Fukuyama, ou The End of the Logic

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Fukuyama, ou The End of the Logic

22 mars 2006 — Francis Fukuyama fut célèbre en 1989-90 avec la grande publicité faite à sa thèse “The End of History”. Depuis, nous en sommes revenus (de la thèse). Entre-temps, Fukuyama, devenu un incontournable de l’establishment washingtonien et de l’expertise philosophique du système, s’était reclassé là où il fallait, notamment et précisément à partir du 11 septembre 2001 : du côté des néo-conservateurs. Récemment, il s’en est éloigné avec pertes et fracas jusqu’à la rupture finale. Disons que la forme de cette rupture fut spectaculaire mais la démarche est en elle-même assez prudente. Les neocons, quoi qu’il en soit de leur influence qui perdure presque comme un automatisme, sont désormais identifiés avec l’extrémisme d’une politique catastrophique dont, pourtant, personne n’arrive à se débarrasser.

Fukuyama, qui n’a jamais cessé par ailleurs de proclamer sa conviction libérale (politique de libre échange, internationaliste, etc.) a désormais choisi une voie baptisée “néo-réaliste”. Même si l’expression sonne aimable et modérée, elle n’interdit nullement les emportements (par les temps qui courent, l’emportement est presque la norme). Fukuyama retrouve au sein de cette nouvelle “école” des gens comme Zbigniew Brzezinski, regroupés autour de la nouvelle publication The American Interest ; et l’on sait que Brzezinski, dans sa récente intervention, dans The American Interest justement, n’est pas tendre pour la politique bushiste qu’il accuse de provoquer une sorte de “révolte mondiale” anti-US. On est en pays de connaissance, — ce qui nous conduit à l’article de Fukuyama que publie le Guardian, ce 21 mars, et qui est l’objet de notre analyse.

L’article n’est pas modéré non plus. Le sous-titre suffit à nous fixer là-dessus : « The chaotic outcome of Bush's war is feeding US economic nationalism and isolationism, which are a threat to Europe. » L’analyse identifie bien les composants d’une situation qui pourrait conduire l’Amérique vers une position à la fois protectionniste et isolationniste. Fukuyama cite deux cas récents indiquant cette orientation de l’Amérique, dont l’affaire DPW (Dubaï) et la gestion des ports US. (L’autre cas est celui des réactions américaines à l’affaire des caricatures. La logique est moins convaincante en raison de l’ambiguïté du cas.)

Fukuyama définit ainsi l’initiative prise par le Congrès de contrecarrer la reprise de la gestion des ports US par DPW, et le retrait consécutif (le 9 Mars) de DPW de cette gestion : « … this shameless pandering to public fears of terrorism undermined every principle of openness and globalisation that the US has been preaching in recent years. » Il s’attache à certains parlementaires qui ont appuyé l’initiative du Congrès, et particulièrement aux “libéraux” parmi eux, — c’est-à-dire essentiellement les démocrates modernistes, prétendument internationalistes, etc., — notamment et précisément Hillary Clinton. Le ton est acerbe (dernière remarque très intéressante quant à la substance même de la globalisation) : « Clinton, who has positioned herself to the right on security issues, saw an opening to attack the president and argued that the Dubai takeover would constitute a violation of US sovereignty. It seems not to have occurred to her that by this logic American multinationals are violating the sovereignty of virtually every country on the planet. »

Puis il élargit son propos. Fukuyama tire les conclusions de cette passe d’armes qui a vu toutes les étiquettes bouleversées, avec le soutien et la pression active de l’opinion publique, pour aboutir à une action si spécifiquement “non-américaine” à ses yeux. Il s’agit là d’une prévision pour l’évolution américaine, — paradoxalement de moins en moins américaniste (l’isolationnisme et le protectionnisme, dont le texte ci-après est la description évolutive, font partie des choses maudites et mises à l’index par le Parti en général) :

« We have, then, the makings of a perfect storm. Bush's red-state conservative base tends towards a pugnacious nationalism that opposed humanitarian intervention during the Clinton years. These voters were mobilised by September 11 to support two wars in short order; while they remain loyal to the president, perceived failure in Iraq will turn them in a more openly isolationist direction. Democratic voters, meanwhile, have been moving in an economically nationalist direction and are gearing up for a big fight with America's leading trading partners in Asia. Voters in both parties have become more sympathetic to calls for closing America's borders and reducing immigration. »

Voilà donc le diagnostic du Dr. Fukuyama, d’ailleurs assez dans la logique de celui du Dr. Brzezinski. Sa crainte est bien celle d’une évolution isolationniste et protectionniste. C’est une crainte fondée, et qui est puissamment alimentée par les effets pervers de la catastrophique politique bushiste. “Perfect storm” il pourrait bien y avoir, et plus vite qu’on ne croit ou qu’on ne craint.

