Le Pacte de Shanghaï et l’esprit d’à-propos

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Le Pacte de Shanghaï et l’esprit d’à-propos

17 juin 2006 — La SCO (Shanghaï Cooperation Organization), ou “Pacte de Shanghaï” comme préfèrent l’appeler les Chinois, vient de fêter (le 15 juin) son 5ème anniversaire, — à Shanghaï, bien sûr, ou l’organisation est née. (La SCO regroupe pour l’instant la Chine, la Russie, et quatre “pays-stan”, ex-républiques de l’URSS : le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan).

Cette année, ce 5ème anniversaire, cette réunion de Shanghaï, forment la première occasion où l’on peut apprécier pleinement les orientations et la raison d’être (que nous qualifierons de “paradoxale”) de cette organisation ; où l’on peut surtout percevoir son évolution probable en raison de ce caractère paradoxal que nous lui attribuons.

A la réunion de l’année dernière, l’esprit était encore morose. Moscou se sentait de toutes parts pressé par les soi-disant “révolutions de couleur”. Le commentateur indien et ancien ambassadeur M K Bhadrakumar remarque (sur atimes.com le 15 juin):

« Russia had a desperate need of the SCO last year, when the specter of “color revolutions” was haunting the region. Last year's summit in Astana, Kazakhstan, took place against the backdrop of the “Tulip Revolution” in Kyrgyzstan and the uprising in Andizhan, Uzbekistan. The helping hand from Beijing within the SCO framework helped Moscow counter US policies. »

Les Russes sont aujourd’hui aussi à l’aise qu’ils étaient inquiets il y a un an. Leur puissance et leur influence s’affirment partout. Les Chinois sont rassurés par les énormes accords énergétiques qu’ils ont signés en mars avec Moscou, et par une coopération militaire sino-russe sans précédent, à l’intérieur du cadre de la SCO, qui apparaît ainsi comme une illustration de l’efficacité de l’organisation. Martin Sieff, de UPI, décrit (le 16 juin) de cette façon cette coopération militaire:

« Even before the famous Sino-Soviet split went public in 1958, the Soviets and the Chinese communists never held any major military exercises together. But since the founding of the SCO, Russia and China have held three sets of joint military exercises. The most important one was in August 2005 on and around the Shandung peninsula of northwest China. At least 10,000 troops from both nations, including naval forces, air forces and amphibious formations, practiced problems of landing against a hostile defended shore. The exercises were somewhat misleadingly labelled anti-terrorist exercises. But the most likely target of such amphibious landings by China would be the offshore island of Taiwan, which is supported by the United States and whose total independence is fiercely opposed by Beijing. »

Les “observateurs” se pressent aux réunions du Pacte. Cette année, l’invité le plus remarqué était le président iranien. Les Indiens, les Pakistanais, les Afghans étaient présents. L’Iran et l’Inde veulent des liens institutionnels avec la SCO, voire le statut de membre à part entière (l’Iran avait demandé d’être effectivement admis comme membre pour ce 5ème anniversaire ; la chose a été écartée, pour des raisons de prudence compréhensibles).

Ne doutant de rien (pourquoi pas?) et sans doute habitués à l’empressement européen lorsqu’il s’agit de cette sorte de demande, les USA avaient demandé à être acceptés également comme observateurs au sommet du Pacte. On leur avait répondu par une négative polie mais ferme. Ils suivent évidemment l’évolution du Pacte de Shanghaï avec une mauvaise humeur chaque jour plus affirmée. Sudha Ramachandran note le 17 juin sur le site atimes.com :

« Washington's unease with the SCO's cozying up to Iran was evident early this month when US Secretary of Defense Donald Rumsfeld criticized Russia and China for seeking to draw Iran closer to the SCO. “It strikes me as strange that one would want to bring into an organization that says it's against terrorism ... one of the leading terrorist nations in the world, Iran,” Rumsfeld said.

