L’Ukraine est-elle un piège?

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L’Ukraine est-elle un piège?

16 juin 2006 — La question de l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN (et dans l’UE par conséquent, l’UE étant à cet égard un “clone” de l’OTAN) semblait être une simple question de chronologie. Comme d’habitude dans les plans américanistes, le rythme de l’américanisation était en soi la justification de toutes les outrances. Pour l’Ukraine, ce n’est plus si sûr.

Le point de tension à l’intérieur de l’Ukraine, avec la Russie et avec l’OTAN, de façon plus ou moins officielle dans ce no man’s land de la légalité que devient la situation ukrainienne, s’est fixé ces dernières semaines sur la Crimée et Sébastopol. Cette évolution s’est faite pour des raisons stratégiques et pour d’autres (où l’on pourrait un jour glisser l’inattention due à l’inculture historique complète des planificateurs anglo-saxons). On réalise désormais que ce point de tension est également une région et une occurrence historiques comportant tous les ingrédients d’une crise majeure.

Une courte analyse de l’agence Novosti, datant du 14 juin, rapporte l’essentiel d’un récent article de Vitali Ivanov, directeur général adjoint du Centre de conjoncture politique de Moscou, publié dans les Izvestia. Ivanov reprend certains points historiques récents pour poser la question centrale, qui sort effectivement comme un lapin du chapeau de la crise ukrainienne dans cette phase aigue, de la revendication russe sur la Crimée et Sébastopol. Les termes de cette référence historique, repris par Novosti, sont les suivants :

« La Crimée est une partie historique de la Russie, elle lui avait été rattachée au XVIIIe siècle. En 1921, elle avait été proclamée République soviétique socialiste autonome de Crimée faisant partie de la RSFSR (République soviétique fédérative socialiste de Russie). En 1945, elle avait été transformée en Région de Crimée. Trois années plus tard, Sébastopol avait reçu le statut de ville de subordination républicaine, c'est-à-dire qu'elle avait été détachée de la région.

» Le 19 février 1954, sur l'initiative de Nikita Khrouchtchev, le Présidium du Soviet suprême de l'URSS avait adopté un décret portant transfert de la Région de Crimée de la RSFSR dans la RSS d'Ukraine. Cet acte enfreignait grossièrement les constitutions fédérale, russe et ukrainienne. En ce qui concerne Sébastopol, aucune décision formelle n'avait été prise, la ville était devenue ukrainienne de facto.

» L'Arrêté du Soviet suprême de la Fédération de Russie en date du 21 mai 1992, dans lequel le décret khrouchtchévien est qualifié de “document n'ayant aucune force juridique depuis sa promulgation”, est toujours en vigueur. Avant 1999, date à laquelle un traité russo-ukrainien a entériné l'appartenance de la Crimée à l'Ukraine, la Russie n'avait en aucun cas renoncé à ses droits sur la presqu'île. Et étant donné que la Convention de Vienne sur le droit des traités internationaux de 1969 stipule de déclarer nuls les traités ayant été conclus en violation des normes de la juridiction intérieure particulièrement importante, Moscou pourrait, en dernière analyse, revendiquer la Crimée et Sébastopol. »

(Si l’on remonte en-deça du XVIIIème siècle cité ici, on constate que l’histoire de la Crimée ne donne guère d’arguments à sa position actuelle au sein de l’Ukraine. (A part la période des Xème et XIème siècles, où la Crimée fut occupée par le pays dit Rus' de Kiev, — coeur originel de l'Ukraine mais base originelle également de Moscou et de la Russie.) Les influences et pouvoirs furent très majoritairement d’orientation “sudiste”, méditerranéenne ou asiatique, allant des Grecs aux Romains, aux Byzantins et aux Tatars, à l’empire ottoman enfin avant de devenir russe sous le règne de la Grande Catherine.)