Quelle médecine contre ce mal terrifiant? C’est à ce point que la logique de Fukuyama, jusqu’alors impeccable, devient étrange.

On compte sur les Européens… Fukuyama les avertit ou les implore, c’est selon. D’abord, ils ne doivent pas céder à l’exercice douteux qualifié de “schadenfreude” (cette réjouissance déplacée du malheur d’un autre) : « Many opponents of the Iraq war both in the US and Europe have felt a not-so-secret sense of schadenfreude at the developing chaos in Iraq. While many might intellectually support the emergence of a stable, democratic, pro-western government in Baghdad, ‘success’ in this matter would be seen as a vindication of all of the baggage that the Bush administration loaded on to this project, including its unilateralism, use of force and incompetent execution of the war's aftermath. Many would therefore be happy seeing Washington suffer a setback, to deter such interventions in the future.

» But people should be careful what they wish for... »

Pourquoi? Parce que... « Like it or not, American power and involvement are necessary to the proper functioning of world order, and the kind of role that a post-Iraq United States may play is very much up for grabs. » (Curieuse logique dont on cherche en vain la sagesse: pourquoi « American power and involvement are necessary to the proper functioning of world order... », s’il s’avère que cette puissance et cette implication extérieure sont porteuses de désordre, de vilenie et de déstabilisation, donc de destruction de ce qui tient lieu d’“ordre du monde”? Enfin, passons outre pour l’instant.)

Ici, l’appel aux Européens est plus direct, plus précis: « By invading Iraq, the Bush administration allowed what should have been characterised as a fight with a narrow extremist ideology to escalate into something the Islamists could claim was a clash of civilisations. But that clash will play itself out in large measure in Europe, the breeding ground for Mohammed Atta, Mohammed Bouyeri and the July 7 bombers. The controversy over the cartoons underlines the fact that the US and Europe have more in common in the struggle with radical Islamism than either side would like to admit. Cooperation to prevent this escalating into a broader civilisational struggle, and to maintain a generally open, integrated international order, will require solidarity. »

Comprenons bien. C’est bien aux Européens essentiellement que l’appel à la coopération et à la solidarité s’adresse, puisque, par ailleurs, — vraiment comme s’il n’y avait ni interférences, ni de dynamique de cause à effet, — l’Amérique nous est décrite comme sombrant dans le nationalisme politique et économique, c’est-à-dire l’isolationnisme et le protectionnisme. (« A domestic nationalist backlash against the policies that led to the war is brewing, with implications for how the US will deal with Europe and the rest of the world down the road. ») Plus encore, c’est-à-dire pire, — et on le comprend à voir le fonctionnement de la quasi-candidate pour 2008 Hillary Clinton, — les Européens auraient bien tort d’attendre un changement positif en 2008, puisque les démocrates semblent n’être pas très loin d’être faits du même bois que celui dont on fait les républicains bushistes : « Many in Europe are eagerly awaiting the end of the Bush years, but it is not clear that a Democratic administration will be more broadmindedly internationalist. »

L’étrange marché en vérité, et l’étrange logique pour le justifier : vous autres Européens, vous continuez à vous conduire comme les Américains et la sémantique virtualiste en cours souhaitent que vous le fassiez, portes grandes ouvertes, sacrifiant avec sagesse et lucidité vos intérêts à ceux d’une communauté internationale dont vous faites partie. En échange, vous aurez en face de vous une Amérique cadenassée, veillant jalousement à ses seuls intérêts, hostile à la doctrine internationaliste. Ainsi, semblerait conclure in fine notre Fukuyama, le terrain est-il préparé pour que fleurissent à nouveau les cent fleurs de la solidarité, de la coopération et de l’ouverture du monde plus que jamais post-moderne et libéral.

Outre son propos sur “la fin de l’Histoire”, Fukuyama a écrit à propos du “dernier homme”. L’un et l’autre vont ensemble. Il est logique, si l’on ose dire, que tout cela aille avec “la fin de la logique”, parce que la logique ne semble plus avoir ni sa place ni son utilité de lien entre l’homme et sa pensée d’une part, et l’Histoire à laquelle l’homme est censé donner son impulsion d'autre part. Washington, aujourd’hui, dans ses quartiers qui se veulent les plus raisonnables au milieu du déchaînement général qui balaie l’architecture américaniste, en est réduit à tenter de nous faire prendre l’incantation pour la logique, — mais, d’abord, pour continuer à croire lui-même dans les vestiges du rêve d’un monde organisé selon les canons de la doctrine. La chose est plus pathétique que préoccupante même si elle nourrit évidement la préoccupation que nous devons avoir pour l’état du monde et l’état de cette pensée qui voudrait encore donner un sens au monde, selon les strictes conditions du libéralisme post-moderne.