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Vu d’en haut

22 juillet 2006 — Alors que Tsahal prépare ou commence une invasion terrestre de la zone Sud du Liban, le débat s’amplifie sur les résultats de la première décade d’attaque (aérienne) contre le Hezbollah et le Liban. Mais on dirait plus justement, pour respecter le rapport de cause à effet que notre psychologie moderniste a appris à ignorer, que le fait même de la préparation d’une invasion terrestre tranche le débat. L’offensive aérienne, que les Israéliens semblaient juger suffisante pour briser le Hezbollah, est un échec puisqu’il faut une offensive terrestre pour la poursuivre et tenter d’accomplir ce qu’elle n’a pu accomplir.

Ce qui est stupéfiant dans les observations et remarques qu’on lit ici et là, c’est l’absence de mémoire et l’enfermement de l’esprit face à des évidences que tout expert moyen des questions militaires devrait tenir pour base de sa réflexion. Non, il y a là, une fois de plus, la démonstration non seulement du refus de l’esprit moderniste d’accepter les leçons de la réalité, — mais au-delà, cette démarche consistant à en tirer des leçons exactement contraires. Nous confirmons, même au-delà de tout ce que nous supposions, la complète américanisation de l’armée israélienne (et de la direction israélienne en général). Israël est une “annexe du Pentagone” et fait aussi mal, aussi catastrophique que le Pentagone lui-même, par rapport au but stratégique qu’elle s’est fixé (la destruction du Hezbollah). Là est le vrai choc de ces premiers dix jours de la campagne libanaise anti-Hezbollah de Tsahal.

Le site “World Tribune.com” publie plusieurs articles sur le sujet. (Voir ce texte dans la rubrique Nos liens commentés.) L’un d’entre eux montre notamment à quel degré l’armée israélienne se trouve engagée dans sa croyance que l’arme aérienne, les communications et les armements de précision suffisent à vaincre n’importe quel ennemi, notamment et particulièrement une guérilla comme le Hezbollah.

« Only a month ago, Lt. Col. Itay Brun explained the concept of Israel's military. The concept envisioned an army based largely on special operations units and backed by air power. As Brun described it, most of Israel's operations would be conducted from the air. Fighter-jets would destroy guerrilla strongholds, helicopters would pick off enemy combatants while unmanned aerial vehicles would select and track targets. Most of the tactics would also be used in a conventional war. “The next challenge is to win the war against terrorism and guerrillas from the air,” Brun, adviser to Chief of Staff Lt. Gen. Dan Halutz, told a military conference. »

Pour quel résultat ? L’article observe :

« Lt. Gen. Dan Halutz and his advisers have been stunned by the failure of Israel's air war against Hizbullah, which has shrugged massive air bombings on its headquarters in Beirut to maintain the rocket war against the Jewish state.

» “Air power is not the answer here,” a senior officer said. “You have to go from one Hizbullah [weapons] bunker to another. Some of these bunkers are seven meters deep and can't be destroyed by aircraft, even if you could find them.”

Quant à nous, nous sommes “stunned” d’apprendre que les Israéliens avaient effectivement la certitude de liquider le Hezbollah par la seule intervention aérienne. Le mythe de l’arme aérienne combiné à celui des communications et des armes de haute précision constitue aujourd’hui, pour l’establishment militaire occidental (spécifiquement américano-israélien), un adversaire dix mille fois plus puissant que tous les Hezbollah et les Al Qaïda du monde. Ce mythe est présenté comme la formule idéale pour vaincre le terrorisme, à partir de l’autre mythe que nous sommes engagés dans une “guerre mondiale” contre un adversaire nommé “terrorisme” (on a déjà tout dit de cette absurde identification et classification), lequel est assimilé par mimétisme de la pensée à un adversaire classique (un État/un régime, une armée, etc.) comme c’est nécessairement le cas dans une “guerre mondiale” telle que nous en avons l’image.