Ivanov constate, avec une ingénuité qu’on qualifierait assez aisément d’ironique, qu’il y a là un problème délicat, qui va demander beaucoup d’imagination pour sa résolution. L’analyse de Novosti se termine par ce paragraphe, reprenant diverses possibilités : « Il serait naïf de miser sur une réunification immédiate de la Crimée à la Russie. Que faire alors? On évoque déjà un “protectorat d'organisations internationales”. Les solutions de ce genre ne sauraient être considérées comme profitables à la Russie. Il faut probablement commencer dès aujourd'hui à rechercher des alternatives. Pourquoi [ne] pas opter pour un condominium russo-ukrainien? »

L’OTAN et le piège ukrainien

Laissons ici, avant d’autres développements, le problème de fond de la Crimée. Plusieurs constats peuvent être proposés sur les conditions mêmes de cette affaire.

• La région Crimée-Sébastopol n’est pas rien dans l’ensemble ukrainien. Du point de vue stratégique, on comprend qu’il s’agit d’un point central, qui donne à l’Ukraine tout son poids stratégique. Bien entendu, les rappels historiques abondent, de la guerre de Crimée du XIXème siècle à “l’accès aux mers chaudes”, pour mettre ce constat en évidence.

• C’est dire que, pour l’OTAN, c’est-à-dire Washington, l’entrée de l’Ukraine en son sein est d’un grand intérêt stratégique à cause de la région Crimée-Sébastopol, qui pointe vers l’“arc de crise” allant de la Somalie au sous-continent indien. Pour l’OTAN, c’est-à-dire Washington (bis repetitat), cet intérêt a bien été marqué par la préparation de l’exercice Sea Breeze 2006 en Crimée, qui a provoqué la crise de ces derniers jours, jusqu’à l’annulation pure et simple de l’exercice dans les conditions initiales et l’“humiliante retraite des Marines” débarqués fin mai en Crimée. (Rappel du Times du 13 juin : « Ukraine’s drive to join Nato by 2008 suffered a humiliating setback yesterday when US troops left the former Soviet country after a fortnight of anti-Nato protests. »)

• Par conséquent, l’enjeu central de l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN va devenir, si ce n’est déjà fait, la région Crimée-Sébastopol. L’intérêt non déguisé et toujours aussi grossièrement manifesté des Américains a provoqué l’étincelle de ce qui pourrait (devrait) devenir une crise de belle importance, et il a mis en évidence cet enjeu nouveau. L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN (et l’UE) n’est désormais plus perçue comme la fatalité du triomphe du système libéral-otanien et de la morale démocratique universelle, et la revanche historique nécessaire sur l’infamie soviétique (et russe), mais une affaire de concurrence stratégique où la Russie se retrouve en position de force et en position de droit. On en est même au point où l’OTAN et l’Occident pourraient être accusés de vouloir perpétuer les bricolages administratifs et ethniques nécessairement infâmes pratiqués par l’infâme régime communiste.

• D’autre part, l’expansionnisme américano-otanien étant conduit notamment par la vanité qui accompagne l’effet d’annonce virtualiste, il apparaît presque impensable que l’OTAN revienne “en douceur” sur les projets d’intégration de l’Ukraine. L’enjeu pour elle est désormais, depuis fin mai-début juin, de s’exposer à ce qui serait perçu et présenté comme une humiliante défaite (nous en sommes déjà à un “humiliating setback” pour une poignée de Marines forcés de rembarquer).

• En d’autres mots, voici cette question : l’OTAN (Washington) n’a-t-elle pas mis une main, voire un bras entier dans un piège redoutable ? Les Russes ont laissé venir. (Ont-ils songé à cela comme à un piège où ils pourraient prendre l’OTAN et les Américains ? On peut l’imaginer. Peu importe, — “Si non è vero, è ben trovato”.) Désormais, les Russes sont en position de riposter d’une façon que la “légalité internationale” aura beaucoup de difficultés à condamner puisque l’affaire Crimée-Sébastopol est sur la table. Cela se fait au moment où l’on a confirmation que la Russie de Poutine n’a vraiment plus rien à voir avec la Russie d’Eltsine, — et peut-être l’affaire Crimée-Sébastopol est-elle une confirmation en plus.