Les déraisons de leur sagesse extrême

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Les déraisons de leur sagesse extrême

27 mai 2006 — Depuis quelques temps, on sait que les Russes sont inquiets de certains projets américains concernant leurs missiles stratégiques intercontinentaux (ICBM pour ceux qui sont basés à terre, SLBM pour ceux qui sont tirés de sous-marins). Il s’agit de l’équipement de ces engins à têtes non-nucléaires (conventionnelles).

Les Russes sont intervenus à deux reprises, Poutine le 10 mai et le chef d’état-major général de l’armée le 19. Poutine explique de cette façon l’inquiétude des Russes : « …les projets d'utilisation de missiles balistiques intercontinentaux à ogive conventionnelle sont déjà examinés par les experts. Le lancement d'un tel missile peut provoquer une réaction inadéquate de toutes les puissances nucléaires, y compris un véritable coup de rétorsion avec emploi des forces nucléaires stratégiques. » Le général Bayoulevski est techniquement plus précis : cet emploi des ICBM en conventionnel peut « provoquer une réaction irréversible dans d’autres pays nucléaires parce qu’ils seraient incapables d’identifier la tête emportée, — conventionnelle ou nucléaire, — et qu’ils ne connaîtraient pas l’objectif ».

Sans doute est-ce pour contrer l’effet négatif de ces interventions russes auprès d’un Congrès qui a jusqu’ici refusé l’argent pour un tel programme que deux anciens secrétaires à la défense ont pris publiquement position en sa faveur, dans une chronique du Washington Post du 22 mai. Il s’agit de James Schlesinger (secrétaire à la défense de Nixon et de Ford, de 1973 à 1975) et de Harold Brown (secrétaire à la défense de Carter, de 1977 à 1981).

(Par rapport au programme envisagé, qui implique prioritairement des ICBM Minuteman III, les deux anciens secrétaires à la défense préfèrent développer l’idée de l’emploi dans le même rôle de frappe conventionnelle stratégique des missiles SLBM Trident D5, lancés de sous-marins. Débat technique qui ne change pas le fond de l’argument.)

La prise de position est intéressante parce que les deux hommes ne peuvent être classés en apparence dans la catégorie des extrémistes, voire des hystériques de l’armement et de la menace terroriste. Ils représentent un certain courant de pensée rationnel, expert et pondéré à Washington, même s’ils tendent à être plus faucons que colombes (de réputation, plus Schlesinger que Brown) ; ils sont, en raison leur âge, de leur expérience et de la pondération qu’ils ont montrée dans le service public, de cette sorte qu’on affectionne de nommer à Washington les “wise men” de la diplomatie et de la sécurité nationale. Ils soutiennent un programme qui peut être techniquement apprécié comme concevable, mais qui est politiquement de la veine de la politique antiterroriste la plus extrême. Voilà donc la démonstration bouclée : l’extrémisme, ou l’hystérie du jugement si l’on veut, est devenue monnaie courante à Washington. On le trouve aussi bien, quoique soigneusement dissimulé, chez les “wise men” du temps courant.

L’appréciation raisonnablement extrémiste ou hystérique des deux “wise men” transparaît à divers niveaux.

Le scénario

D’abord, pourquoi des missiles stratégiques à têtes conventionnelles ? Pour éliminer quelques terroristes dont le but est de frapper l’Amérique à mort.

Scénario, selon les deux “wise men”.

« Within the past hour, a terrorist organization, known to have acquired several nuclear weapons, has been observed by a U.S. imaging system loading the weapons onto vehicles and preparing to leave for an unknown destination. A delay of even an hour or two in launching a U.S. strike on that location could mean the group would depart, contact might be lost, and the weapons would be smuggled into the United States or an allied nation and detonated.

» If the terrorist group happened to be close to an Air Force deployment or the right kind of Navy force, an air attack might conceivably be carried out within a few hours — possibly catching the group still in camp and unaware. But if the terrorists were far from U.S. aircraft or cruise missiles, the only option available to the president would be to order the use of a ballistic missile — a land-based Minuteman or submarine-based Trident D5 — either one of which could hit a target almost anywhere on the globe within a half-hour. One big problem, though: At present, all of these missiles are equipped only with nuclear warheads.

