Blair, ou la tonitruance du conformisme

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Blair, ou la tonitruance du conformisme


31 juillet 2006 — En pleine déroute politique, alors que le Moyen-Orient est plongé dans sa crise la plus sévère, que la force aérienne de Tsahal pilonne les villages libanais (Cana), Blair n’a pas manqué son rendez-vous. Chez Murdoch, une grande fête pour milliardaires et hommes politiques d’avenir (et “femmes politiques…” : Hillary était bien entendu là) ; tout cela en Californie, dans la région de Big Sur qui abrita des gloires moins fréquentables puisque Henry Miller y résida et que Jack Kerouac s’y balada. Aujourd’hui, la gloire de notre temps, c’est Murdoch-Blair, hier c’était Miller-Kerouac ; ainsi va l’Amérique globalisée, ou le monde américanisé…

Blair a fait un grand discours. On l’attendait au tournant. Le thème, c’était l’homme politique dans notre époque. Blair s’est confirmé comme le grand homme politique de notre époque. Il lui correspond parfaitement : grande gueule, l’œil de velours, une assurance à couper le souffle et un matelas de certitudes, un fabuleux abattage, un enfilage élégant et sans fin de fantaisies à la mode plutôt que des mensonges, devenus classiques à force d’être répétés, tout cela pour nous ouvrir la clef du coffre à malices et vous dire les banalités les plus conformistes du monde comme s’il vous montrait une pépite sans prix. Blair est le McBouvard et le Sir Pécuchet de notre époque.

Extraits du chef d’œuvre, présentés par le Guardian:

« The era of tribal political leadership is over in Britain with “rampant cross-dressing” on policy set to become a permanent feature of modern politics, Tony Blair told News Corp executives in conclave in the Californian resort of Pebble Beach yesterday.

» In an elegiac survey of his nine-year leadership, Mr Blair claimed the true divisions opening up across the world were now not between left and right, but between advocates of modern, open societies and closed, traditional ones.

» He also insisted he had “complete inner self-confidence in the analysis of the struggle” the world faced over terrorism and security. He defended boldness in his political leadership, saying: “In these times caution is error; to hesitate is to lose”, adding that his worry has been that he has not been radical enough in his leadership.

» His speech, including a strong defence of the Anglo-American alliance, an activist foreign policy and a revival of his attack on the forces of conservatism, will have delighted Mr Murdoch, who has been Mr Blair's staunchest media supporter over the past three elections.

» Mr Blair, who flew by helicopter from San Francisco to the exclusive Pebble Beach resort to make his speech, argued that modern political debate in Europe and the US was “no longer between socialists and capitalists but instead between the globalisers and the advocates of protectionism, isolationism and nativism”, which he described as issues of migration and national identity.

» The prime minister argued: “Most confusingly for modern politicians, many of the policy prescriptions cross traditional left-right lines. Basic values, attitudes to the positive role of government, social objectives — these still divide among familiar party lines, but on policy cross-dressing is rampant and a feature of modern politics that will stay.” »

Grande nouvelle, les amis !

Il est formidable et émouvant d’apprendre que «the true divisions […] were now […] between advocates of modern, open societies and closed, traditional ones. » Ebahissement dans la salle : est-ce possible ? On se regarde, incrédules. Ce serait donc ça ? Enfin, l’un d’entre eux, repérable à un compte en banque à quelques $milliards près, a compris : Tony Blair nous a montré la vraie pépite des temps postmodernes. L’extraordinaire nouveauté de ce temps postmoderne, sa riche originalité, ce qui fait qu’il n’est pareil à rien de ce qui a jamais existé, ce temps postmoderniste qui mériterait d’être nommé l’“ère blairiste”, — c’est que le débat principal est entre … tenez-vous bien… les anciens et les modernes. (Ou mieux : les Anciens et les Modernes.)

Nantis de cette révélation qui nous la baille belle, face à cette large porte ouverte enfin enfoncée, et avec quel brio, nous voici aussitôt placés devant ce mystère : ces gens, les Blair & compagnie, sont-ils involontairement incultes et ignares ou bien cela fait-il partie des strictes consignes de leurs spin doctors? Question sans réponse ; question de peu d’intérêt d’ailleurs.

Revenons à nos moutons. Ce sera vite expédié. Vous prenez à peu près tout ce qu’a dit Blair et vous défrichez son contraire car par là se trouve la vérité.

(Non, l’époque n’est absolument pas “les Anciens contre les Modernes”. L’échec de la modernité est aujourd’hui un constat apocalyptique, nullement une opinion. Pour la première fois depuis que des Modernes existent et tiennent évidemment le haut du pavé en matière d’influence et de publicité, imposant ainsi une façon de penser dont il est dangereux de déroger, — pour la première fois, donc, le débat est celui-ci : devant le naufrage titanesque des Modernes, comment conserver quelques-uns de leurs choix qui restent utiles et les marier avec un inévitable retour des Anciens ? Comment conserver ce qui doit l’être d’une modernité pulvérisée pour l’adapter au nécessaire retour de la tradition ? La réponse n’est nullement évidente et il y a fort peu d’espoir, si elle était trouvée, qu’elle puisse être rencontrée. Pour ce cas, seule nous importe la question qui indique à ceux qui croient à une bataille entre Anciens et Modernes qu’ils ont encore la tête dans le XIXème siècle.)

