Le JSF et la partie immergée de l’iceberg

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Le JSF et la partie immergée de l’iceberg

31 mai 2006 — Il est impératif de séparer de plus en plus nettement le cas britannique (UK-USA) des autres cas des coopérants non-US dans le programme JSF. Désormais, l’affaire spécifique “USA-UK/JSF” n’a plus rien à voir avec le reste. Un texte paru dans le Financial Times mercredi prend pour prétexte la rencontre Blair-Bush et la déclaration commune sur le JSF qui a été faite, pour donner une appréciation générale du problème. Il s’agit bien d’une crise majeure qui concerne le JSF et, à propos du JSF, les relations spéciales USA-UK sur le plan technologique et militaire, — et, à notre sens, bien au-delà : les relations spéciales USA-UK dans leur totalité.

Le texte est de Robin Niblett et Pierre Chao, du CSIS de Georgetown University, un think tank pas vraiment républicain et plutôt démocrate mais remarquablement impliqué dans les affaires de coopération transatlantique, et remarquablement informé là-dessus. Le texte (que nous donnons par ailleurs au complet pour la facilité de la compréhension) nous donne une appréciation en profondeur et extrêmement juste de la situation.

L’état de la situation, d’abord, et, surtout, le constat du blocage actuel et, par conséquent, l’impossibilité d’accepter que cette situation dure si l’on veut sauver les relations spéciales.

« However, the JSF is just the tip of a deeper problem. In the past few years, the US has proved unwilling, in spite of repeated British requests, to overhaul the Kafkaesque maze of restrictions that hampers the exchange of defence technology between the two countries. This situation persists in spite of the long history of sharing information in highly sensitive areas such as nuclear deterrence, classified intelligence and joint military operations.

» British representatives, including Mr Blair, have pointed out this glaring discrepancy to their US counterparts, and asked politely whether the US system could be adapted to reflect the close bilateral security relationship. The responses have sounded positive but little has yet happened. Why?

» In spite of the many military and economic benefits of a more open Anglo-American technology-sharing relationship, the subject is clouded by the US desire to maintain technological superiority over all adversaries. In this context, the UK is seen by some not as the leading US security ally but as a potential source – like any other country – of leaks of sensitive US technologies to third countries or actors. Combined with a US export-control bureaucracy that has no incentive to change the system, a small clique in the US Congress that believes passionately in further tightening rather than easing the US defence export control regime and a US administration with many other problems on its plate, it is easy to see why the US has turned a deaf ear to British requests. »

Cette situation n’est plus tenable, parce qu’elle mine politiquement et à très grande vitesse la confiance britannique à l’égard des USA; parce qu’elle empêche une coopération effective USA-UK au niveau militaire… Et surtout, du point de vue de la doctrine fondamentale (ceci complétant la première raison), parce que les Britanniques ont évolué (ce qui confirme un de nos récents F&C) : « Third, the new UK defence industrial strategy requires that the UK government possess ''operational sovereignty'' over its key defence capabilities. Britain now seeks the capacity to manage its principal weapons platforms, regardless of where they are from, without the need to await an export licence. These UK frustrations have come to a head over the JSF. Without progress, some in the UK have even suggested pulling out of the programme altogether. »

Alors, que faire? Niblett-Chao notent que la déclaration Blair-Bush permet de souffler (argument très spécieux, façon de rendre poliment grâce aux deux dirigeants, rien de plus, — dans tous les cas nous l’espérons, ou bien c’est que Niblett-Chao sont bien naïfs). Mais il reste deux problèmes fondamentaux :

« First, there is still no indication of how to finalise the difficult and sensitive details in time for a year-end decision on funding the next stage of the JSF's development. It is worth remembering that the US government abandoned an effort to ease UK access to unclassified defence technologies last year.

» More importantly, if the answer is only JSF-specific, the overall problem will persist, as will its corrosive effect on Anglo-US relations. »

Ensuite, Niblett-Chao proposent une solution. Il s’agit de “wihfull thinking”, rien de plus ; les deux experts entendent terminer sur une note optimiste et tentent évidemment d’imprimer leur marque sur le problème, pour leur propre promotion. L’idée présentée, qui prétend résoudre le problème, est surtout de la sorte qui tiendrait implicitement le problème pour résolu puisqu’elle suppose que la bureaucratie aurait accepté sa défaite en acceptant de transférer certaines de ses prérogatives. Rien, absolument rien ne va dans ce sens, tout va dans le sens contraire. Laissons cela.

Il suffit de retenir la parfaite démonstration de Niblett-Chao : le système est radicalisé, au risque de briser l’alliance USA-UK, — mais, d’ailleurs, le système s’en fout et certains, à Washington, sont prêts à faire leur deuil de cette alliance-là au nom de l’omnipotence absolue de la puissance américaine et de la protection impérative de la puissance technologique qui va avec. Le système est bloqué et il faudra longtemps pour le rouvrir de force, si cela est seulement possible, bien plus que d’ici à la fin décembre où les Britanniques veulent des garanties précises avant de signer pour la commande du JSF. (Pour tout cela, une nième relecture du discours de Rumsfeld du 10 septembre 2001 est utile, voire nécessaire.)

Cela signifie-t-il que Niblett-Chao pensent en réalité que les Britanniques n’auront pas ces garanties ? C’est bien ce qui semble être non-dit mais bien dit. Simplement, ce sont des choses qu’on ne dit pas telles quelles.

Le JSF rattrapera-t-il Suez ?

