Lockheed Martin fait aussi désordre que son JSF

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Lockheed Martin fait aussi désordre que son JSF


27 juin 2006 — Lockheed Martin (LM) a dû se dire que, malgré la vision idyllique de Aviation Week & Space Technology, la situation du programme JSF méritait une intervention musclée dans le domaine des relations publiques. Le résultat est catastrophique. On ressort de la lecture du texte sur le site de Defense News du 26 juin conforté dans le jugement que le désordre est immense dans le programme JSF, dans tous les domaines, et qu’il l’est aussi chez Lockheed Martin.

LM réagit sur plusieurs axes, qui sont ceux des principales critiques lancées contre le JSF. C’est déjà le signe que tout cela est très sérieux, que les critiques sont très fondées. Au passage, on enregistre quelques mises au point implicites, voire involontaires, qui sont bien instructives.

• Le GAO (Government Accountability Office) est l’une des bêtes noires de LM. Les critiques du GAO contre le processus de production du JSF (rapport du 15 mars, critiquant LM pour ne pas effectuer assez d’essais en vol avant de lancer la production) ont particulièrement irrité l’industriel. Elles sont donc fondées.

« Lockheed officials reply that the GAO and other critics do not understand how the company’s new $400 million assembly plant and its sophisticated simulation laboratories will cut the risk and duration of development and production.

» “We’re doing better on this first article than any other” developmental production aircraft, said Dan Crowley, Lockheed’s executive president and F-35 program manager, who said the plane will meet production, cost and performance requirements.

(...)

» “The GAO has lost track of where we are,” said Edward Linhart, vice president of JSF production. “We have a lot more reliable tools than we’ve ever had.”

» This means that fewer JSFs will need to be retrofitted after production. It also allows Lockheed to speed up production faster, Linhart said. »

• Le deuxième motif de panique de LM, dans la logique du précédent, c’est le Congrès. LM craint par-dessus tout que le Congrès suive le sénateur McCain (et le GAO) et ordonne un étalement de la production : « Burbage said the company’s biggest worry is that the U.S. Congress will withhold development funding. That could jack up the average cost per plane, he said. » (En passant: nous avons là la défense toute prête de LM si le prix du JSF augmente, — ou plutôt la défense de LM quand LM reconnaîtra qu’effectivement le prix du JSF a augmenté : c’est la faute du Congrès et de GAO.)

• La question du prix, et notamment la rocambolesque affirmation que les JSF coûteront d’abord très cher (officiel : autour de $150 millions) et puis ensuite très bon marché… Eh bien, ce n’est pas rocambolesque du tout. D’abord parce que cela venait du bureau du programme JSF au Pentagone ; ensuite parce que LM reconnaît la chose de facto, de façon implicite, en tentant poussivement de riposter à l’argument qu’“au prix de $150 millions pourquoi ne pas acheter un F-22 à la place du JSF?” « Lockheed executives say it’s unfair to compare the price tag of first-model F-35s with that of production F-22s. “Our prices later will be significantly lower,” Crowley said. “The F-22 won’t drop into our price range.” » Le “later ” nous dit tout: c’est accepter l’idée que le JSF coûtera au départ très cher.

• Surprise, surprise en ce qui concerne l’export. Placés sur la défensive et obligés d’admettre que la quantité compte pour faire baisser le prix, — donc qu’il faudra de grosses commandes, notamment à l’exportation pour faire tomber le prix de $150 millions du départ, — les gens de LM nous disent ceci, selon Defense News : « But they expect to export at least 1,000 planes, many to countries that are replacing Lockheed’s F-16. The company has sold more than 4,300 F-16s worldwide. Australia, for example, needs to replace its F-111s and is ready to buy six JSFs by 2010, said JSF Executive Vice President Tom Burbage. » Surprise, surprise... Le programme JSF a démarré sur l’assurance mille fois répétée que la production allait au moins atteindre 6.000 unités: autour de 2.800 pour le marché intérieur, le reste en export. Aujourd’hui, il n’est plus question que d’“au moins” 1.000 à l’export.

Par ailleurs, Defense News nous rappelle les chiffres d’engagement actuels : « Current plans call for the U.S. Air Force to buy 1,763; the Navy and Marine Corps, 680; and the British Royal Navy, 138. Those numbers reflect the British decision to trim a dozen planes from their order, but the Air Force may yet reduce its own purchase to some 1,100. » C’est-à-dire qu’avec les Britanniques (dont on sait la certitude où ils sont de s’engager...), on est éventuellement (si l’USAF réduit sa commande à 1.100, ce qui est à peu près acquis) à moins de 2.000 (1.918) pour les “commandes intérieures” ; c’est-à-dire, même pas à 3.000, avec l’export espéré aujourd’hui. Le JSF est une peau de chagrin, — mais à $276 milliards!

