Fuite en avant, version postmoderne

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Fuite en avant, version postmoderne


4 janvier 2007 — Patrick Cockburn, dans The Independent, nous assure que «Saddam must already be laughing in his grave». Il n’y a aucune raison pour ne pas le croire, — d’autant qu’il suffit de tendre l’oreille.

Dans tous les cas, voici la situation étrange que l’exécution inique de Saddam aurait, d’autre part, mise en lumière : le profond malaise entre les Américains et le gouvernement irakien. D’une part, il apparaît fondé de penser que les Américains ont été, dans cette affaire de l’exécution précipitée, quelque peu manœuvrés. Dans son édito, The Independent nous explique d’une façon convaincante :

«The truth [about Saddam’s execution] has also discomfited the US administration, which is still trying to shore up the government of Nouri al-Maliki, while fending off growing anti-war sentiment at home. It judged the situation so delicate that it put up a US general to dissociate the US authorities from the execution and assert that, if they had been in charge, they would have “done it differently”.»

Dans cette affaire étrange de l’exécution de Saddam, une autre explication ou plutôt une explication complémentaire est aussi acceptable. Le gouvernement irakien aurait précipité et laissé “cochonner” la pendaison du président irakien par crainte de l’évolution de Washington à son encontre. (Des sources US estiment que la procédure lamentable de l’exécution s’explique par le fait que le gouvernement aurait laissé s’infiltrer des miliciens extrémistes de Sadr dans le personnel chargé de cette exécution.)

C’est Cockburn qui explicite cette hypothèse :

«There is also a fear among Shia leaders that the US might suddenly change sides. This is not as outlandish as it might at first appear. The US has been cultivating the Sunni in Iraq for the past 18 months. It has sought talks with the insurgents. It has tried to reverse the de-Baathification campaign. US commentators and politicians blithely talk about eliminating the anti-American Shia cleric Muqtada al-Sadr and fighting his militia, the Mehdi Army. No wonder Shias feel that it is better to get Saddam under the ground just as quickly as possible. Americans may have forgotten that they were once allied to him but Iraqis have not.»

La situation apparaît alors sous un jour différent, renforçant de nombreuses hypothèses allant dans ce sens. Selon cette interprétation, le gouvernement en place à Bagdad n’est pas du tout la marionnette de Washington mais il serait plutôt un relais des Iraniens et subirait la forte influence des extrémistes de Sadr. Ce reclassement nourrit une autre hypothèse, bien plus vaste et bien plus déstabilisante, expliquée en détails par Anatole Kaletsky dans le Times d’aujourd’hui. Kaletsky nomme cela «[a]n unholy alliance threatening catastrophe», — et à juste raison pour l’aspect catastrophique…

«Most people think that the bungled invasion of Iraq, climaxing last week with the bungled execution-assassination of Saddam Hussein, will go down in history as the ultimate symbol of the Bush Administration’s hubris and incompetence. They should think again. With the dawning of a new year, the Bush-Blair partnership is working on an even more horrendous foreign policy disaster.

»What now seems to be in preparation at the White House, with the usual unquestioning support from Downing Street, is a Middle Eastern equivalent of the Second World War. The trigger for this all-embracing war would be the formation of a previously unthinkable alliance between America, Israel, Saudi Arabia and Britain, to confront Iran and the rise of the power of Shia Islam.

«The logical outcome of this “pinning back” process would be an air strike by Israel against Iran’s nuclear facilities, combined with a renewed Israeli military campaign against Hezbollah in Lebanon, aggressive action by American and British soldiers to crush Iraq’s Shia militias, while Saudi-backed Sunni terrorists undermined the increasingly precarious pro-Iranian Government in Baghdad.»

A l’appui de sa thèse, Kaletsky donne une autre interprétation de l’attitude de Blair dans le scandale Yamamah. Il explique également le récent déplacement précipité de l’ambassadeur d’Arabie aux USA :

«The second event, almost simultaneous with Mr Blair’s bribery announcement, was the equally unexpected resignation of Saudi Arabia’s Ambassador to Washington, Prince Turki al-Faisal, on December 15. Prince Turki has long been a key figure in the Saudi security establishment, whose last abrupt career move occurred in the autumn of 2001, when he suddenly resigned as liaison between the Saudi Royal Family and the Taleban terrorists that they had been financing until just before September 11. Turki was a leading member of a faction in the Saudi Royal Family that has for months been advocating a more conciliatory response towards the Shia hegemony in Iraq, including an effort to open direct negotiations between America and Iran, as recommended by James Baker’s Iraq Study Group. The Turki group’s main rivals in the Saudi establishment have by contrast argued for much tougher military action against what they called the “Christian-Shia conspiracy” created by the US toleration of Iranian influence over Iraq.»