Nous publions également (dans notre rubrique Nos choix commentés), avec l’article Niblett-Chao, un article de commentaire de Richard North, sur son blog Eureferendum). Richard North, nos lecteurs le connaissent. Ce sympathique commentateur ultra-atlantiste, plus pro-américaniste qu’un américaniste, est néanmoins un fervent nationaliste britannique. (Pourquoi ce “néanmoins” ?)

Il n’y a aucune raison de suspecter la bonne foi de North. Ses commentaires nous disent toute sa spontanéité, toute sa passion dans la défense de sa cause. Finalement, sa passion anti-UE et anti-Bruxelles, où parfois il n’y a pas que des excès, le conduit à épouser tout le reste.

Dans les affaires de la coopération transatlantique, il est à la droite de l’extrême droite du Pentagone. Dans l’affaire du JSF, il tient Blair pour un vendu à l’Europe, qui est en train d’intégrer l’Angleterre, en douce, dans la construction bureaucratico-fasciste bruxelloise, qui trahit ses engagements pro-américains même quand il les honore à l’excès. C’est dire si le texte Niblett-Chao l’a fait bondir.

Tous les reproches des deux compères du CSIS faits à l’appareil bureaucratique US sont impitoyablement rejetés, comme autant de poudre aux yeux pour mieux pousser les Britanniques vers l’Europe. Il y a un axe Niblett-Chao-Blair, et c’est “The enemy within” qui complote au nom et dans les intérêts du monstre européen. Le verdict est sans appel.

Quelques extraits de la conclusion du texte de North, pour goûter l’ambiance : « Any clinical and honest evaluation of the relationship between the US and Britain would, therefore, advise caution. The two countries may be friends, but the US national interest must prevail. As long as the UK is working with a cast of characters which are potentially hostile to US interests, the US would be mad to open its books completely.

» But then, the CSIS has consistently supported the idea of European defence integration and, no doubt, from its lavish Washington office actively lobbies on the Hill and in the State Department in support of the project. Thus, with Nesbitt and Chao arguing for Bush to give the UK what it wants, without addressing the very real and sensible concerns about technology prevalent in the US, the CSIS is essentially playing the European game.

» Certainly, the CSIS is not supporting the US national interest and, by arguing that the UK should have access to US technology despite its attachment to EU defence interests, it is not really assisting the UK, in helping defer the decision between the US and EU which must soon be made – making out that British attachments to the EU and the US are somehow compatible. »

Tout cela est excessif, dira-t-on, et tout ce qui est excessif … Mais non, au contraire, — voici ce que William Blake a écrit : « La route de l’excès mène au palais de la sagesse. » Dans le cas de North, pourquoi pas?

Les relations spéciales UK-USA sont si complètement tordues, viciées, faites de faux-semblants et de trompe-l’œil que cette analyse si excessive de North n’est pas loin de nous dire le “presque-vrai”. Elle représente sans aucun doute un sentiment répandu même s’il n’est pas exprimé par les cols cravatés-chic type Niblett-Chao. Les Britanniques ont laissé tant de perversion s’établir dans leurs rapports avec les Américains depuis un demi-siècle (effectivement, précisément depuis la catastrophe de Suez et le remplacement de Eden par l’homme de Washington MacMillan), que le cabrement britannique actuel paraît complètement hors de saison. Il met en cause des pratiques que les Britanniques ont tant acceptées qu’elles paraissaient être devenues la nature de leur façon d’être avec les Américains. Se cabrer aujourd’hui, c’est mettre en cause une situation qui était devenue légitime. Les Britanniques se sont tant soumis qu’ils se sont soumis aux intérêts US comme s’il s’agissait des leurs. En réfutant cet unilatéralisme pervers et en proclamant “leur” unilatéralisme (leur intérêt national, mais aussi leur souveraineté nationale), ils mettent tout l’édifice en cause.

Le lecteur sait bien que nous comprenons l’attitude britannique, qu’elle est de notre parti parce qu’elle implique la dignité d’une nation et sa souveraineté. Nous disons simplement qu’elle n’est pas, dans le cas des Britanniques par rapport aux US, une réaction naturelle qui découle de ce qui a précédé mais une révolte soudaine qui rompt avec ce qui a précédé. Bravo pour la révolte, — mais c’est bien une révolution et il faut accepter qu’il y ait des conséquences à mesure, brutales, bouleversantes. Le tableau que tracent Niblett-Chao est juste ; la réparation qu’ils proposent est une frime de plus, après mille autres qui n’ont jamais été appliquées. North, lui, a la juste plaidoirie du Britannique complètement américanisé par haine absolue du continent européen et qui crie : “Au feu !” En l’occurrence, il n’a pas tort.

La situation décrite par Niblett-Chao ne se dénouera pas pour les beaux yeux de Tony Blair. Le pauvre GW Bush ne compte plus pour grand’chose et il a sans doute déjà oublié ce que “JSF” signifie. Si les Britanniques tiennent vraiment à leur “souveraineté opérationnelle”, — et il semble de plus en plus que cela soit le cas, — tôt ou tard, dans quelques mois ou dans un ou deux ans, ils devront rompre. L’exercice pratique du JSF est le champ idéal de la rupture de cet étrange lien de vassalité.

A notre avis et pour la beauté de la chose, les Britanniques devraient choisir décembre pour clore la période par la rupture. Cela se passerait exactement cinquante ans après la fin de tout espoir britannique d’indépendance nationale, avec le départ de Anthony Eden malade pour les Bermudes, après la débâcle britannique de Suez, avant son remplacement, pendant ce repos forcé, par Harold MacMillan. Cela aurait la couleur de l’événement historique dont il s’agirait effectivement.


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