Le mot de Prescott pour s’évader du triple langage

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Le mot de Prescott pour s’évader du triple langage


19 août 2006 — GW Bush est-il une “crap”? ou bien est-ce l’administration GW Bush qui est une “crap”? Ou bien encore, comme l’explique le député qui a ébruité l’affaire, c’est le comportement de l’administration et de GW dans l’affaire de la “road map” qui est “crap”… « Mr Cohen reported that Mr Prescott had described the Bush administration as “crap” in its handling of the “road map” negotiations to reach a settlement between the Palestinians and Israelis, and referred to the US president as “a cowboy with his stetson on”. »

(D’abord, rassurons-nous (façon de parler) : que désigne le mot “crap”? le dictionnaire d’anglais Collins’s le définit comme « a rude word in very informal english »… Vraiment très, très laid. Le même Collins donne, en traduction : « Merde, couillonnades, saloperie ». Dans le cas d’une politique définie par le mot, on dirait que Prescott aurait qualifié la politique de Bush sur la question des Palestiniens de “merdeuse”, ou bien “merdique“, ou bien “c’est de la merde”.)

Résumé de l’affaire : le Guardian annonce jeudi que le Vice-Premier britannique John Prescott, un dur de dur au langage leste, a traité de “crap”, GW Bush, ou son administration, ou sa politique. Prescott parlait (le 16 août) à des députés travaillistes venus se plaindre des effets de la politique extérieure britannique, alignée sur les USA, sur leurs électeurs de religion musulmane. Parmi ces députés, Harry Cohen, qui lâche l’affaire au Guardian. Le même Cohen qui, hier, ne mâche pas ses mots, lui non plus, pour applaudir Prescott, pour avoir dit ce qu’il a dit, et que c’est très bien ainsi (et “crap” pour Tony Blair, suivi d’un bras d’honneur) :

«  “I'm full of praise for John Prescott. There's all this talk of him not being involved. I think the meeting showed that he was on the ball,” Mr Cohen said. “He was being frank ... He might not have liked the language coming out in this way but the point he was making was a serious one.”

» The view Mr Prescott expressed was held by a lot of the parliamentary Labour party “and I suspect at high levels of government as well”. Another of those present described it as a “throwaway remark”. Most of the meeting was taken up talking about how to stabilise and improve relations with the Muslim population. »

Depuis vendredi, Prescott et son mot sont partout dans la presse. The Independent publie un texte où il interroge divers députés travaillistes. Le journal se permet de titrer : « Labour agrees: Bush is crap ». Serait-ce que la position officielle du parti travailliste est désormais définie par ceci : “Bush est une merde”? Ou bien par ceci : “la politique de Bush est de la merde”? Ian Davidson, député de Glasgow South West, fait ce commentaire plein d’un bon sens qu’on devine coloré d’une ironie complice : « I think that John Prescott is to be commended for the quality of his political analysis. His comment on American policy is brief and accurate. Britain has got to ensure that it is no longer seen as simply being the glove puppet of the United States. »

Nouveau prolongement, annoncé ce matin, qui gonfle l’affaire et lui donne une dimension politique nouvelle. Le bruit causé par la “sortie” involontaire de John Prescott est la cause fortuite mais directe d’une initiative de la gauche du parti qui risquerait, — qui sait? — de poser à Tony Blair quelques problèmes. Mesurant l’impopularité extrême de la politique pro-US de Blair, la gauche du parti a décidé de déposer une motion demandant la démission du même Tony Blair à cause de cette même politique US (« calling for Mr Blair to quit because of his “disgraceful” policy in Iraq, and for a leadership election within two months of the conference »).

The Independent, qui rapporte la nouvelle du défi lancé à Tony Blair, insiste sur l’étonnant effet du mot lâché par Prescott et répercuté par le député Cohen :

« The calls for Mr Blair to go will be boosted by the burst of support for John Prescott, the Deputy Prime Minister, since the The Independent disclosed that he said President Bush's performance on the Middle East road map was “crap”.

» Mr Prescott is worried the remark may damage him, but there has been support for his words about Mr Bush to a private meeting of MPs. “I think he could get a standing ovation now,” said one of his close friends. “He's said what a lot of us have been thinking.” »

• Prescott a encore gagné en popularité en relativisant, devant les députés qu’il recevait le 16 août, l’importance du “complot” 8/10 (d’autant plus aisément qu’il fut très en retrait durant la crise du 10 août). Le Daily Telegraph écrivait notamment le 17 août : « John Prescott let slip yesterday that some of the 24 people arrested last week over the alleged transatlantic terror plot will not face serious charges. » Indirectement, Prescott renforce sa stature de critiques des relations avec les USA puisque, pour nombre de critiques de la crise 8/10, c’est l’insistance de la Maison-Blanche qui est à la base de cette crise (utilisation de “complot” dans la rhétorique élctorale de GW).

• Ajoutons, pour renforcer le dossier de l’impopularité de la politique de Tony Blair dans ses rapports avec les USA, que le Daily Telegraph publiait ce même 17 août un article reflétant les résultats d’un sondage. Ce sont des résultats étonnants parce qu’on y lit que les Britanniques recommandent d’une part un durcissement très net de la guerre contre la terreur, ce qui est aller dans le sens de la politique “à-la-Bush” de Tony Blair ; et d’autre part une séparation très nette, presque une rupture, avec Washington. 80% des Britanniques veulent cette rupture avec les USA (12% souhaitent la poursuite de la coopération) ; de 53% à 69%, selon les sujets, souhaitent une politique anti-terroriste plus dure. Autre résultat piteux (pour Bush-Blair) : « Only eight per cent of those questioned by YouGov said Mr Bush and Mr Blair were winning the battle against Muslim fundamentalism. » L’alliance avec les USA est en train de devenir un insupportable fardeau et la cause d’une humeur exaspérée pour les Britanniques.

