Une Rice “kissingérienne” pour gérer le déclin

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Une Rice “kissingérienne” pour gérer le déclin

5 juin 2006 — Les interprétations commencent à apparaître sur la signification du changement de politique US vis-à-vis de l’Iran. Ce changement commence à être considéré comme un “tournant” ou, dans tous les cas, comme un acte important de politique étrangère de la part de l’administration GW Bush. Pour nous, le plus simple va à l’essentiel : il s’agit d’abord d’une défaite stratégique majeure des États-Unis, même si la présentation tactique peut paraître avantageuse selon une interprétation ou l’autre.

Une appréciation conforme de ce changement est, par exemple, donnée par William Rees-Mogg, aujourd’hui dans le Times de Londres. Nous la présentons comme “conforme” parce qu’elle ressort du domaine tactique plutôt que du domaine stratégique, selon la différenciation faite plus haut, et dissimule l’ampleur de la défaite américaine :

« The State Department has now regained control of foreign policy. That is evident from the change of policy over Iran. The neoconservatives, and Rumsfeld himself, wanted to use military pressure to make Iran accept US policy on non-proliferation. The State Department and Condoleezza Rice herself seem to share the view expressed by Jack Straw that it would be “nuts” to bomb Tehran. Of course, the State Department has long taken the view that Rumsfeld is nuts. The President decided to support the department’s line, and negotiate. This is an historic change in the direction of sanity. The Iraq and Afghanistan campaigns are difficult enough; oil at $70 a barrel is expensive enough. The price for bombing Iran would be a third war in the Middle East and oil at $150 a barrel — let alone the likely reaction of the Shia in Iraq. »

Les Iraniens ont accueilli l’évolution américaine dans ce qui paraît être un certain désordre. Plus qu’un reflet de la situation iranienne, on y verra une tactique qu’on a déjà vue développée : des déclarations qui paraissent assez contradictoires dans la forme, dans le ton, mais sans établir des contradictions fondamentales (sur le fond) qui priveraient de crédit la direction iranienne ou permettraient des manœuvres extérieures de division. Samedi, le ministre des affaires étrangères Manouchehr Mottaki déclarait sur un ton conciliant, voire “encourageant”, que l’Iran était prêt à examiner les propositions européennes (en fait, au nom des six puissances : les trois Européens, — UE3 — la Chine et la Russie, les USA). Dimanche, le grand ayatollah Khameini a fait une déclaration au contraire toute marquée par un ton menaçant (« Ayatollah Ali Khamenei said on Sunday: “If you make a wrong move regarding Iran, definitely the energy flow in this region will be seriously endangered.” He also rejected demands that his country suspend nuclear work, which the US views as a cover for making weapons, and said the Islamic republic would not buckle in the face of “threats and bribes”. »)

Les Iraniens semblent n’avoir pas entendu la condition posée par Condy Rice (nous commençons à parler avec vous si vous arrêtez la production d’uranium enrichi) : ils réagissent favorablement à l’annonce de “parler ensemble”, comme si cette condition n’avait pas été avancée. Ils attendent Solana qui doit arriver cette semaine à Téhéran avec le “package” de propositions des puissances.

La situation est très incertaine et l’on retient en général ces commentaires sur son évolution. On n’a pas fini de les retenir car le jeu va être multiple. Normalement, les Iraniens, qui savent manœuvrer, devraient se prêter au jeu d’une certaine “détente” en sachant qu’une nouvelle partie commence, où les positions sont loin d’être unifiées : c’est une partie multipolaire avec huit variables, — les six puissances, l’Iran et la situation intérieure washingtonienne.

Comme Kissinger en 1970-76

A côté des incertitudes de la situation tactique, nous allons avancer quelques remarques qui tentent de fixer les aspects essentiels, fondamentaux de la situation que cet épisode a révélés.

Nous observerons préliminairement que le revirement US est entouré d’un halo (disons : du type “non-dit”) de jubilation intérieure du côté occidental (européen), du côté des diplomates plus précisément. Tous les pays (européens) impliqués savourent leur joie enfantine de voir l’Amérique revenir à de meilleurs sentiments, “rentrer dans le jeu”, redevenir multilatéraliste ; pour certains, c’est presque une “victoire” des Américains ; pour d’autres (voir Rees-Mogg), c’est une “victoire” des réalistes à Washington. Tout cela n’a guère d’intérêt pour comprendre la situation stratégique et ressort de la fascination coutumière pour les USA. Répétons-le, la situation tactique est incertaine et peut nous réserver des surprises. Quant à la situation stratégique, elle est définie avec ce revirement par plusieurs remarques qui renvoient toutes à l’affaiblissement américain.