Un Irak aéronautique et technologique

Le programme JSF est-il à l’aéronautique et à la technologie militaires ce que l’Irak est à la puissance militaire US? Sans aucun doute. Une énorme victoire initiale, un formidable battage virtualiste ; puis les ennuis commencent en même temps que les dépenses augmentent vertigineusement.

Comme en Irak, les “amis” (les “coalisés”) comptent peu. LM ne s’est guère attardé aux angoisses des coopérants internationaux du programme, et il n’a même pas utilisé leurs rares satisfactions (celle des militaires italiens). Il sait que tout cela n’est pas sérieux et quantités négligeables quand on se trouve à Washington. Les ennemis, LM les a bien identifiés : les organismes officiels contestataires des programmes que ces organismes ne gèrent pas, — en l’espèce, le Congrès qui s’appuie sur le GAO et sur ses propres analyses. Encore LM voit-il un peu court. Des ennemis, il en trouvera aussi au Pentagone, où les intérêts divers iront s’exacerbant face à l’usine à gaz gargantuesque que devient le programme JSF. Les ennemis sont alors à trouver dans les organismes officiels qui sont des concurrents dans la gestion du programme.

Ce qui est remarquable dans cette “riposte” de LM, c’est sa remarquable contre-productivité. Mais on le comprend, la marge de manœuvre de LM est limitée parce que la plupart des critiques les plus dures auxquelles l’industriel est obligé de s’opposer sont de sources officielles. C’est là toute la signification de notre comparaison ci-dessus. Le programme JSF peut être comparé à la guerre en Irak jusqu’au bout, — également sur la scène washingtonienne où la guerre en Irak constitue un des arguments essentiels de la guerre civile bureaucratique qui fait rage dans la capitale washingtonienne.

L’information dévastatrice sur les “premiers” JSF coûtant $150 millions (voir l’article de Defense News du 12 juin, repris dans nos ‘Choix commentés’), au moins jusqu’en 2014, vient directement du bureau chargé du JSF au Pentagone (contre-amiral Enewold). Pour l’intervention signalée ici, cette affaire constitue sans doute l’un des facteurs les plus illustratifs du désordre auquel est arrivé le programme JSF.


[Pour illustrer et commenter cette information, on trouvera ci-après un extrait de notre rubrique 'Journal' de l’édition du 25 juin 2006 (Volume 21, n°19) de la lettre d’Analyse “de defensa” consacré à cette question du prix du JSF.]

« Comptabilité furtive

» Le JSF coûtera très, très cher, et puis un peu moins cher ensuite... Mais pourquoi acheter si cher les premiers JSF?

» Le contre-amiral Steven Enewold, de l'U.S. Navy, actuel directeur du programme JSF au Pentagone, a donné des précisions sur le prix du JSF (selon Defense News du 12 juin): « The cost to build each Joint Strike Fighter will average $150 million through the end of the decade. But by 2014 or so, that price tag should fall to slightly less than $50 million for a conventional F-35 and a bit more than $60 million for a vertical-lift plane. » L'analyste du Lexington Institute Loren Thompson remarque alors sarcastiquement, et avec un brin d'ironie peut-être un peu fatiguée: « You could buy brand-new Raptors at that price. » (Effectivement, l'USAF estime que le F-22 va coûter à partir de 2007 entre $130 et $150 millions.) La logique de Thompson a déjà été développée en Australie, où un lobby anti-JSF estime qu'il serait aussi coûteux pour l'Australie d'acheter le F-22 plutôt que le JSF, pour des capacités évidemment très supérieures. En réalité, le problème que posent ces déclarations d'Enewold (qui ajoute aussitôt une notion d'incertitude: « While we’re still on a learning curve, the airplanes are going to be expensive in then-year dollars. ») est bien que la réelle certitude touche les prix des premiers JSF, qui semblent être fermement fixés à ce prix très élevé, largement au-dessus des $100 millions, alors que les prix plus réduits de 2012-2014 sont présentés avec des conditionnels qui en disent long. Ces déclarations d'Enewold, venant après celles de l'USAF il y a deux mois fixant le prix du JSF à $82 millions l'unité (pourquoi? Comment?), ont fortement accru la nervosité de Lockheed Martin, qui continue à s'en tenir au prix de $45 millions l'unité. D'autre part, l'analyste du CRS Christopher Bolkcom, auteur d'un rapport sur le JSF qui est la principale référence du Congrès, ajoute sa dose de scepticisme: tout cela est déterminé dans le cadre d'une évaluation du Pentagone (SAR) qui tient pour acquise la vente de 646 JSF à des acheteurs non-US, c'est-à-dire qui tient pour acquises les commandes des actuels partenaires non-US, — ce qui est loin d'être le cas (aucune commande décidée). Ce facteur pris en compte dans le coût du JSF réduit de $9,2 milliards le coût total du programme. Que vaut donc le calcul de Enewold?