» Zhang Deguang, secretary general of the SCO, responded to Rumsfeld's comment by stating that he did not consider Iran a terrorist state. The SCO's defense of Iran has obviously annoyed the US. »

Un esprit d’à-propos historique

Quand la Chine et la Russie (et les “pays-stan”) établirent leur Pacte, en 2001, on ne pouvait se méprendre sur les motifs. Il s’agissait d’un organisme de coopération et (éventuellement) de coopération en matières économique et de sécurité à buts purement défensifs. La Russie et la Chine voulaient d’abord établir un pôle de stabilité contre ce que les Chinois nommaient “les trois malédictions” : ces mouvements centrifuges et déstructurants qui sont le cauchemar des grands ensembles en période d’affaiblissement du centre (cas de la Chine et de la Russie alors), — le terrorisme international, le séparatisme, les extrémismes nationaux et religieux.

Il faut bien noter ceci : c’était en juin 2001 (le 15, bien sûr) et c’était donc avant 9/11. Le Pacte de Shanghaï n’avait au départ aucun rapport avec cette époque nouvelle qui s’est ouverte le 11 septembre 2001 puisqu’il la précédait ; pourtant, il eut pour causes fondamentales de sa constitution les menaces qui sont présentées depuis par l’Occident, et surtout les Etats-Unis, comme fondamentales. Curieux esprit d’à-propos, ou bien esprit d’à-propos révélateur. Le plus curieux ou, plutôt là encore, le plus révélateur est qu’entre-temps, le Pacte a subtilement mais décisivement changé de raison d’être. On peut déjà le comprendre avec la description des exercices militaires russo-chinois (voir Sieff) qui n’ont, lorsqu’il s’agit de simuler quelque chose d’assez proche d’un débarquement sur Taïwan, qu’un rapport lointain avec la lutte contre l’une ou l’autre des “trois malédictions”. (Mais peut-être l’existence d’un Taïwan indépendant est-elle perçue par Pékin comme un phénomène centrifuge toujours actif?)

On comprend encore mieux ce dont nous voulons parler avec le jugement d’un “subtil mais révélateur changement de raison d’être” lorsqu’on lit cette remarque du commentateur et ancien diplomate indien M K Bhadrakumar, sur atimes.com le 15 juin:

« By its sheer presence, the SCO challenges the North Atlantic Treaty Organization's (NATO's) claim to be the only viable security organization with a reach in Central Asia. Most important, the US suspected that the SCO acted as a Russia-China condominium for countering its influence in the region. There was a time when the US felt the SCO would ultimately wither away, but on the contrary, it is gaining traction. »

Il y a 5 ans, on avait à peine remarqué la fondation de la SCO, sinon par des sourires ironiques. Aujourd’hui, le 5ème anniversaire du Pacte met en lumière cette réalité géopolitique à dimension planétaire : un nouveau pôle de sécurité est en place. Il est puissant et il devient influent. Il va compter. Il représente une structure ouverte dont l’orientation réelle est encore à trouver mais dont on peut évidemment comprendre ce qui va de plus en plus l’inspirer, — tenter d’équilibrer et de contrôler la politique extérieure militariste et la puissance militaire des USA.

C’est toute l’ironie du destin du Pacte de Shanghaï, son évolution paradoxale mais combien à propos. Il est né avant 9/11 pour combattre les menaces qui furent “officiellement” dénoncées après 9/11, comme étant la cause de 9/11 et le paradigme nouveau de l’instabilité planétaire. En quelque sorte, c’était une association visionnaire. Pourtant, paradoxe apparent, l’association a évolué en changeant de façon substantielle cette orientation initiale, pour devenir un pôle d’affirmation de sécurité au sens le plus classique du terme, pour équilibrer une puissance conventionnelle, pour tenter de s’opposer de puissance à puissance à une marche conventionnelle déstabilisante. Le Pacte de Shanghaï a donc évolué en écartant la priorité des menaces qu’il percevait au départ comme essentielles et qui sont devenues accessoires, pour se tourner, sans trop le dire, vers le véritable défi de l’époque post-9/11.

Visionnaire a contrario, mais sans aucun doute visionnaire. Malgré la prudence des Russes et l’extrême prudence des Chinois lorsqu’il s’agit de désigner les véritables causes d’inquiétude et d’instabilité, le Pacte n’échappera pas à la logique historique, puisqu’il y a cédé jusqu’ici avec à-propos.