• La multipolarité est devenue un fait acquis de la situation internationale, et cette multipolarité implique évidemment une réduction significative de la puissance et de l’influence des USA. Mais tout le monde ne l’entend pas de cette oreille. Comme le montre l’article du New York Times déjà cité, pour Washington l’évolution constitue d’abord un moyen tactique d’empêcher la soi-disant coalition (les six puissances) de voler en éclats. Washington continue à penser qu’il mène le jeu, ce qui correspond à la psychologie américaniste : de l’“inculpabilité” à la certitude de la supériorité du modèle américaniste et à la description nécessairement triomphale de tous ses actes. Cela laisse beaucoup d’espace pour les quiproquos, les malentendus et les querelles à venir.

• Abruptement considéré, le revirement US signifie une chose: les USA n’ont plus ni la volonté ni les moyens (militaires) d’une politique unilatéraliste débouchant sur une opération militaire avec des chances de succès. L’Irak les a sonnés. En conséquence, ils ne disposent plus de cette capacité de pression et d’influence qui, avant et pendant l’invasion de l’Irak, leur permit de rassembler un semblant de “coalition” et d’écarter les obstacles multilatéralistes (l’ONU).

• Rice est-elle devenue ‘kissingérienne’? Le commentaire dans ce sens affleure partout, dans une référence évidente à la “realpolitik”, et aussi par la charge émotionnelle qui renvoie à ce que nous disons plus haut sur la jubilation européenne : la référence à Kissinger, c’est in fine la croyance à un rapprochement, — plutôt : à l’illusion d’un rapprochement US des canaux multilatéraux. Le conseil récent de Kissinger (le 16 mai dans le Washington Post) était effectivement de parler avec les Iraniens, parce qu’on ne peut compter sur les Européens pour le faire (remarque leste et peu amène de Kissinger pour les Européens qui l’admirent tant : «  Nevertheless, on a matter so directly involving its security, the United States should not negotiate through proxies, however closely allied. »). Rice avait repoussé le conseil de Kissinger (le 19 mai) pour mieux emprunter quelques jours plus tard la voie qu’il indique. La comparaison Rice-Kissinger comme référence à la realpolitik est acceptable, à condition de la porter à son terme sans trop s’attarder aux jérémiades admiratives, européennes et atlantistes. L’action diplomatique de Kissinger (en 1969-76) a toujours porté sur la gestion du déclin américain, — car Kissinger jugeait l’Amérique en déclin accéléré, — et, d’ailleurs, sur le terme des grandes périodes historiques, peut-être son jugement n’est-il pas erroné. De ce point de vue, Rice est complètement “kissingérienne”. Reste à voir jusqu’où elle pourra l’être, car l’idée de “déclin” est un insupportable anathème dans nombre de milieux dirigeants à Washington.

• L’intérêt de la suite de la crise, maintenant qu’elle entre dans une nouvelle phase très complexe, est de voir si elle va rester dans le seul champ nucléaire. A la fois diplomatiquement plus pressés mais avec une menace d’intervention militaire qui s’atténue notablement, les Iraniens ne vont-ils pas être tentés de diversifier la crise vers d’autres domaines qui peuvent diviser les six puissances ? On pense à la question des pressions sur le dollar avec l’activation d’une bourse d’échange sur l’énergie en euros, un élargissement des accords énergétiques (notamment avec la Russie), etc.

• Un élément indirect mais central, finalement l’inconnue principale de la crise, c’est bien sûr la situation à Washington. Les “réalistes” l’ont emporté pour l’instant mais nul ne peut dire si les idéologues ne reviendront pas en force demain ; dans tous les cas, on peut compter sur eux pour fomenter toutes sortes de chausse-trappes, de fausses nouvelles, etc., pour tenter de déstabiliser la négociation. Cette incertitude est un facteur d’affaiblissement de plus des USA, et un facteur de division potentielle des six puissances, — et, dans tous les cas, un facteur de méfiance entre ces puissances (méfiance des cinq puissances vis-à-vis des USA, aussi bien qu’entre elles en fonction de leurs rapports avec les USA).

L’ouverture du texte de WSWS.org du 5 juin sur cette question résume assez bien l’enjeu :

« The announcement by the Bush administration Wednesday that it is reversing a 27-year US ban on direct talks with Iran is a political retreat, one that reflects a weakening in the world position, both military and economic, of American imperialism.

» The offer to join in the ongoing talks between Iran and the three biggest European powers, Britain, France and Germany, by no means ensures, however, that there will be a peaceful outcome to the current US-inspired campaign against Iran’s nuclear program. It is entirely possible that the weakness and crisis of the Bush administration will drive it to opt for military action, even though such a course is fraught with the most far-reaching and explosive domestic and international ramifications. »