L’“American Dream” a un problème à son immigration

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L’American Dream a un problème à son immigration


27 mars 2006 — Les manifestations des immigrants illégaux aux USA organisées hier, dans plusieurs villes américaines, ont eu une ampleur complètement inattendue. Le problème de l’immigration illégale aux USA (12 millions de personnes essentiellement d’origine mexicaine) est ainsi rendu fortement plus sensible et plus urgent alors qu’une législation anti-immigration draconienne, — avec érection d’un mur sur la frontière mexicaine, à l’image (fâcheuse) du mur israélo-palestinien, — est en cours d’élaboration et débattue au Congrès.

Voici le compte-rendu de CNN.News sur cette grande surprise populaire et politique : «  They surprised the police, and maybe themselves, their T-shirts turning block after block of downtown Los Angeles streets white in a demonstration so massive that few causes in recent U.S. history have matched it.

» Police said more than 500,000 people marched Saturday to protest a proposed federal crackdown on illegal immigration. Wearing white as a sign of peace, and waving flags from the U.S., Mexico, Guatemala and other countries, they came to show that illegal immigrants already are part of the American fabric, and want the chance to be legal, law-abiding citizens. Police used helicopters to come up with the crowd estimate. “I've been on the force 38 years and I've never seen a rally this big,” said Cmdr. Louis Gray Jr., incident commander for the rally.

» In Denver, Colorado, more than 50,000 people protested downtown Saturday, according to police who had expected only a few thousand. Phoenix was similarly surprised Friday when an estimated 20,000 people gathered for one of the biggest demonstrations in city history, and more than 10,000 marched in Milwaukee on Thursday.

» The demonstrators oppose legislation passed by the U.S. House that would make it a felony to be in the U.S. illegally. It also would impose new penalties on employers who hire illegal immigrants, require churches to check the legal status of parishioners before helping them and erect fences along one-third of the U.S.-Mexican border. “I think it's just inhumane,” said Elger Aloy of Riverside, a 26-year-old premed student who was pushing his 8-month-old son in a stroller at the Los Angeles march. “Everybody deserves the right to a better life.”

» Many demonstrators said they had immigrant relatives or had crossed the border themselves. “My mom came from Mexico. She had to cross the river, and thank God she did,” said David Gonzalez, 22, who held a sign saying, “‘I'm in my homeland.’” Gonzalez rejected claims by advocates of the legislation that it would help protect the nation from terrorism, noting that it would hurt Hispanics the most. “When did you ever see a Mexican blow up the World Trade Center?” he said. “Who do you think built the World Trade Center?”

» The Senate was to begin debating immigration proposals Tuesday. President Bush is pushing for a guest worker program that could provide temporary legal status for some of the estimated 12 million undocumented immigrants in the United States, but many of his fellow Republicans are taking a more restrictive stance. “As we debate the immigration issue, we must remember there are hardworking individuals, doing jobs that Americans will not do, who are contributing to the economic vitality of our country,” Bush said Saturday in his weekly radio address. »

Jusqu’à samedi, le débat sur l’immigration, et notamment sa composante illégale extrêmement puissante, restait contenu dans les bornes du débat politicien de Washington. Par ailleurs, il avait atteint, même dans ces bornes, une forte intensité avec la législation en cours d’examen au Congrès. Le caractère radical et discriminatoire de cette législation, notamment avec l’érection du mur sur la frontière mexicaine, a contribué fortement à cette évolution. L’immigration illégale est en train d’entrer dans le débat émotionnel et démagogique général de l’enfermement américaniste face au reste du monde (lutte contre la terreur et contre tous les dangers extérieurs). L’ampleur des manifestations de samedi, qui sont en partie la conséquence de cette dramatisation, va évidemment la nourrir à son tour.

Un autre aspect politique intéressant de ce débat est qu’il place l’administration, et singulièrement GW Bush, en porte-à-faux, en opposition avec l’essentiel de sa majorité républicaine qui tend à être très isolationniste, voire xénophobe sur cette question. Bush est plutôt partisan d’une solution de légalisation au moins temporaire des illégaux. (La base idéologique de GW est également très en flèche sur cette affaire, notamment les néo-conservateurs. L’historien George David Hanson a pris des positions extrêmes, considérant que l’afflux des immigrants mexicains est en train de dénaturer complètement l’identité de la nation américaine.)

C’est un problème politique d’autant plus affirmé et original qu’il s’agit d’une des rares idées politiques personnelles de Bush, qu’il avait avant même 9/11. Comme ancien gouverneur du Texas avec des liens avec le président mexicain Fox, GW est très sensible à la question de l’immigration. Une grande partie de sa majorité considère cette question d’un point de vue sécuritaire, selon une évolution radicale exacerbée ces dernières semaines par l’affaire DPW/ports US.

Les démocrates sont également divisés sur la question, là aussi selon un illogisme par rapport à la tradition due essentiellement à la démagogie anti-terroriste. Les “démocrates nationalistes” comme Hillary Clinton, qui se sont signalés par leur maximalisme dans l’affaire DPW/ports US, ont des positions radicales anti-immigration proches, sinon parfois plus affirmées, que celles des républicains anti-immigration.

Problèmes de fond

La dramatisation populaire de ce problème rend également sensibles plusieurs aspects plus généraux qui concernent le problème général de l’immigration dans notre temps, confronté aux problèmes de l’identité et de la souveraineté. Quelques réflexions à cet égard.

