La Belgique et sa lassitude du monde

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La Belgique et sa lassitude du monde

9 septembre 2007 — La Belgique est en crise. On objectera : “mais elle est toujours en crise”, parce que la Belgique, per se, est une crise. C’est juste mais c’est insuffisant.

Quittons un instant le “nous” plus anonyme que majestueux pour un “je” plus intimiste, — celui de Philippe Grasset avec son expérience belge.

«Je suis installé en Belgique depuis 1967, citoyen français “émigré”, sorte de “Français du dehors” et de “patriote du dehors”. L’émigration, même et surtout celle du type touristique, sentimental et professionnel, l’émigration sans tragédie, impose à la fois une sensibilité et une distance plus grandes vis-à-vis des événements du pays d’adoption. La tragédie que vous ne vivez pas dans cette condition d’émigré qui est par essence tragique, vous la recherchez dans “les choses derrière les choses” de la vie publique que vous impose cette condition. C’est encore plus vrai lorsque ce pays est voisin du vôtre. Vous percevez ses cahots, ses angoisses, ses illusions, ses vertus et ses vices, avec plus d’acuité qu’en d’autres situations, parce que ses avatars semblent rejoindre ceux que votre condition d’émigré vous fait ressentir sans que rien d’extérieur dans votre destin ne les justifie vraiment. Vous n’avez pas nécessairement raison mais vous êtes instinctivement et intuitivement plus attentif, — même, et surtout, si la vie politique de votre pays d’adoption ne vous passionne pas, — parce que vous cherchez la tragédie derrière l’apparente médiocrité.

»La Belgique comme je l’ai connue a toujours fait profession et profession de foi d’une certaine médiocrité, du type “nous sommes des marchands de frites et il ne faut pas nous en demander plus”. Cela n’empêche qu’on distingue, derrière, la tragédie humaine parce que toute humanité est tragique. Peut-être la Belgique souffre-t-elle de cette faiblesse historique de ne pas croire que la tragédie de l’Histoire la concerne également. Reste ceci: je suis arrivé en Belgique alors que ce pays était en crise constitutionnelle, ou ethnique c’est selon, — Flamands versus francophones, dans cet ordre, à propos de l’université de Louvain. Depuis, chaque nouveau gouvernement, et il y en eut, euit à son programme “la” crise, toujours la même, avec la réforme constitutionnelle qui allait avec. Jamais, sauf brièvement en 1996 (“l’affaire Dutroux” et l’alentour), victime de l’illusion et du tintamarre comme tout le monde, jamais je n’ai cru au sérieux de cette crise belge sans fin. Aujourd’hui, depuis quelques jours dirais-je, peut-être deux-trois semaines, un mois tout au plus, c’est différent. Le sentiment est sourd, l’intuition renvoie à une force psychologique souterraine. Cela se résume à ce constat étrange mais sans retour: la Belgique est lasse d’être belge, elle est lasse d’exister. Je ne vous donnerai, pour mon cas, aucune explication rationnelle (on en verra plus loin, comme tentatives d’explication), et encore moins quelque prévision que ce soit. J’installe simplement ce que je perçois comme une attitude psychologique qui envahit ce qu’on n’ose plus désigner comme “ce pays”. Cette intuition et cette perception sont à la base de cette analyse.»

… Il y a aussi l’actualité, venant à notre secours, au secours de l’intuition (qui n’appelle pas au secours, du reste); un article du Times de Londres, d’hier. C’est toujours un événement lorsque le Times, mélange de tradition à la britannique et d’imposture à-la-Murdoch, s’intéresse à autre chose qu’à la Reine, à la City, aux restes de l’Empire, à la vilenie de l’Europe et à l’infamie des Français, aux finesses sans fin des néo-conservateurs washingtoniens et à la grandeur insurmontable de l’Amérique. Ce que nous dit le Times ne nous apprend pas grand’chose mais sert à fixer quelques événements sur l’“atmosphère” générale dont il a été fait ci-dessus une description subjective.

«King Albert II cut short his holiday to make a dramatic plea for national unity, but not even his intervention has stopped Belgians from thinking the unthinkable: would the two squabbling halves of their country be better off apart?

»Three months after national elections, a collapse of trust between politicians in the Dutch-speaking north and the French-speaking south has left them unable to form a coalition government, and no solution is in sight.

»Belgians have been shocked by a poll this week that gave 43 per cent support in the Flemish north for secession. Even in the French-speaking southern half of Wallonia, which would have the most to lose economically by partition, one in five people believes that a break-up would be favourable.

»As the political impasse deepens, the media is full of analysis of “the Czechoslovakia option” — referring to the “velvet divorce” of the Central European country that split successfully into two nations. “Living together in one country is impossible if year after year the minority prevents the majority from realising its most important desires,” said Het Laatste Nieuws, Belgium’s largest daily, voicing the frustration of many in Flemish-speaking Flanders, where 6 million of the population of 10.5 million people live. “Prepare for divorce,” announced the cover of Le Vif, an influential French-language weekly magazine, which spelt out the far-reaching costs for the impoverished region of Wallonia of splitting the health and social services, railways and the national debt.»