» Plus on avance dans la “description” de ce que sera le prix du JSF, plus on se perd dans la jungle de la bureaucratie et de la communication désormais officielle

» Le Teal Group du fameux Richard Aboulafia annonçait péremptoirement en janvier 2005: « With a $45 million F-35, the U.S. rules the world export market. Without it, the U.S. will be lucky to hang on to 40 percent of the discretionary fighter market. » Mais le problème est-il encore de savoir combien va coûter le JSF, pour en tirer des conclusions et élaborer des projections de maîtrise du marché? Dans la jungle infernale qu'est devenu le mélange de communication orientée et manipulée et de bureaucratie contraignante avec ses multiples intérêts concurrents qui caractérise le programme JSF, le problème ne devient-il pas de savoir si l'on parviendra finalement à déterminer le prix du JSF, ou au moins un prix du JSF? On observera que nous ne sommes plus au stade des rumeurs, où tout peut être dénié, remis en cause, voire ignoré, mais au stade des annonces officielles. (Ces annonces officielles traduisent d'ailleurs des affrontements sérieux entre les différents services et bureaucraties impliqués.) L'USAF a bel et bien annoncé le JSF à $82 millions; Lockheed Martin a bel et bien riposté en annonçant que ce serait $45 millions et pas un dollar de plus. Enewold, patron en titre du programme au Pentagone, survient alors en annonçant $150 millions pour demain et $60 millions pour après-demain... Désormais, c'est l'incertitude concernant le sérieux de ce programme et la capacité du Pentagone à le maîtriser qui constituent le principal handicap du JSF, — un handicap qu'on qualifierait aisément de “mortel” mais dont on ignore comment le poids négatif va se manifester au niveau du programme. Il n'empêche: dans de telles conditions apparaissent des rumeurs pessimistes, notamment celles qui avancent l'hypothèse selon laquelle la limite de décembre 2006 imposée par Washington aux coopérants non-US pour s'engager dans la phase de production (commande) pourrait être repoussée. Certains services de la bureaucratie du Pentagone seraient partisans de cette approche, bien sûr au grand dam de Lockheed Martin qui ne songe qu'à verrouiller les engagements dans le programme. Dans ce cadre de réflexion, certains se demanderaient si le report d'un an de la date-limite, voire de 18 mois, ne permettrait pas d'y voir un peu plus clair et de mener une campagne plus efficace pour convaincre les partenaires de passer leurs commandes; d'autres craindraient, naturellement, l'effet inverse: que ce délai accroisse le désordre, approfondisse l'incertitude, rende encore moins plausible et encore plus problématique l'engagement au niveau de la production. Le problème est encore compliqué, s'il était besoin, par l'annonce faite par le cabinet du secrétaire à la défense (sans consultation de la bureaucratie ni du Congrès) selon laquelle tous les partenaires obtiendraient un accès au contrôle dit “de souveraineté” du JSF, comme celui qu'on a promis en principe aux Britanniques au travers de la déclaration Bush-Blair du 26 mai. Cette perspective est considérée, par certains experts indépendants, comme absolument irréaliste sinon irréalisable, tant techniquement (au travers de la question du partage des technologies et du contrôle des technologies) que politiquement (vis-à-vis du Congrès). Pour ajouter, encore, à la confusion et à la préoccupation, il faut savoir que la production du JSF va être lancée selon le principe extraordinairement aventureux de l'absence de liaison avec les essais des versions de série. Le GAO vient de découvrir, — car la chose était ignorée d'une façon générale, par les services chargés de la communication officielle, — que la production sera lancée en 2007 alors que moins de 1% des résultats des essais en vol sera connu. Par conséquent, on se trouve dans une situation où l'on ne sait pas ce que coûte cet avion, où l'on ne sait pas ce que vaut cet avion aux niveaux technique et opérationnel, et où il faudrait qu'il soit déjà commandé, notamment par les partenaires étrangers (c'est le principe énoncé avec, espère-t-on, un peu d'humour par Defense News, du « Buy Now, Test Later »). Dans ce contexte, l'intervention du Congrès, déjà signalée avec l'entrée dans le jeu du sénateur McCain, va prendre un tour très contraignant. Cette intervention va renforcer et approfondir le désordre mais il est d'autre part également évident que le Congrès ne peut pas ne pas intervenir devant une telle situation. »