• Les manifestations de samedi mettent en évidence le caractère imprévisible et éventuellement incontrôlable des sociétés multiculturelles, avec des problèmes raciaux, d'inégalité, d'illégalité, etc., conjugués avec une citoyenneté de moins en moins affirmée. La question qui surgit est bien celle-ci: une masse d'immigrants illégaux peut-elle éventuellement entrer en conflit avec l'organe législatif suprême, ou bien tenter de l'influencer dans un sens, avec cette situation des manifestations des illégaux alors que le Congrès débat d’une législation? Le conflit peut déboucher sur la question de la souveraineté nationale US, que nombre d'Américains pourraient juger contestée par cette pression de millions d'illégaux non-Américains?

• La fragilité souterraine de la structure nationale US. La structure américaniste est fondée sur l’absence d’une identité nationale forte, de type régalien (État central fort, nationalité très affirmée sur la tradition historique et l’unité culturelle, la langue, etc., type identité française), au profit, en théorie, d'une réunion volontaire de communautés disparates. Ce que les théoriciens américaniste nomment la “American social fabric” s(tout immigrant non-US devient Américain ou mérite de devenir Américain par le seul fait de l’intégration dans le circuit économique, selon les normes américanistes) marche peut-être un peu trop bien jusqu’à devenir destructeur ; peut-être a-t-il atteint et dépassé sa situation d’efficacité maximale, avec des effets désormais négatifs sur l’identité nationale. Puisqu'il n'y a pas de forte identité nationale et que cette identité ne cesse de se dégrader, un peu tout le monde peut s'estimer citoyen US, de facto sinon de jure, dès lors qu’il satisfait aux conditions économiques et à un conformisme jouant sur les apparences de l’unité nationale. La pression de la masse des illégaux accélère la dénaturation de la citoyenneté, selon une dynamique en cercle vicieux (la citoyenneté faible permet de plus en plus à des non-US de s'estimer citoyens US ; ces non-US s'affirmant citoyens accélèrent encore la dégradation de la citoyenneté). Si les 12 millions d'illégaux non-US prétendent pouvoir exiger des droits presque semblables à ceux des citoyens US, que devient la citoyenneté? Et, au-delà, que devient l'identité nationale et l'unité nationale?

• Le problème est fondamental pour les USA et il vient de loin. En 1994, lors d’un passage à Bruxelles, Clinton avait eu un déjeuner de travail avec le président de la Commission Jacques Delors et plusieurs de leurs conseillers respectifs. Clinton ayant offert de répondre à certaines questions de ses interlocuteurs, une question lui fut posée de savoir ce qu’il estimait être le plus grave problème de sécurité des Etats-Unis. Clinton répondit : « Le problème de l’identité nationale face à l’immigration et au multiculturalisme. »

•  ... Et tout cela se noue, aujourd’hui, en un temps de crise, un temps où les tendances centrifuges d'affirmation nationale dans un autre domaine (sécurité nationale, guerre contre la terreur, isolationnisme) sont très fortes. Mais ceci explique cela par ailleurs: le temps de crise accentue les tendances xénophobes et anti-immigrations, rendant le problème plus aigu et plus destructeur. Face à ces contraintes jugées arbitraires et dans le contexte de la dégradation de la citoyenneté, les illégaux, qui ont une certaine unité ethnique, s’affirment aussi comme partie d’une communauté d’ores et déjà citoyenne (35 millions, dont les citoyens US d’origine mexicaine et les Mexicains vivant légalement aux USA, — chiffre devant atteindre plus de 100 millions en 2050) ; cette énorme communauté est surtout rassemblée dans des espaces géographiques où elle estime avoir des droits historiques (le sud/sud-ouest des USA, du Texas à la Californie, était mexicain jusqu’en 1838-1848). Il y a bien des éléments pour un conflit potentiel, qu’éclairent les manifestations de samedi et la législation en train d’être débattue au Congrès.

• On ajoutera, cerise sur le gâteau, que le prochain président mexicain (élection le 2 juillet) a toutes les chances d’être Lopez Obrador, qui entend rompre avec la politique d’alignement (relatif) de Fox sur les USA. Obrador est plus proche de Chavez que de Fox, sur ses options fondamentales. Comment va-t-il réagir à la nouvelle politique isolationniste des USA sur sa frontière Nord alors qu’il y a près de 20 millions de Mexicains aux USA (les illégaux plus les immigrants légaux restés de nationalité mexicaine)? Alors que les tensions avec les illégaux grandissent aux USA?

• Point plus général pour conclure. Ce prolongement américaniste sur la question de l’immigration et de l’assimilation vient à point pour éclairer le débat européen, singulièrement en France. Les commentateurs français gémissent, comme d’habitude, sur l’échec du “modèle” français d’assimilation mis en lumière par la crise des banlieues ; ils lorgnent, comme d’habitude (avec des bruits dans ce sens autour de Sarkozy qui a découvert ces dernières années que l’Amérique existe), vers le “modèle américain”, exactement contraire au français (communautarisation contre assimilation, faible identité nationale contre identité nationale forte). Ce qui est en train de naître aux USA montre que l’“American social fabric”, ce fabuleux modèle US, pourrait bien avoir de bien sérieuss ratés.

• Suggestion: et si le problème fondamental, c’était simplement l’immigration en tant que phénomène suscité par la globalisation? Parce qu’elle est suscitée par la globalisation, cette immigration est essentiellement une immigration du profit et de la survivance ; parce qu’elle est massive et sans intérêt autre que matériel, sans aucune considération identitaire ou culturelle, elle est fondamentalement déstructurante (à l’image de la globalisation) et attaque tous les modèles existants. Dans le cas de l’américanisme, qui entretient ce modèle d’assimilation communautaire mais également la globalisation, c’est “l’arroseur arrosé”.