BAE, ou la boucle est bouclée

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BAE, ou la boucle est bouclée

29 juin 2007 — Le commentaire de Con Coughlin dans le Daily Telegraph de ce jour représente la première riposte argumentée venue des Britanniques à la suite de l’ouverture de l’enquête du DoJ contre BAE dans la question du scandale Yamamah. Il représente l’indice d’une montée de la tension entre les deux pays alliés et “cousins”, alors que jusqu’ici, à l’image des éditos du Financial Times, la position de l’establishment britannique était plutôt du type standard vertueux (“la justice doit suivre son cours”), appuyé sur un agacement certain de la City devant ce que l’affaire BAE révèle des pratiques du groupe. L’article de Coughlin montre que l’affaire BAE pourrait bien évoluer vers une polémique politique grave UK-USA.

Que dit Coughlin? En gros, que les USA attaquent BAE poussés par leurs propres intérêts partisans, dans le but d’éliminer un redoutable concurrent de leur propre industrie d’armement ; et qu’ils ont tort de faire cela parce qu’ils pourraient connaître de sérieux ennuis, notamment de la part des Saoudiens.

• Commençons par ce dernier point qui se trouve clairement mentionné dans l’article, d’une façon qui ne s’embarrasse pas de faux-semblants où l’on tenterait d’argumenter sur l’improbable vertu d’un Prince Bandar. Cet extrait nous dit : oui, il allait y avoir des inculpations et cela n’était pas politiquement acceptable pour Blair à cause des moyens de pression saoudiens et de l’importance de l’alliance saoudienne, et pour cela il a stoppé l’enquête. En d’autres termes : oui, Londres a cédé aux pressions (au chantage) des Saoudiens, — so what?… «The Saudis have already made their displeasure known about attempts to investigate bribery allegations concerning Al-Yamamah. When it became clear at the end of last year that the Serious Fraud Office was minded to bring prosecutions against those accused of corruption, the Saudis told Downing Street in no uncertain terms that they would not only cancel the Typhoon deal, but would withdraw all co-operation on intelligence-gathering, which would severely impede Britain's ability to tackle Islamic terrorism. Tony Blair promptly ordered the SFO to drop its investigation, claiming it was not in Britain's national interest to alienate such an important ally.»

• En passant une leçon de choses et un cours de philosophie à-la-Bandar sur l’inéluctabilité de la corruption dans ce type de transactions, — y compris pour les USA : «The international arms trade is a murky business at the best of times, but when it comes to selling arms to the Middle East, it is positively cut-throat. So it is hardly surprising that the recent history of Western involvement in selling arms to the region is littered with scandal, from the Iran-Contra affair of the 1980s, which seriously damaged Reagan's presidency…»

• Petit rappel historique : si les Britanniques ont pris le marché saoudien, c’est parce que les USA, paralysés par leurs liens avec Israël qui avait exigé le refus US de vendre des F-15 à l’Arabie, avaient passé la main. (Le rappel historique est assez juste, même si les USA avaient déjà vendu des F-15 à l’Arabie. Il est vrai que l’administration Reagan craignait une réaction violente d’Israël et de son lobby à Washington si une nouvelle vente avait eu lieu. Il y avait eu effectivement un feu vert US aux Britanniques pour le premier contrat Yamamah. Bien entendu, Coughlin se garde de détailler les spécificités extraordinaires de ces contrats Yamamah, mais c’est de bonne guerre.)

• L’accusation, maintenant. Coughlin accuse explicitement le DoJ d’avoir cédé aux pressions des industriels de l’armement US et même à des pressions politiques. Ce n’est certainement pas faux. Pour les pressions politiques, on sait maintenant que le sénateur John Kerry a envoyé le 21 juin une lettre au DoJ pour exiger l’ouverture d’une enquête sur BAE-Yamamah. Pour les pressions des industriels, c’est très probable, et Coughlin va jusqu’à dire que les USA veulent torpiller la vente de 72 Typhoon à l’Arabie (allusion au troisième contrat Yamamah, dit “Son of al-Yamamah”). «Officials at the Justice Department insist that their decision this week to launch a corruption investigation into claims that BAE paid millions of pounds' worth of bribes to Saudi officials was not motivated by political pressure or lobbying from the American defence industry. […] But British and Saudi officials are convinced the American action has been motivated by jealousy over the vast profits that BAE and the Government have derived from the initial deal. And there are suspicions that the Americans are trying to derail the latest arms agreement between Britain and Saudi Arabia — ‘Son of al-Yamamah’.»

• Vient la péroraison en forme d’avertissement qui pourrait être prise comme une menace indirecte. Les USA ont encore plus à perdre que le Royaume-Uni dans cette affaire. Ils payeront encore plus cher que Londres leur tentative d’y interférer, surtout s’ils font mine de toucher à Prince Bandar. L’avertissement vaut notamment pour “l’administration Bush”, peut-être même la famille Bush et les milieux qui lui sont proches, à cause de leurs liens avec l’Arabie.

«The decision by the Justice Department to pick up where the SFO left off will no doubt provoke a similar response from Riyadh, and the corruption investigation is arguably a bigger headache for the Bush Administration than it is for the MoD and BAE Systems.

