Le ver au bout de l'hameçon

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Le ver au bout de l'hameçon

2 juillet 2007 — Deux faits, ce week-end, ont renforcé la perception que les USA se trouvent confrontés aux plus grandes incertitudes de leur situation extérieure et intérieure, durant la fin du mandat Bush. L’administration actuelle, dans ce contexte, apparaît de plus en plus d’une part comme une forteresse assiégée, d’autre part comme un pouvoir éclaté où chaque centre et groupe d’intérêt joue son propre jeu.

Les deux faits sont :

• Des déclarations à CBS, hier, par le sénateur républicain Lugar qui avait déjà annoncé lundi dernier qu’il prenait ses distances de la politique de l’administration Bush. Lugar a confirmé sa prise de position en l’accentuant par une demande de retrait des forces US d’Irak “dans les prochains mois” (sur AFP, hier)

«Senator Richard Lugar, the most prominent Republican yet to break ranks with the US administration over Iraq, called Sunday for an “orderly” withdrawal of US troops in the coming months.

»President George W. Bush should embrace moderates from both sides in Congress to chart a new path forward, the top Republican on the Senate Foreign Relations Committee said on CBS News.

»The group would examine forming “a diplomatic forum to bring together all the neighboring countries, and we meet continuously and we talk about our interests in Iraq but also our interests with each other,” he said.

»“Then withdrawal of a majority of American troops in a calm, orderly way over the next few months so that we refurbish our ability to meet problems elsewhere in the world,” Lugar said.»

• Une enquête reprise dans un article du Washington Post (lui-même repris par RAW Story) analyse l’importance et le comportement de l’électorat indépendant (ni démocrate, ni républicain).

«Independents, which fifty years ago comprised just one-fifth of the US voting population and now comprise 30 percent of the US electorate are poised to swing the 2008 presidential race according to a new poll released Sunday.

»“Independents split their votes between President Bush and Kerry in 2004 but shifted decisively to the Democrats in 2006, providing critical support in the Democratic takeover of the House and the Senate,” the Washington Post notes, writing about the study commissioned by the Kaiser Family Foundation and Harvard University.

»Independents continue to lean Democrat, the study says, noting broad dissatisfaction with President Bush's handling of Iraq.

(…)

»But they're not just vexed by Bush — these swing voters are also frustrated with politics in general.

»“The survey found frustration with political combat in Washington and widespread skepticism toward the major parties — perhaps enough to provide the spark for an independent candidacy by New York Mayor Michael Bloomberg,” the Post says. “Seventy-seven percent of independents say they would seriously consider an independent presidential candidate, and a majority say they would consider supporting Bloomberg, whose recent shift in party registration from Republican to unaffiliated stoked speculation about a possible run in 2008.”»

Le paradoxe de l'affaiblissement de Bush

Il est intéressant de comparer la situation américaniste à une sorte de ver qui se tortille au bout d’un hameçon : comment échapper à l’enfer irakien (question surtout posée à l’establishment républicain, partagé entre son devoir de soutien au président républicain Bush, et sa répugnance grandissante pour la guerre en Irak, dont le soutien qu’il lui apporte risque de lui coûter un désastre électoral)? Comment échapper au “parti unique” républicains-démocrates, dont les dernières élections mid-term ont montré qu’une alternance très marquée (victoire nette des démocrates) ne conduisait à aucun résultat décisif dans l’orientation de la politique?

Ainsi la prise de position de Lugar traduit-elle le malaise au sein du parti républicain, où il occupe une place prestigieuse même si son influence n’est plus ce qu’elle était. Surtout, Lugar représente l’engagement républicain traditionnel et modéré en politique extérieure, l’alternative évidente à la folie actuelle. Sa prise de position renforce celle qu’on a déjà constatée chez divers modérés républicains. Néanmoins, on lui accordera un peu plus d’importance parce que Lugar est un homme prudent, réfléchi, qui place très haut la fidélité partisane. Sa défection est vraiment un signe puissant du trouble que la guerre dispense chez les républicains et à Washington en général.

La question des électeurs indépendants est un autre aspect de la situation US, qui concerne le processus politique dans son entièreté, le blocage du système politique washingtonien selon les analystes les plus lucides. Le malaise que traduit cette enquête sur le comportement des indépendants concerne le système en général : «The survey found frustration with political combat in Washington and widespread skepticism toward the major parties — perhaps enough to provide the spark for an independent candidacy by New York Mayor Michael Bloomberg.» Il n’est en aucun cas une indication d’une possible évolution décisive mais le fait est que les électeurs indépendants, aujourd’hui très nombreux (quasiment un tiers de l’électorat), n’ont jamais été si indécis et si hostiles aux partis traditionnels. L’addition de ces deux facteurs (importance de l’électorat et hostilité aux deux partis) fait penser à certains qu’existe peut-être pour la première fois dans l’époque moderne la possibilité qu’un candidat indépendant soit élu.

