La dictature de la majorité

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La dictature de la majorité


12 mars 2006 — On connaît le célèbre jugement d’Alexis de Tocqueville, dans son étude de la démocratie américaine en 1835, selon lequel le plus grand danger que court la démocratie américaine, c’est la dictature de la majorité. Le présent est de rigueur car il semble bien que nous y soyons.

Edward Luce, du Financial Times, analyse le 10 mars les circonstances intérieures de la “crise des ports” (l’échec de Dubaï Port World [DPW] de reprendre la gestion des ports US assurée par le britannique O&P qu’il vient de racheter). Il constate naturellement une énorme défaite du Président. A côté de cela, selon une chronologie parallèle, le Président remportait une grande victoire au Sénat avec le rejet d’une enquête sur l’espionnage illégal. Comment expliquer cette contradiction? D’autres cas d’une pareille contradiction peuvent être d’ailleurs relevés.

«  Last week, the Senate intelligence committee gave the administration a free pass to continue wiretapping an unspecified number of Americans without having secured a warrant beforehand. In exchange for calling off the threat of legislation to regulate a practice that many lawyers say is illegal, a group of senators would get monthly briefings from the White House about its surveillance activities.

» Lame duck or otherwise, on this momentous question Congress decided not to clip Mr Bush’s wings. To recap: Mr Bush is unable to push through a simple transfer of ownership from one foreign company to another of a tiny fraction of America’s container terminal operations. But his security agents have congressional permission to continue interpreting a key aspect of America’s eavesdropping laws pretty much any way they choose. How to reconcile these two developments? The answer is public opinion.

» One clear lesson from the Dubai PW controversy is that Democrats and Republicans alike chose to follow rather than to shape public opinion. According to the polls, up to three-quarters of Americans opposed an Arab company operating US terminals. This number did not fall when they were informed that the Gulf-based company would have no say over security and screening operations in America’s ports.

» Public opinion is also hawkish on illegal immigration – another issue on which Mr Bush finds himself on the wrong side of the fence. America has an estimated 11m illegal immigrants. In December the House of Representatives ignored Mr Bush’s request to set up a guest worker programme that would bring many of the illegals into the open when it passed a bill that focused on enforcement, such as building new detention centres and providing unmanned aerial vehicles to patrol America’s borders.

» As with the Dubai PW vote in the House appropriations committee last week, in which only two of the 64 congressmen dissented, many Democrats supported the immigration bill. The issue is now before the Senate, which tends to be less prone to populism than the lower house. But even were the Senate to water down the bill, it is clear leaders of both parties lack the confidence to challenge the mood of xenophobia that exists outside Washington. Instead they are fuelling it. »

Cette description de la situation politique à Washington, qui se réfère effectivement à la “dictature de la majorité” accordée à un extraordinaire affaiblissement du pouvoir (de tous les pouvoirs), nous paraît complètement conforme à la réalité. Le phénomène est d’autant plus remarquable qu’il s’est établi, quasiment en une année (depuis l’installation de la deuxième administration GW), à partir d’une situation qui semblait caractérisée par un pouvoir fort. Rappelons que le pouvoir washingtonien, entre le 11 septembre 2001 et le début 2005, était caractérisé par deux faits:

• Un alignement complet du Congrès, démocrates et républicains, sur la politique de l’exécutif. (On pouvait alors parler de “dictature du patriotisme” puisque c’est au nom du patriotisme que l’exécutif exigeait et obtenait ce soutien.)

• Un renforcement important des pouvoirs de l’exécutif, au niveau de la surveillance intérieure, au niveau juridique, etc. Certains, parmi les dissidents évidemment critiques de cette évolution, estimaient que l’on allait vers un État fasciste avec la prédominance du parti républicain.

Nous avons toujours estimé que les structures, les comportements, les mécanismes de l’américanisme interdisent une telle évolution autoritaire. (Même si l’évolution autoritaire est une tromperie par rapport au rôle initial que peut avoir une structure politique forte, — notamment en substituant souvent le Parti à l’État, — elle a besoin de cette structure pour s’activer.) Le premier de ces obstacles qui interdisent cette évolution, c’est l’absence d’un État régalien à Washington, donc l’absence d’une autorité objective fondamentale, et autant d’une structure bureaucratique que d’une psychologie allant dans le sens régalien de la protection du bien public. Même la censure qui règne partout depuis le 11 septembre est d’abord une obligation d’auto-censure activée par le conformisme tout-puissant qui règne, — la censure en toute liberté, si l’on veut.

La vision tocquevilienne est la bonne. L’Amérique évolue vers une situation d’une sorte d’hyper-démocratie bureaucratique et contradictoire, mêlant autant la démagogie que l’arbitraire épisodique au nom de la “majorité démocratique” ; on peut même avancer l’hypothèse qu’elle a déjà atteint cette situation. Nous sommes à ce point où la démocratie devient synonyme de désordre et de caricature d’autorité, au gré des humeurs et des orientations de l’opinion publique.

Pour compliquer encore les choses, cette opinion publique est elle-même manipulée, intoxiquée, désinformée par la communication générale qui répond au virtualisme de la politique officielle. Il y a cette dimension contradictoire et nihiliste dans l’affaire DPW : l’offre de la société émirati a été repoussée avec violence au nom de la sécurité nationale et conformément à un fort courant de l’opinion publique, donc au nom de la “guerre contre la terreur” qui est une complète fabrication virtualiste que l’opinion publique a acceptée avec enthousiasme et dont elle impose désormais la pesanteur et la logique aux agissements politiciens de Washington. La situation de Washington est celle de la dictature de la majorité mais en version post-modernisée : chacun des deux partenaires (la classe politique et l’opinion publique) tient l’autre par la barbichette pour ce qui est des modalités de la politique ; mais la décision est bien le fait de l’opinion publique. Cette situation, à laquelle adhèrent sans restrictions démocrates et républicains, n’est pas prête de changer (quelle que soit le successeur de GW) ; elle est au contraire promise à s’aggraver très rapidement sous le coup des effets dans la réalité, notamment à l’extérieur, d’une politique américaniste qui n’a plus aucun lien fondamental avec cette réalité.

Bien évidemment, l’évolution américaine nous (nous, l’Europe et le monde occidental) pose une immense question puisque toute notre réflexion, toutes nos espérances, toutes nos possibilités en matière d’organisation de la vie sociale et politique sont axées d’une façon centrale et substantielle sur le fait démocratique. Le “laboratoire américain” nous en indique le destin probable, accéléré par les trouvailles du Progrès telles que les moyens et technologies de la communication et de l’information. Tocqueville faisait de même au fond ; ainsi justifiait-il en bonne part l’essentiel du jugement que Sainte-Beuve porta à son propos, à sa mort, en 1859 : « Tocqueville m'a tout l'air de s'attacher à la démocratie comme Pascal à la Croix : en enrageant. C'est bien pour le talent, qui n'est qu'une belle lutte; mais pour la vérité et la plénitude de conviction cela donne à penser. »