Par contre, le discours nous trace un portrait instructif de l’homme postmoderne, celui qui nous a conduits à la catastrophe où nous nous débattons. Ce qui frappe chez Blair, c’est, au milieu d’une confusion extraordinaire et d’une banalité sans égale du jugement, la certitude d’acier d’avoir raison. Raison pour quoi et sur quoi, à part les banalités conformistes ? On ne le dit pas et là est la beauté de la chose. Blair, c’est le radicalisme du conformisme, — ou bien, dit différemment, le radicalisme comme un but en soi ; par conséquent c’est la certitude assurée chez cet homme de la justesse et de la bienfaisance du nihilisme, car c’est bien là que le conduit son radicalisme. (Confidence de Blair, en effet : « his worry has been that he has not been radical enough in his leadership. »)

La détestation du doute rejoint celle des nuances et, par conséquent, de la réflexion, aussitôt assimilée à l’hésitation évidemment perverse : « In these times caution is error; to hesitate is to lose. » (L’Irak est la démonstration sans réplique des résultats prodigieux que donne cette absence de prudence qui conduit à l’erreur et d’hésitation qui vous fait perdre.)

Une telle certitude de la nécessité du mouvement ajoutée à la nécessité d’être radical conduit à la conclusion que, pour Blair, le fait même d’agir, et d’agir radicalement, constitue une vertu, et que cette vertu ne peut qu’aboutir à la destruction des vieilles structures. Une telle destruction, dans sa logique, ne pourra être ainsi qualifiée que de “créatrice”. Tony Blair présente un mode de pensée complètement, absolument néo-conservateur, — bien plus que GW à cet égard. On comprend que le Guardian note qu’en entendant ce discours, l’hôte du conférencier et de tous ses auditeurs, l’Australo-américaniste Rupert Murdoch, n’a pu être que ravi. (Murdoch est le financier et le manipulateur principal du groupe néo-conservateur à Washington.)

Tout chez Tony Blair nous fait percevoir l’agitation permanente, le frémissement continuel, l’enchaînement en virtuose des formules conformistes. Le Premier ministre britannique est une sorte d’éjaculateur précoce de la réflexion. Il pense que la description même, forcenée, ultra-rapide, absolument surchargée d’assurances et de certitudes diverses, du “monde enchanté” (*) qu’il prévoit, suffira évidemment à créer ce monde. Virtuose du virtualisme, donc.

Toutes les réalités du monde, y compris les plus déplaisantes et les plus provocatrices pour ses conceptions, sont forcées à s’incliner devant l’évidence du discours. Le massacre de Cana en a été une nouvelle démonstration. Certains journaux ont vu dans la réaction de Blair un certain durcissement vis-à-vis des Israéliens. Il s’agit surtout, pour lui, de montrer l’évidence : il avait donc raison. Le massacre montre qu’il faut très vite faire la paix (dont Blair lui-même détient la définition). En un sens, le massacre est utile d’une façon générale et il n’était pas injustifié qu’on laissât faire et qu’il ait lieu à cause de cela, puisqu’il rend encore plus urgente la nécessité de la paix. Si l’on suit les tendances connues de la pensée de l’auteur, telles qu’il les a montrées et qu’il les décrit encore aujourd’hui (« …not been radical enough in his leadership »), on en conclurait : vivement d’autres massacres, nous serons encore plus convaincus de la nécessité de la paix.

Comme le note le Guardian, plein d’attendrissement devant le soi-disant durcissement anti-israélien de Blair :

«  Tony Blair yesterday responded to a growing backbench and cabinet revolt over his handling of the Middle East crisis by saying the Qana bombing showed that a peace agreement must be reached.

(…)

» “What happened at Qana shows this situation simply cannot continue,” he said last night. “This is an absolutely tragic situation, but we have got to make sure the discussions we are having and the negotiations we are conducting does lead to a genuine cessation of hostilities.” »

Bien entendu, Blair terminera sa carrière couvert d’ors et de gloires dans l’opulent groupe Murdoch. Il ne faut pas croire pour autant à l’appât du gain. L’argent, chez l’homme postmoderne, vient comme naturellement, sans qu’il lui soit nécessaire de se compromettre. L’absence d’objet réel pour une conviction dans le discours frénétique de Blair est une imparable confirmation : Blair est d’autant plus homme de conviction que sa conviction ne recouvre aucun objet. Gloire à l’homme postmoderne, le “dernier homme” de Nietzsche.

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(*) Référence au livre de Philippe Auclair sur Le royaume enchanté de Tony Blair (Fayard), qui nous fixe sur la réalité britannique née de l’action politique du Premier ministre. Il est préoccupant que le micro soit tendu au même homme, pour qu’il nous conseille sur l’avenir du monde.