»Saudi Arabia is a more important ally of the United States than it is of Britain, both in terms of overall trade and the kingdom's importance in tackling Islamic fundamentalist groups. Prince Bandar, who is accused of receiving millions of pounds' worth of bribes, is also a personal friend of the American President.

»Just how dredging up details of a 20-year-old arms deal benefits the long-term interests of the United States remains to be seen. Certainly, the attitude of both the British and Saudi governments is that, whatever deals they may have done in the past, they are none of Washington's business.»

• La conclusion est dans le titre : pas touche… « BAE is none of Washington's business.»

L’affaire devient un grand événement politique déstabilisant

Con Coughlin n’est pas n’importe qui. Il occupe une position importante dans la presse londonienne et dans l’establishment politique. Son texte, très accusateur, très brutalement ferme vis-à-vis des USA, n’est évidemment pas un accident de plume. Il représente une mise en garde de l’establishment britannique à Washington, sans aucun doute avec le soutien saoudien. Prenons-le donc au sérieux.

Le texte nous dit que la situation USA-UK va s’envenimer dans l’affaire BAE, et aussi la situation USA-Arabie. Il nous dit que cette affaire risque de se politiser en une polémique transatlantique USA-UK de vilaine tournure. En un sens, c’est déjà fait avec l’intervention de Kerry. Si l’argument du sénateur est purement de forme “éthique” (corruption ou pas de la part d’un groupe fortement impliqué dans le marché US de l’armement), l’arrière-plan politique piaffe d’impatience de se manifester :

• Même si les circonstances ont évolué, la fourniture d’armements sophistiqués à l’Arabie reste un sujet sensible pour Israël. On sait l’influence d’Israël à Washington. Le lobby israélien pourrait être intéressé par une action anti-BAE qui interfère sur des ventes à l’Arabie.

• Le but principal de Kerry est d’affaiblir l’administration Bush, d’abord en s’étonnant (dans sa lettre du 21 juin) que le DoJ n’ait encore rien fait contre BAE ; désormais (puisque entre temps l’enquête a été lancée), en forçant le DoJ dans une entreprise qui risque de fortement tendre les liens entre l’administration et l’Arabie.

• Quoi qu’il en soit du fond des choses, cette manœuvre implique un risque supplémentaire pour l’affaire BAE, qui est de tomber dans la “logique” infernale de l’affrontement israélo-arabe vu de Washington. Cela implique l’entrée en jeu de l’hystérie intéressée des lobbies concernés, de l’anathème, de la passion politicienne poussée à l’extrême pour la posture politique, etc.

L’affaire BAE se complique d’éléments politiques et polémiques internes et commence à s’inscrire dans la bataille politicienne interne de Washington. En plus du facteur USA-UK illustré par Coughlin (et du facteur USA-Arabie qui va avec), cela implique qu’il s’agit d’un processus réel et puissant de politisation. Il n’y a rien de pire, pour cette sorte de circonstance, que d’échapper du domaine professionnel et spécialisé (la vente d’armes) pour le domaine général, incontrôlable et sans mesure, souvent insensible aux arguments professionnels, de la bataille politicienne. Ce cas est d’autant plus vrai lorsqu’il est soutenu par l’argument de la vertu (corruption ou pas) qui permet toutes les logorrhées politiciennes et partisanes.

Les arguments de Coughlin concernant la vulnérabilité de Washington aux pressions de l’Arabie sont acceptables, éventuellement pour l’administration. Cela ne signifie nullement que Washington va céder aux Saoudiens, éventuellement plus vite que les Britanniques. C’est tout le contraire qui se profile. Comme on le sait, la fragilité et la parcellisation sont les caractères du pouvoir à Washington, en plus avec une administration Bush en bout de course et à bout de souffle. Chaque pouvoir concerné va jouer son jeu, avec sa puissance d’influence bureaucratique. Le Congrès, plus proche d’Israël et surtout moins proche de l’Arabie, et intéressé à mettre l’administration Bush dans l’embarras, va avoir une position très dure. Le DoJ a sa propre politique, sa propre bureaucratie, et il est absolument hors de question de le faire céder comme un vulgaire Serious Fraud Office. Au contraire, il serait plutôt incliné dans cette affaire à suivre la ligne dure du Congrès. Le front de l’industrie de l’armement US sera également très actif pour entretenir la bataille anti-BAE. Dans ce cas, on pourrait déboucher également sur de très fortes tensions entre les USA et l’Arabie Saoudite.

En toile de fond, qui pourrait devenir le devant de la scène, il y a l’arrivée de Gordon Brown à la tête du gouvernement anglais, et la succession difficile (du point de vue US) de Tony Blair. L’affaire BAE peut être un facteur de tension, de pression, etc., dans la difficile adaptation des special relationships au facteur Gordon Brown. Là encore, rien pour détendre l’atmosphère.

L’affaire BAE-Yamamah est définitivement entrée dans la sphère des grands événements politiques déstabilisants. Curieux destin que celui de BAE. Comme Blair en politique, le groupe BAE, plein de ses ambitions “globalisantes”, voulait être transatlantique, à la fois en Europe et aux USA ; il a tourné le dos à l’Europe et s’est américanisé ; il est aujourd’hui menacé en Amérique et menace de devenir un facteur de division transatlantique. La boucle est bouclée.