(Encore ne parle-t-on pas de la “candidature Gore” chez les démocrates, — ou en marge des démocrates ? Gore fait dire, mollement, qu’il n’est pas candidat mais ne fait pas dire qu’il ne le sera pas dans tous les cas possibles. Et il reste très haut dans les sondages démocrates, malgré qu’il ne soit pas déclaré candidat.)

Il n’est pas question de suggérer ici, pour l’instant, que l’un ou l’autre de ces événements ait la possibilité de déclencher une série de réactions ou ouvre une perspective sérieuse de déblocage du système dans un sens ou l’autre. Pour l’instant, au contraire, ils paraissent introduire des facteurs supplémentaires d’aggravation du blocage en élargissant le spectre de l’incertitude, en augmentant la tension dans la situation politique, sans introduire d’élément qui pourrait devenir un facteur décisif de rupture.

Les conséquences des deux événements ont toutes les chances d’être les suivantes :

• L’accroissement de l’isolement de la direction politique de l’administration (GW Bush, Cheney notamment), sans pour autant la priver des moyens de poursuivre sa politique, ni de la volonté de le faire, la conforte paradoxalement dans sa résolution. La poursuite de la dégringolade dans les sondages de GW Bush va également, et paradoxalement dans ce sens. (Le soutien à Bush est tombé à 26%, ce qui rejoint les pires sondages pour un président de l’histoire US depuis que cet instrument statistique est utilisé. Il rejoint celui de Nixon dans les dernières semaines de sa présidence, sur la voie de la démission.) L’important dans ce cas est la singulière psychologie des deux dirigeants cités : une certitude d’avoir raison, dans un sens où cette certitude est de plus en plus raffermie à mesure qu’elle s’exerce contre une majorité grandissante, de l’establishment et de l’opinion publique.

• L’affaiblissement des deux grands partis, également d’une façon paradoxale à mesure que leur opposition à l’administration grandit et alors que cette opposition rencontre le vœu de la majorité. Plus les démocrates sont confortés dans leur opposition, plus l’opposition des républicains s’élargit, plus l’impuissance des deux partis est mise en évidence par l’absence des effets de cette opposition sur la politique de l’administration.

• Au niveau plus large de l’élection de 2008, le facteur nouvellement mis en évidence de l’importance et de l’ouverture à des solutions inédites éventuelles des électeurs indépendants ne sert qu’à accroître l’incertitude dans les deux grands partis en même temps qu’il devrait susciter chez un nombre grandissant de candidats potentiels des interrogations sur leurs propres choix. Bloomberg est cité comme candidat indépendant potentiel, mais on peut imaginer que d’autres surgissent, voire que des candidats appartenant à un des deux partis mais pourtant en position marginale par rapport à ces partis malgré une notoriété affirmée estiment qu’il serait plus intéressant de choisir la voie indépendante. Par exemple, peut-on envisager qu’un Gore (s’il décide d’être candidat) chez les démocrates ou un Ron Paul chez les républicains n’estime pas plus intéressant de rechercher la voie de la candidature indépendante plutôt que de rester à l’intérieur du cadre d’un parti discrédité ou qui leur serait hostile?

Mais ce n’est qu’une confirmation logique. Le caractère de désordre de la situation politique à Washington, particulièrement dans la perspective de la succession de GW Bush, se renforce sans cesse. C’est un paradoxe qui nous ramène à l’image du ver pris à l’hameçon, — cette fois, l’hameçon sous la forme de cette question : comment se débarrasser du sortilège paradoxal de GW Bush? “Paradoxal” parce que jamais sans doute une présidence ne fut aussi médiocre du point de vue de ses acteurs, jamais elle ne fut aussi catastrophique du point de vue de ses résultats, jamais il ne fut aussi évident qu’on rencontrait le vœu de la plus grande majorité en affirmant qu’il est impératif de s’en débarrasser le plus vite et le plus radicalement possible, — et, pourtant, jamais un président en fin de mandat, si complètement marginalisé, n’a tenu aussi ferme, d’une façon effectivement paradoxale, la clef de sa succession par sa capacité de blocage et de nuisance qu’il utilise à fond. L’hameçon est décidément coriace et le ver risque fort de s’épuiser avant de parvenir à en être quitte, s’il y parvient.