Le vertige-$

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Le vertige-$


28 septembre 2002 — Cela se passe le 26 septembre à Washington, à la session annuelle de la Eisenhower National Security Conference. Dick Grasso, président du New York Stock Exchange, parle. Il réclame une augmentation massive des dépenses de défense (ou plus largement dit, “de sécurité” si on ajoute le nouveau Homeland Security Department, ou HSD), car il trouve « hard to believe » que les USA aient dépensé, ces dernières années, moins de 4% de leur PNB (« less than 4 percent of a $16 trillion economy ») sur les moyens de défense/de sécurité.

Le déficit ? (Il accompagnerait nécessairement une telle augmentation massive des dépenses de défense et de sécurité.) Réponse de Grasso : « I understand the difficulty right now as we look at the national level. What once was a surplus perhaps becoming a deficit, but let us never forget that deficit spending in time of war, and times like the conflict we today face, are not only desirable, they are absolutely essential. »

La thèse de Grosso est simplement que les dommages subis par l'économie US à cause de l'attaque terroriste du 11 septembre justifient que tous les moyens soient employés pour éviter qu'une telle attaque se renouvelle, et, pour cela, il faut beaucoup plus d'argent pour la sécurité et la défense. Grasso : « Look at the damage done to the airlines. They lost $7 billion last year, and they may lose as much next year. … How do you deal with that? By not spending 3.8 percent of gross domestic product on defense, but by taking that number up dramatically. »

Grasso n'a pas cité de chiffre explicite, se contentant de tourner en ridicule de dépenser moins de 4% des $16.000 milliards de l'économie US dans ces domaines en temps de guerre. Dan Gouré, expert au Lexington Institute, a été plus explicite. Il propose autour de 5% pour les dépenses de défense et de sécurité, ce qui signifie autour de $800 milliards. Gouré explique : « Since the end of the Cold War, we’ve seen defense spending as being in conflict with economic well-being. We learned after Sept. 11 that these were inextricably linked and that defense spending is a prerequisite for a strong and secure economy. »

(Grasso parle plus haut de “moins de 4%” pour le chiffre des dépenses de défense/sécurité. Pour le budget DoD, on est passé 2,8%-3% dans les dernières années Clinton à un pourcentage légèrement supérieur à 3,5 avec l'actuel budget qui est autour de $400 milliards pour le DoD. Il faut ajouter $50-$100 milliards pour les autres organismes de sécurité, y compris le nouveau HSD. Avec une proposition de 5%, on passerait à une enveloppe de $800 milliards pour l'ensemble défense-sécurité, dont sans doute autour de $650 milliards pour le DoD.)

L'article de Defense News qui rapporte les événements de cette soirée washingtonienne ajoute un commentaire plutôt grommelant d'un militaire, un officier de l'U.S. Army, à propos de ces suggestions pharaoniques d'augmentation du budget de la défense : « It’s not that simple. What are you going to spend it on? If we increase defense spending significantly, that might take the heat off of us to transform. » Il se confirme chaque jour que ce sont bien les militaires américains qui, aujourd'hui, représentent la modération, même lorsqu'il s'agit de l'augmentation de leur propre budget.

Nous proposons quelques remarques sur ces diverses interventions, compte tenu de la personnalité de leurs auteurs, — essentiellement Grasso, patron de la bourse de New York.

• Nous avons indirectement ce que nous pourrions apprécier comme une confirmation des difficultés des forces armées américaines, dont nous rencontrons et commentons épisodiquement les signes (la dernière fois, en date du 26 septembre). S'il apparaît un courant pour pousser à une augmentation très forte des dépenses de défense et de sécurité, c'est parce que les partisans de ces mesures (gens très bien informés) jugent que c'est le seul moyen de renforcer les capacités des forces armées, par conséquent qu'ils constatent les difficultés de celles-ci (par ailleurs dissimulées lorsqu'il s'agit des informations grand public ou à destination des alliés naïfs). Ces supputations sont d'importance, puisqu'on plaide pour une augmentation du budget du DoD de pas loin de 25% alors qu'il vient d'être augmenté de 14% cette année. Au reste, on ne fait que retrouver des analyses et une logique déjà développées in illo tempore, notamment à l'automne 2000.

• Il ne s'agit pas d'un climat de mobilisation c'est-à-dire de nécessité imposée par l'urgence des événements extérieurs, il s'agit d'un climat de perte de contrôle. Le DoD n'a pas besoin d'argent, il croule sous les milliards, les gaspille ou les égare. Ce qui est nécessaire, c'est une rentabilisation, un contrôle de ces sommes, pour pouvoir mieux les répartir en fonction de nouvelles orientations à définir. Au contraire, ajouter encore des dizaines, voire des centaines de milliards, c'est accroître le gâchis jusqu'à des hauteurs surréalistes, accentuer la perte de contrôle, noyer toute possibilité de programmation et de réforme. La réaction de notre officier de l'U.S. Army se comprend.

• Pourquoi le patron de la bourse intervient-il dans un sens qui peut paraître paradoxal d'un certain point de vue ? (Après tout, la Bourse tremble et plonge à chaque rumeur de guerre, et une telle augmentation signifie la guerre à outrance.) Wall Street parie-t-il sur une augmentation massives des capacités de l'industrie de défense ? Espère-t-il que Lockheed Martin et Boeing joueront les locomotives à la Bourse en perdition régulière depuis plus de deux ans ? Questions posées, — à méditer.

• On ne s'empêchera pas de noter enfin que la logique de la proposition de Grasso reflète une réelle panique, une logique absolument de la “fuite en avant” : jurer que le déficit maximal du budget fédéral est « not only desirable, [but] absolutely essential » reflète cette impression de panique. Il y a, derrière cette logique, une perte de contrôle, une total collapsus du sens commun et la tentation de remèdes absolument radicaux, comme celui de soumettre l'économie à un corset de fer de surarmement, à la fois comme locomotive et pour soi-disant renforcer les capacités de défense. Est-ce à dire que la Bourse new-yorkaise juge l'économie emportée dans une telle spirale de panique et d'effondrement progressif après le 11 septembre, qu'il faille lui proposer comme remède de cheval la soi-disant garantie d'une sur-mobilisation de toutes les capacités guerrières de l'Amérique comme rideau de protection ? Autre question posée, également à méditer.