» Would the president order a preventive nuclear strike in such circumstances? It's conceivable, but very unlikely. [...] It is because of the increasing likelihood of such scenarios — requiring prompt, precise, nonnuclear strikes — that the Pentagon is seeking congressional authorization to replace the nuclear warheads on two of the Trident D5 missiles on every deployed strategic submarine with a new type of warhead incorporating four highly accurate, independently targetable, nonnuclear reentry bodies. »

Le renseignement

Si la démonstration de la valeur du programme envisagé semble impeccable, elle est d’une façon subreptice complètement mise en cause au départ, de façon involontaire, par une simple réserve “en passant”. La logique du système implique une exceptionnelle connaissance de l’objectif : connaissance de sa position précise, certes, et d’autres facteurs techniques ; mais, aussi, connaissance de son identité, de ses intentions, de ses buts politiques, etc. Cela suppose par conséquent, avant de songer à des missiles précis, d’avoir un service de renseignement exceptionnellement efficace, pour ne pas prendre le risque de tirer à tort et à travers des SLBM D5 ou des ICBM Minutemen conventionnels, — car il faudra mesurer très précisément l’emploi de ce système coûteux et dont le tir pourrait rendre nerveuse jusqu’à la riposte une puissance nucléaire qui se sentirait visée…

Voici la réserve (entre parenthèses, soulignée en gras par nous) : « Imagine the following dilemma facing an American president one day in the future (when, we hope, our real-time intelligence will have reached a high degree of accuracy, precision and timeliness)... » L’ironie est que cette réserve, mise en avant pour assumer qu’on espère qu’un jour on parviendra à identifier le fameux terroriste qui manifeste la fameuse bombe atomique anti-américaniste, n’est pas retenue pour l’argument général autour du programme : est-il utile et sensé de développer un tel programme, avec les risques que cela comporte de la tentation d’emploi, alors que, justement, il n’y a pas la capacité de renseignement nécessaire? (Sans doute espère-t-on qu’on l’aura acquise lorsque les SLBM D5 conventionnels seront prêts. Ainsi vit-on de pieux espoirs à propos du renseignement américain depuis 1947, date de création de la CIA.)

Les mauvaises intentions

L’argument du risque qu’un tel tir soit pris pour une attaque nucléaire est rapidement écarté: « Still others are concerned that the launch of even one long-range ballistic missile, nuclear-armed or not, could trigger an adverse reaction from Russia and even a counter-launch if Russian leaders feared that they themselves were under attack. Past experience indicates that detection of a single missile launch (especially from a submarine operating area), even if detected and unannounced, might raise a diplomatic issue, but it wouldn't trigger a military response. In any case, Russian leaders could be notified and the reasons for the strike disclosed as the missile neared its target. »

Les “wise men” paraissent bien légers dans ce domaine si fondamental. D’expérience (ils ont été secrétaires à la défense), ils savent que lorsqu’on détecte un tir de missile stratégique “out of the blue” (sans annonce d’essais, sans activités préparatrices, etc.) et en conditions complètement opérationnelles, l’assurance simultanée du tireur qu’il ne tire pas sur vous pèse assez peu contre le risque qu’on prend en ne prenant pas des mesures de riposte. (Il faut noter que les activités dont on conçoit qu’elles peuvent déclencher un tel tir sont celles de terroristes, que les terroristes fourmillent essentiellement dans la zone dite de “l’arc de crise”[selon l’expression de Brzezinski en 1978] qui va du Soudan à l’Inde en culminant dans la zone Iran-Afghanistan-Pakistan, que c’est une zone contiguë de la Russie, que la direction de l’attaque pourrait donc être prise par les Russes comme visant la Russie.)