Et ainsi de suite…

La Belgique prise au piège de l’Histoire

Nous pourrions effectivement tenter, avec zèle mais fort peu de chance de succès, de reconstituer le puzzle incroyable de dérision, de passion, de médiocrité, de plaidoiries picrocolines, d’“encommisionnements” (spécialité belge) qui parsème les diverses affaires “communautaires” depuis la fin des années 1950. (Deux crises belges fameuses : la crise royale de 1950 et la crise de la Loi Unique transformée en crise des “grandes grèves” [wallonnes] de 1960-61, ont rappelé brutalement et peut-être décisivement la division du pays. La “crise communautaire” constante en cours depuis avait trouvé son cadre historique.)

Nous préférons considérer la Belgique et sa crise dans la logique de ce que ce pays est historiquement: une création de l’extérieur de lui-même (on connaît les conditions de sa création en 1830, le rôle central des puissances européennes, dont l’Angleterre et la France, dans ce processus). Cela revient à tenter de comprendre la crise belge au travers des événements extérieurs qui l’ont affectée, qui ont alimenté les ferments intérieurs en leur permettant de s’imposer durant le dernier demi-siècle, — la fièvre nationaliste souvent arrogante et sans doute très illusionnée des Flamands, la défensive sceptique et plus rationnelle des Wallons francophones…

La Belgique ne s’est pas faite selon une logique et une transcendance intérieures, propre à des composants partageant un sentiment commun qui peut/doit aboutir à une “âme nationale”, mais sous une poussée extérieure impérative. Cette poussée impliquait fondamentalement que la Belgique fût neutre, par la fonction géopolitique même qui lui fut attribuée; la neutralité était en soi une caractéristique fondatrice de la “nation” belge, ce que tout le monde reconnaissait. (La neutralité belge est l’explication de l’échec de la Ligne Maginot. Les Français ne prolongèrent pas la Ligne sur leur frontière belge parce que cela aurait constitué un acte hostile à l’égard de la neutralité belge. Les Allemands contournèrent la Ligne par la Belgique et la percée de Guderian à Sedan.)

Par deux fois, la neutralité belge fut violée et le pays précipité dans la guerre par l’agression, puis occupé. Ces agressions ne réussirent pas à forger une unanimité nationale mais au contraire exacerbèrent dans certains cas la crise belge. (La collaboration durant la Deuxième Guerre mondiale fut plus forte du côté flamand que du côté wallon, et de nature différente: une proximité ethnique ou culturelle des Allemands plus qu’un choix idéologique. Les suites de cette collaboration avec les exigences flamandes de réhabilitation constituèrent après la guerre un des problèmes récurrents qui alimentèrent l’antagonisme flamand-wallon.) Après la Deuxième Guerre mondiale, la Belgique perdit son caractère “fondateur” de la neutralité. Elle s’inscrivit au cœur de la coalition occidentale de la Guerre froide, contre l’URSS et le communisme. C’est un Belge, Paul-Henri Spaak, qui eut ce mot fameux, adressé en 1948 au délégué soviétique à l’ONU, et qui expliquait le fondement de la politique occidentale : «Nous avons peur de vous.»

L’abandon de la neutralité fondatrice constituait un danger considérable pour la “nation” belge. Ce danger fut combattu de deux façons : d’une part par l’affirmation constante de la vigueur et de l’importance du combat anti-communiste. La grandeur, presque la sainteté de la cause justifiaient d’autant l’abandon du principe de neutralité et devaient en réduire les effets. L’alliance avec l’Amérique, avec tous ses composants, était perçue à mesure. (Parlant de “sainteté de la cause”, nous n’avons pas l’impression de solliciter la réalité. En 1966, lorsque de Gaulle annonça que la France quittait l’organisation intégrée de l’OTAN, ce composant majeur de l’“alliance” occidentale, le roi Baudouin Ier, personnage tragique et catholique fervent, exprima ainsi son indignation et son incompréhension, en privé, à l’intention d’un de ses collaborateurs: «Je croyais que le général de Gaulle était un bon chrétien.»)

En même temps, la Belgique épousait sans restriction la cause européenne, et notamment la perspective supranationale de l’option fédérale. C’est le deuxième aspect de son combat pour éviter les suites du danger de l’abandon de sa neutralité. C’était un aspect radical puisque l’option européenne constituait un substitut évident à une unité nationale constamment menacée par l’incompatibilité entre Flamands et Wallons; elle résolvait le problème de la réalité non-dite de l’inexistence de la nation belge en proclamant in fine le principe de la fin du concept de nation.