Le mythe de l’arme aérienne comme solution définitive d’un conflit dure depuis sa naissance. Autant l’Italien Douhet que l’Américain Mitchell, parmi d’autres, en établirent, à la fin des années 1910 et dans les années 1920, les bases qui n’ont pas varié. Il s’agit simplement de l’idée que la puissance destructrice venue du ciel suffit à emporter la décision, autant par les destructions qu’elle cause que par la pression psychologique qu’elle installe (laquelle pression est censée briser la volonté de résister). Ce n’est pas pour rien que les grandes offensives de bombardement stratégique (américaines et britanniques) de la Deuxième Guerre mondiale ont été nommées, dans leurs phases les plus aiguës, “bombardements de terreur” (c’est-à-dire des “bombardements terroristes”, si l’on veut se référer aux débats moralisateurs actuels) ; et, naturellement, ces mêmes grandes offensives, dans leurs phases spécifiques de l’application de la doctrine de la puissance aérienne selon les paramètres évoqués ici, se sont avérées des échecs complets, comme les Américains l’ont largement documenté dans une vaste étude (U.S. Strategic Survey on Strategic Bombing) qu’ils ont réalisée sur place, en Allemagne, en 1945.

Les Américains n’ont pourtant, — on veut dire, malgré les échecs répétés, — jamais varié dans cette croyance. Celle-ci ressort d’une appréciation mécaniste du monde autant que d’une croyance sans retour dans la technologie, — ce sont quelques-uns des points essentiels de l’américanisme. Cette croyance se nourrit à une appréciation qui la concerne elle-même plus qu’elle ne concerne l’objet auquel elle s’applique. Ainsi fait-on la guerre de la façon qu’on la fait (que la font les américanistes), non pour intervenir dans la politique générale où se placent les rapports entre vous et l’ennemi (“poursuivre la politique par un autre moyen”) mais pour se démontrer à soi-même que les choix engendrés par cette croyance sont les bons (et qu’ils sont justes et moraux pareillement). (Cette conception est rendue possible par cette disposition psychologique particulière que nous avons proposé de nommer “inculpabilité”.) Le mythe de la puissance aérienne tel qu’il s’est développé au sein de l’establishment militaro-politique américaniste implique que la puissance aérienne est utilisable et applicable dans tous les cas, dans toutes les guerres, contre tous les ennemis, parce qu’elle est elle-même porteuse des vertus de l’américanisme.

Le plus surprenant, dans l’aventure libanaise, est qu’il est montré combien Tsahal a si complètement accepté les conceptions américanistes, pour les appliquer comme cela a été le cas dans cette première décade de combat ; c’est-à-dire, cette surprise que les Israéliens, pourtant si préoccupés de leur sort terrestre dans la bataille politique qu’ils mènent depuis la création de leur pays, aient déserté les réalités du monde où ils se trouvent pour épouser le comportement américaniste qui est d’imposer sa conception de la guerre plutôt que de s’adapter aux conditions de la guerre qu’il faut mener ; qu’ils aient si complètement accepté l’appréciation virtualiste des américanistes.

Le schéma de restructuration des forces israéliennes, qui se découvre à l’occasion de cette campagne et qui est évoqué par le colonel Brun pourrait avoir été dicté, — surprise, surprise, — par Rummy lui-même, de son bureau du Pentagone : « As Brun described it, most of Israel's operations would be conducted from the air. Fighter-jets would destroy guerrilla strongholds, helicopters would pick off enemy combatants while unmanned aerial vehicles would select and track targets. Most of the tactics would also be used in a conventional war. “The next challenge is to win the war against terrorism and guerrillas from the air”... »

Il est complètement extraordinaire que les Israéliens, qui ont en matière de lutte contre le terrorisme une expérience sans égale, aient évolué au point de devenir des clones des conceptions américanistes en la matière, — des Américains qui n’ont d’expérience dans ce domaine que celle d’échecs répétés. On peut désormais avancer l’hypothèse que les Israéliens ont vu l’attaque en Irak comme les Américains eux-mêmes la voient : une réussite parfaite de l’opération (la doctrine dite de “schock & awe” appliquée jusqu’à la chute de Bagdad le 9 avril 2003), et aucun rapport de cause à effet entre cette soi-disant “réussite” et ce qui a suivi. Ils ont donc tenté de suivre les préceptes américanistes.

La conclusion qu’on doit tirer de cette situation est qu’il y a eu véritablement, depuis 1980-1985, éradication de la souveraineté nationale et de l’identité israéliennes, au profit de cette américanisation qu’on décrit par ailleurs. Là se trouve la seule explication d’une si complète dégénérescence doctrinale de l’armée israélienne. Les opérations au Liban s’en ressentent et ne cesseront de s’en ressentir.