La crise des anti-missiles se révèle-t-elle?

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La crise des anti-missiles se révèle-t-elle?

14 octobre 2007 — On devrait qualifier d’“échec révélateur”, – c’est-à-dire échec significatif en lui-même sans aucun doute mais en plus chargé d'autres significations diverses, – la rencontre à Moscou entre Russes et Américains (la secrétaire d’Etat Rice et le secrétaire à la défense Gates) sur les anti-missiles US en Europe (des ABM, selon le choix terminologique russe). Le caractère instructif de la rencontre est qu’elle a permis de constater que cette affaire, jusqu’ici plus ou moins contenue dans les limites de son seul sujet technique, pourrait éventuellement être en train de s’élargir dans sa forme à tout le contentieux Russie-USA.

Ce contentieux Russie-USA est-il également un contentieux Russie-Europe? C’est un des grands enjeux de cette crise, peut-être le plus grand. Les Européens vont-ils continuer à suivre aveuglément et en général avec indifférence les USA ou bien vont-ils manifester une position différente après avoir analysé le problème? Il faut dire qu’ils en sont, les Européens, sauf quelques cas particuliers, à commencer à s’apercevoir qu’il se passe quelque chose et à commencer à tenter de comprendre ce qui se passe. C’est le cas dans les institutions européennes où l’on commence à mesurer les inconvénients de rapports avec la Russie en constante dégradation, à découvrir que la crise des anti-missiles y a sa part grandissante, enfin à s’interroger sur la raison d’être et l’utilité de ces réseaux anti-missiles, — à part de déstabiliser la situation.

Les Américains venaient présenter à leurs collègues russes respectifs (le ministre des affaires étrangères Lavrov et le ministre de la défense Serdyukov) une nouvelle proposition qui intégrerait d’une certaine façon les Russes dans le système ABM. Poutine est intervenu à l’arrivée des Américains d’une façon jugée brutale et abrupte et ressentie comme telle: 40 minutes de retard à la réunion et une intervention sarcastique détaillant tous les griefs russes. Poutine commença par cette phrase ridiculisant la démarche US: «We may decide someday to put missile defense systems on the moon, but before we get to that we may lose a chance for agreement because of you implementing your own plans…»

Résultats de la rencontre (selon AP, du 13 octobre):

«“I agree that we did not agree on anything today,” one official told reporters. He added quickly that neither Washington nor Moscow had expected significant breakthroughs.

»Rice and Lavrov announced at a news conference after the meetings that the two sides would meet again in Washington in six months to review a “strategic framework” on evaluating and addressing the missile threat posed by rogue states, principally Iran.

»The U.S. proposals are intended to ease fears that its missile defense plans threaten Russia's nuclear deterrent and include the creation of a so-called “joint regional missile defense architecture” that would protect the United States, NATO allies in Europe and Russia.

»As part of that scheme, experts from all nations covered by the system would be based at missile defense facilities to try to improve coordination and transparency.

»A spokesman for Putin, Dmitry Peskov, told reporters in a conference call that “some of them are quite interesting and the Russian side will start examining this proposal.”

»But, he stressed: “It will take some time before we are able to make public our estimation.”

»Initial reaction from Lavrov and Serdyukov, though, was less gracious.

»“We see two serious problems with these proposals,” Lavrov told reporters at the news conference with Rice, Gates and Serdyukov. He said the two sides still disagree about the threat to Europe and complained that the negotiations with the Poles and Czechs were continuing.

»Serdyukov agreed.

»“The principal thing to which we did not agree today is the deployment of anti-missile elements which have an anti-Russian character and which are to be placed in Europe,” he said.

»Rice said the ideas that she and Gates presented are “conceptual at this point” and would be handed to experts to consider further.

»“I know that we don't always see eye-to-eye on every element of the solutions to these issues,” Rice said. “Nonetheless, I believe we will do this in a constructive spirit, that we will make progress during these talks as we continue to pursue cooperation,” she added.»

Le compte-rendu laisse voir qu’il y a un durcissement, du côté russe, au niveau des diplomates alors que les niveaux inférieurs (les experts) pourraient espérer trouver un terrain d’entente.

