentant des intérêts d’affaire polonais intéressés par le contexte européen (UE) et de bons rapports avec la Russie, veut abandonner en “européanisant” la crise. La démarche de Tusk n’est pas fondamentalement vertueuse puisqu’il s’agit d’abord d’intérêts économiques (rompre l’isolement antagoniste de la Pologne vis-à-vis de l’UE et de la Russie). Mais son effet est vertueux, et c’est l’essentiel. Son effet conduit à impliquer l’Europe (l’UE) dans la crise et à y impliquer la Russie en tant que puissance européenne ; cela pourrait suffire pour montrer l’artificialité de la crise. Aujourd’hui, la Pologne apparaît vraiment comme un verrou qui est en train de sauter.

Le facteur tchèque n’est pas indifférent. L’actuel gouvernement soutient les BMDE par simple automatisme d’alignement sur les USA, sans aucune conscience stratégique et contre une forte opposition populaire. Il va se trouver complètement isolé par le lâchage de la Pologne, qui est évidemment le poids lourd du duo-BMDE. Si un homme comme Milos Zeman parvient à en faire un thème pour la campagne présidentielle de 2008, l’affaire peut prendre des dimensions encore plus déstabilisantes pour les intérêt US en devenant un grand débat populaire. Là encore, une vertu de la situation sortirait d’un jeu politique personnel qui, quelle que soit la qualité personnelle de Zeman, a surtout à voir avec des ambitions politiques. C’est la meilleure garantie de la possibilité de l’évolution. Comme dans le cas de Tusk, la vertu de la chose serait plutôt une conséquence involontaire du comportement des hommes allant dans le sens d’une transmutation de la crise.

Les Russes, qui n’ont aucun intérêt à un jeu exclusif avec les USA qui ne peut être qu’antagoniste, accueillent Tusk avec enthousiasme. Une amélioration radicale des rapports de la Russie avec la Pologne peut améliorer les rapports de la Russie avec l’UE et écarter le schéma type-Guerre froide dans lequel cette même Russie s’est trouvée ramenée par les pressions US relayées par leurs courroies de transmission européennes.

Il s’agit effectivement d’une opportunité intéressante. Il s’agit de la possibilité de la transmutation d’une crise, de la résolution d’une crise artificielle par la démonstration implicite de son caractère d’artificialité. La chose peut être favorisée par un certain flottement US dû aux élections présidentielles et à l’incertitude démocrate vis-à-vis du système BMD (BMDE). Les effets au niveau européen et au niveau des relations transatlantiques peuvent être considérables. L’un des meilleurs arguments pour l’évolution qui s’ouvre avec Tusk, c’est qu’elle alimenterait en la renforçant la vertu puissante d’une évolution historique contraire à l’artificialité insupportable de l’influence manipulatrice des USA en Europe, essentiellement utilisée dans ce cas pour la vente d’armements. Encore une fois, on retrouve une situation où l’action politique humaine, qui n’est guère consciente des grands enjeux charriés par les puissantes poussées des grands courants historiques, favorise involontairement ces grands courants.

Dans ce cas qui implique l’optimisme paradoxal des effets involontaires d’une situation catastrophique (maximalisme du complexe militaro-industriel au-delà de toute mesure), l’affaire BMDE aurait été le coup de trop et un coup trop loin de l’investissement militaro-industriel de l’Europe parles USA. C’est un facteur de plus rendant la perspective de l’année 2008 si intéressante (présidentielles US et russe, et maintenant tchèque, présidence française de l’UE…).