La poursuite de ces deux options explique le caractère souvent perçu comme paradoxal de la position politique de la Belgique pendant la Guerre froide: à la fois très atlantiste et très européenne. En théorie, on peut avancer qu’il n’y avait pas vraiment de contradiction (c’est là qu’est toute l’ambiguïté de l’idée européenne de l’immédiat après-guerre). En réalité, il en allait autrement, d’autant que la Belgique entretenait une relation suivie avec son puissant voisin du Sud. On sait combien, pour les Français, l’“être européen” ne se marie guère avec l’atlantisme; avec de Gaulle, il en est même l’antithèse, d’autant que la nation doit évidemment survivre et s’affirmer dans le cadre européen. Dans certains cas extrêmes, les Belges pouvaient s’affirmer à la fois atlantistes et “gaullistes” sans y voir de contradiction (cas de nombreux libéraux comme Jean Gol ou Armand Dedeker). Les Français en furent plus d’une fois décontenancés et crurent qu’il fallait voir un complot là où il n’y avait qu’un arrangement “à la belge” avec l’Histoire.

La décadence du système de substitution à la neutralité commença au début des années quatre-vingts, lorsque des actions terroristes diverses (notamment l’affaire affreuse des “tueurs du Brabant”) furent interprétées par certains comme des actes de déstabilisation contre le système belge, entrepris par ceux-là même (l’OTAN et les USA) qui auraient dû en être les garants. Les révélations de 1989 sur les réseaux Gladio de l’OTAN (actions déstabilisatrices en Italie et en Belgique) confirmèrent ce malaise. L’instabilité belge des années 1990 fut considérable: assassinat du leader socialiste Cools en 1991, liens avec la Mafia italienne, scandales politiques à répétition, l’“année trouble” en 1996 avec une mise en cause du système à l’occasion de l’“affaire Dutroux” qui s’exprima également dans une résurgence de certaine idées séparatistes comme le “rattachisme” à la France du côté wallon. Cette instabilité doit beaucoup, sinon essentiellement selon notre analyse, à la fin de la Guerre froide, à la perte du sens de la nécessité de l’unité belge qu’avait impliqué cette lutte anti-communiste. Le remplacement à la tête du royaume d’une personnalité tragique (mort de Baudouin Ier en 1994) par la personnalité bonhomme, papelarde et “louis-philipparde” d’Albert II, qui semblait convenir en théorie aux arrangements de la situation belge normale, constitua un réalité un facteur de plus de désunion dans une crise belge qui s’approfondissait subrepticement. D’une façon assez étrange, la fin de la Guerre froide fut entérinée par la position belge, aux côtés de l’Allemagne et de la France en 2002-2003, contre la guerre US en Irak. Il s’agissait pour la Belgique d’une rupture de la “sainte alliance”. Au reste, ce n’était que la prise en compte de la transformation par perte de substance de l’OTAN en coquille vide au service de la folie washingtonienne. Ce genre d’explication de bon sens n’a plus cours dans notre époque.

Il restait l’Europe. Notre hypothèse est que l’accélération de la crise européenne depuis l’élargissement de l’UE et le “non” français au référendum du 29 mai 2005 est pour beaucoup dans l’aggravation de la crise belge de ces derniers mois. Elle place la Belgique devant la possibilité bien réelle de la dissolution de sa substance nationale, ou plutôt de son “arrangement” national avec la fin de sa neutralité, au travers de la crise de l’élément extérieur sur lequel elle comptait pour se substituer à cette perte de substance nationale. Si l’on veut, la phrase de Hubert Védrine («Il s’agit […] de ne pas céder à la lassitude historique d’être nous-mêmes.») s’applique contradictoirement à la Belgique. La Belgique connaît aujourd’hui la “lassitude historique” de devoir continuer à s’affirmer au travers d’ensembles ou d’arrangements historiques non-nationaux ou supranationaux qui se révèlent sans substance ou dans une crise profonde. La gravité actuelle de la crise belge est parfaitement parallèle à la gravité de la crise européenne. Elle en dépend et elle en est le reflet. Elle la mesure aussi: si la Belgique va très mal, c’est parce que l’Europe va très mal.

C’est une situation très contradictoire et peut-être explosive (mais sait-on jamais avec les Belges?). L’un des nœuds de la crise belge est la situation de Bruxelles (en plein territoire flamand, réclamée par les Flamands mais francophone à 80%). L’une des solutions chuchotées depuis des années en cas d’éclatement de la Belgique est la constitution de Bruxelles en une sorte de territoire autonome, une sorte de “zone franche”, justifiée politiquement par la présence de diverses organisations pan-européennes ou transatlantiques (les institutions européennes, l’OTAN). Bruxelles deviendrait “la capitale de l’Europe” (y compris de l’“Europe américanisée” avec l’OTAN). Le paradoxe est de chercher la solution du problème principal posé par l’éclatement d’une nation dans l’affirmation implicite des deux piliers dont l’effritement ou/et la crise ont constitué la cause de la crise de cette nation.

Mais comment faire autrement? C’est un paradoxe de notre temps de crise que notre quête politique, même lorsqu’elle est “régionaliste” comme dans le cas flamand, rebondisse d’une crise à l’autre. Même si elle a une substance propre, la crise belge ne peut être détachée de la crise européenne ni de la crise générale de notre civilisation. C’est là, à la fois, son importance et sa gravité.


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