Le Grand Jeu réduit aux acquêts

Il faut voir d’où nous venons et où nous risquons d’aller. La formulation de Kaletsky est juste, car avec ces gens-là le pire est toujours possible : «Most people think that the bungled invasion of Iraq, climaxing last week with the bungled execution-assassination of Saddam Hussein, will go down in history as the ultimate symbol of the Bush Administration’s hubris and incompetence. They should think again.»

• L’attaque américaniste contre l’Irak a démoli un régime séculariste, connu et apprécié par les Américains et le reste, dans les années 1980, comme le meilleur rempart contre le chiisme iranien. Washington-à-courte mémoire a cru, entre temps, que Saddam était un problème. Selon l’habitude US, et selon la phrase fameuse d’un général US, “en Amérique on ne résout pas les problèmes, on les écrase”. Ainsi fut-il fait de l’Irak de Saddam (et, plus récemment, de Saddam lui-même).

• D’où l’installation d’un pouvoir chiite à Bagdad et le développement de plus en plus voyant d’un axe chiite Teheran-Bagdad. Soudain, cette perspective effraie Washington. Trop tard : Washington a été peut-être doublé par le gouvernement irakien, inspiré par Teheran et Sadr, qui a expéditivement liquidé Saddam.

• Récemment, les Saoudiens sont sortis du bois. Ils ont fait savoir que, si les USA quittaient l’Irak, les forces saoudiennes les remplaceraient, notamment en soutenant l’insurrection sunnite. Les Saoudiens sont littéralement terrifiés à l’idée d’un Irak laissé complètement à un gouvernement chiite avec une forte influence iranienne.

• La réalité irakienne a beau être irréelle et surréaliste, il y a tout de même une réalité et il est très probable qu’elle se définisse de la sorte : le gouvernement irakien n’est plus contrôlé par les USA mais plutôt par les extrémistes de Sadr. C’est ce qu’explique Tony Karon, de Time : «But Saddam's final moments highlight a much more serious and fundamental problem facing the Administration: The U.S. no longer has any control over the Iraqi political process. […] And U.S. efforts to […] detach Maliki from his key patron — Sadr, whose militia is in the thick of much of the sectarian violence —[…] appear to be floundering.» Ainsi, il s’avérerait que les USA ont conquis l’Irak pour le remettre dans les mains de ceux contre lesquels ils ont incité l’Irak à se battre pendant une décennie : l’Iran et ses relais irakiens les plus extrémistes. Vaste programme enfin réalisé.

• Où tout cela mène-t-il ? Pourquoi pas à l’hypothèse développée aujourd’hui par le chroniqueur du Times Anatol Kaletsky : un nouveau Grand Jeu, avec l’étrange alliance entre Bush, Olmeth et le roi Fahd, et l’inévitable Blair bien entendu. (A noter : il y a quatre ans et demi, les génies néo-conservateurs, représentés par le Français Laurent Murawiecz, vous annonçaient que la liquidation de l’Arabie était le véritable objectif de leur Grand Jeu postmoderne et la marque finale de leur dessein stratégique. On continue, en France, à s’interroger sur la profondeur abyssale de la pensée néo-conservatrice.)

Qu’ont donc en commun ces étranges alliés, en plus d’une “analyse” stratégique temporairement commune? C’est d’être des éclopés politiques, avant que les poubelles de l’Histoire ne les recueillent. Bush, Blair et Holmeth sont des politiciens en sursis, qui ont tout raté dans leurs projets militaristes. La direction saoudienne est rétrograde, anti-démocratique, corrompue jusqu’à l’os et ainsi de suite. Leur projet commun est donc un grand projet postmoderne pour restructurer le Moyen-Orient et le démocratiser, en passant par la liquidation de l’Iran. On leur souhaite bon vent.

Il semble surtout qu’une panique générale est en train de les affecter tous, chacun à leur façon. Du “surge” des forces US à l’«unholy alliance threatening catastrophe» de Kaletsky, il s’agit de mesures ou de projets désespérés reflétant une fuite en avant du même acabit. Le monstre irakien ne cesse de dévorer à belles dents tous ceux qui ont participé de près ou de loin à sa conception et à son enfantement.

La marche vers une catastrophe encore supérieure en dimension et en désordre à la situation irakienne (d’une dimension d’une “guerre mondiale” selon Kaletsky) semble être une hypothèse désormais acceptable. La catastrophe irakienne ne semble pas suffire. Elle recèle une dynamique fatale qui nourrit une constante aggravation de la situation générale. Il ne leur reste que la fuite en avant.


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