• Dans son intervention, Poutine a soulevé à nouveau le problème du traité FNI, estimant que d’autres pays qui n’en sont pas partie devraient y entrer. La Russie ne se sent pas à l’aise du fait que, notamment, la Chine et l’Inde peuvent produire des missiles à portée intermédiaire alors qu’elle-même ne peut le faire à cause du traité. Les Américains ne voient pas comment faire entrer d’autres pays dans le traité FNI tout en rappelant que les Russes peuvent en sortir. Les Russes évoquent cette possibilité. Dans ce dernier cas, tout le système de sécurité européen serait ébranlé.

• Les Russes ont annoncé qu’ils prendraient des mesures pour “neutraliser” les capacités des anti-missiles US, si un accord n’est pas trouvé. Pour la première fois, il semble que les Américains prennent très au sérieux les intentions russes.

Parcours bureaucratique puis diplomatique, et explosif

Là-dessus, nous avons une séquence caractéristique du cloisonnement et de l’aveuglement de la diplomatie américaniste (et occidentale en général), avec une visite, le 13 octobre, le lendemain de la négociation, de Rice à des opposants, assortie du commentaire d’orfèvre en la matière selon lequel “le président [Poutine] a concentré trop de pouvoirs entre ses mains”. On peut éprouver quelque surprise de cette sortie, ne serait-ce qu’en en restant à la référence du simple bon sens assorti de l’exercice de la logique: mais quel rapport, cette sortie de Rice, avec l’objet de la visite qui est une négociation sur des missiles anti-missiles déployés par les USA en Pologne et en Tchéquie?

A côté de cela, bien sûr, on peut observer que les remarques de Rice, qui sert un président dont on connaît la boulimie de pouvoir depuis le “Patriot Act” jusqu’aux écoutes massives de la NSA, a quelque chose d’étrange, sauf à se référer à l’“inculpabilité” habituelle de la psychologie US. Cette pratique des visitesà des groupes opposants, qui semble désormais relever de la tradition, mesure la propension de la diplomatie occidentale à répondre avec empressement au diktat moraliste des services de communication. Il n’empêche, Poutine devrait prévoir une rencontre avec Le Pen et José Bové lorsqu’il passe à Paris, et avec Ron Paul et Cindy Seehan lorsqu’il passe à Washington.

L’initiative de Rice, par ailleurs prévue même en cas de succès des négociations sur les ABM (confirmation que le cloisonnement est la règle dans les démarches US), ressemble pour le cas, d’une façon très malheureuse, à une “punition” des Russes de l’insuccès des négociations. Cela multiplie l’effet désastreux mais peu importe. Il n’y a pas grand’chose d’autre à attendre du point de vue de l’initiative et de l’adaptabilité de cette diplomatie fonctionnant comme un programme informatique, où un programmateur aurait fourré il y a quelques années un sous-programme “droits de l’homme-visite à un opposant” face à la rubrique “Moscou”. L’effet, par contre, est, dans notre cas, significatif et original. Il est de donner à cette crise des anti-missiles une dimension nouvelle, plus générale, s’élargissant vers ce que nous désignions plus haut comme “tout le contentieux Russie-USA”.

La démarche de Rice a été bien entendu très mal perçue par les Russes. Elle a conforté Poutine dans son opposition au réseau ABM. Comme on l’a vu, alors que les experts estimeraient qu’un terrain d’entente est possible, les diplomates (Lavrov) relayant Poutine ne cessent de se durcir. Du côté russe, il semble probable qu’une diplomatie de plus en plus agressive prendra le dessus. Cela placera les Européens devant des situations difficiles, voire devant la nécessité de faire l’un ou l’autre choix.

Ce qui se passe est bien une aggravation potentielle de la situation. L’affaire des anti-missiles ABM, qu’on laisse régulièrement en sommeil en espérant qu’elle s’évacuera d’elle-même, ne cesse de se politiser et d’embrasser désormais d’autres terrains de mésentente. La méconnaissance américaniste des risques de cette crise se fait probablement avec plus d’ingénuité qu’on ne croit. L'affaire est partie d’un programme anti-missile lancé sans aucune perspective conceptuelle, sans aucune conception stratégique, par un groupe quasiment autonome (Rumsfeld-Wolfowitz avec l’aide de Bolton en 2001) sorti des groupes de pression de la droite dure et de l’industrie des années 1995-2000. La façon dont la diplomatie US l’a prise à son compte et en aggrave les conditions pour la rendre digne d’un traitement diplomatique est très significative. Il s’agit d’une approche bureaucratique pure, qui devrait conduire cette crise vers des circonstances explosives en Europe sans qu’on réalise cette potentialité explosive, et justement parce qu’on ne réalisera pas cette potentialité explosive.