Prescott comme “psy” d’occasion

L’aventure du “mot” de Prescott est très exemplaire et remarquable. Elle représente un exemple d’une rupture inattendue et involontaire du mur du double et triple langage qui enferme aujourd’hui dans un carcan épouvantable de pensée et d’attitude convenues les élites politiques occidentales. Alors que Prescott en craignait les conséquences politiques dans son parti, la diffusion publique de l’incident a produit l’effet inverse et a brusquement accru sa popularité. Elle a agi comme un révélateur et provoqué quelque chose qui ressemble à une sorte d’énorme soupir de soulagement, comme lorsque l’on se débarrasse du fardeau d’avoir à répéter un énorme mensonge imposé par le conformisme général : “ah, enfin, on peut dire ce qu’on pense !” (Ce que dit l’ami de Prescott à The Independent : « He's said what a lot of us have been thinking », et s’il répétait le mot “crap” au Congrès du parti le mois prochain, — « I think he could get a standing ovation… »)

C’est une réaction de libération de la psychologie. Le monde politique britannique est un peu comme les 80% du public britannique. Il est proche de ne plus supporter l’alliance américaine. L’exaspération est telle que l’on en vient à briser le double et triple langage qui maintient emprisonnée la psychologie des dirigeants britanniques, — et quoi de mieux, pour cette libération, qu’une bonne grossiéreté proferrée par le massif John Prescott, — “la politique de Bush, c’est de la merde !”. L’alliance US des Britanniques est aujourd’hui génératrice d’une pathologie qui se traite au niveau de la psychanalyse. Prescott est le “psy” d’occasion qui leur permet de se défouler.

Cette aventure qui semblerait somme toute anecdotique a plus d’importance qu’on ne croirait à première vue. Elle nous indique les limites du supportable par la psychologie humaine du conformisme imposé aujourd’hui en matière politique. C’est une situation psychologique qui a déjà été expérimentée en d’autres occasions.

Le compositeur russe Chostakovitch, notamment, a longuement parlé dans ses mémoires de cette obligation de mensonge chez les cadres dirigeants sous le stalinisme, qui poussait les psychologies à de telles tensions qu’elle les menaçait de déséquilibres graves, de schizophrénie et de paranoïa. Encore y avait-il les menaces physiques (terreur policière, élimination physique) pour justifier cette attitude, qui donnaient un sens, — la survie, après tout, — au respect et à la perpétuation du mensonge.

Aujourd’hui, rien de semblable pour l’environnement. On ne liquide plus. Il y a le seul conformisme, soutenu par un constant flux de communication qui répète les mêmes mensonges, alors même qu’on sait qu’une partie de ces élites (essentiellement aux USA) est en position de croire tout ou partie de ces mensonges comme représentatifs de la vérité (ce que nous nommons le virtualisme). Il y a donc, au contraire, chez certaines élites plus lucides, une obligation de complicité active qui rend l’exercice encore plus difficile et insupportable. Cet ensemble d’activités est d’autant plus contraignant et oppressant qu’elles se font sous le patronage proclamé et exigeant de la liberté.

Le cas britannique est le plus intéressant. D’aune part, les Britanniques sont sans doute parmi les plus lucides, au contraire presque symétrique des Américains (on est “cousins” ou on ne l’est pas), et ils perçoivent l’abondance et l’énormité des mensonges. Ils sont certes habitués au mensonge, et à la gymnastique psychologique qui fait qu’un mensonge n’est pas vraiment perçu comme un mensonge dès lors qu’il a affirmé son utilité, — sa vertu paradoxale, en quelque sorte ; et, d’ailleurs, cette utilité n’est-elle pas, au bout du compte, fondatrice d’une certaine réalité, et le mensonge ne serait alors plus mensonge? Si un mensonge est utile et vertueux, ne devient-il pas réel dans un univers par ailleurs si contingent? Aussi peut-on mieux comprendre, par antinomie, ce qu’il y a d’insupportable dans l’affaire Bush-Blair : la sottise profonde de leur politique, donc la sottise et le caractère profondément vain des mensonges. Ces caractères font des mensonges Bush-Blair quelque chose de particulièrement insupportable, surtout pour un Britannique. Sans vertu ni utilité, un mensonge bascule dans la perception inverse de celle qu’on a décrite plus haut. Il devient horrible, détestable, il pèse sur la conscience puis sur la psychologie. Il devient mauvais, dans le sens naturel de son utilité autant que dans le sens moral de sa possible vertu paradoxale.

Les dirigeants britanniques en sont à ce point. (Sauf Blair, sans nul doute, américanisé jusqu’à être complètement sous la coupe du virtualisme. C’est là qu’est la grande rupture entre lui et les autres.) La situation britannique est de plus en plus intéressante. Ne nous pressons surtout pas d’annoncer que cette initiative-là (la motion de la gauche travailliste au prochain Congrès) aboutira au départ de Blair mais observons que plus le hiatus perdure (Blair versus le reste), plus le départ de Blair devra se faire sur une rupture avec les USA. Et il se fera un jour, tandis que Gordon Brown piaffe d’impatience rentrée, timide, effrayée et constamment bridée (« So far, Gordon has been too afraid to strike. He has got to demonstrate that he is ready for the leadership by helping the party to get rid of Blair », dit un des initiateurs de la motion).


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