Une “anecdote” doit être rappelée à ce propos. Le général Curtis LeMay, alors chef d’état-major de l’USAF, avait tenté un tel coup durant la crise de Cuba, en octobre 1962. Il avait fait effectuer un tir d’essai (prévu) d’ICBM, qu’il n’avait pas annulé malgré les ordres de Kennedy. Il s’agissait d’une pure mesure de provocation. LeMay espérait une riposte soviétique qui aurait justifié une contre-riposte massive des USA, déclenchant le conflit que désirait secrètement LeMay, et dont il était certain que les forces US l’emporteraient. C’est une indication sérieuse qu’un seul tir peut effectivement être considéré par des spécialistes comme suffisant pour éventuellement déclencher une riposte.

Les “wise men” donnent du crédit à ce risque, là aussi de façon involontaire, lorsqu’ils écrivent, pour renforcer l’argument du SLBM de préférence à l’ICBM : « Only the Russian early-warning system has any possibility of detecting a launch from the submarines' standard operating areas, and the risk of a misinterpretation of the aim point would be lower than with the launch of a land-based intercontinental ballistic missile. » Traduisons: les Russes ont bien raison d’être inquiets puisqu’ils sont capables de repérer un tel tir et qu’existe toujours, même atténué avec le SLBM, “the risk of a misinterpretation of the aim point”.

La psychologie 9/11

Le plus notable dans cette intervention des deux anciens secrétaires à la défense, on le trouve au niveau de la psychologie. La façon en apparence rationnelle dont ils présentent le programme et son utilisation renvoie plus à l’idéologie du danger extrême et constant, de la menace permanente et radicale, qu’à l’expérience dont ils sont chargés. Ayant exercé leur charge principale dans des temps de Guerre froide, alors qu’ils se trouvaient au cœur de la problématique de la dissuasion nucléaire stratégique, ils ne peuvent ignorer l’extraordinaire et très sensible équilibre psychologique qu’impliquait cette situation. Chaque acte et chaque geste dans ce domaine devait être mesuré dans ses plus lointaines et indirectes conséquences.

Cette expérience semble avoir disparu. L’évocation de la possibilité d’un terroriste embarquant dans une voiture, à la frontière de l’Afghanistan et du Pakistan, ce qui pourrait être une arme nucléaire qui ne pourrait être destinée évidemment qu’à frapper l’Amérique, balaie toute autre considération. A partir de cette perspective complètement hypothétique, tout est possible, c’est-à-dire que tout paraît permis à l’Amérique, y compris la mise en péril de ce qui reste un délicat équilibre nucléaire stratégique entre les deux principales puissances du domaine, dont les forces sont toujours structurées pour un affrontement entre elles.

Encore n’a-t-on pas exploré toutes les possibilités que recèle un tel armement, qui permet de se passer de toute considération diplomatique ou autre de cette sorte pour l’utiliser. Envisagerait-on une situation où le Pentagone déciderait de frapper la même voiture (qui aurait roulé entre-temps…), avec la même soi-disant arme nucléaire, cette fois sur un terrritoire ami, — l’Allemagne ou la France, par exemple ? Est-il assuré que le Pentagone ou la Maison-Blanche consulterait les amis avant de frapper ?

Ces “wise men” sont vieux (“old wise men”), puisqu’ils totalisent 156 ans à eux deux (droit d’aînesse de deux ans pour Brown). Qu’importe. Ils nous démontrent une chose : peut-être n’est-on pas assuré de l’identité des auteurs et des manigances des véritables concepteurs de 9/11 ; on est par contre assuré d’une chose : en plus des deux tours du WTC et du Pentagone, 9/11 a frappé la psychologie américaniste de plein fouet. La direction américaine, l’establishment, la psyché américanistes vivent dans un monde différent du reste du monde.


[On trouvera dans notre rubrique “Notre Bibliothèque”, en date du 28 mai, deux articles présentant l'aspect technique et conceptuel de l'adaptation de ces armements stratégiques à très hautes capacités aux termes asymétriques de la guerre contre le terrorisme. Le cas de l'ICBM à têtes conventionnelles est présenté en détails.]

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