Une guerre de mille milliards de dollars et la crise du Pentagone

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Une guerre de mille milliards de dollars et la crise du Pentagone


14 décembre 2005 — Un jeu passionnant : le coût de la guerre en Irak (et accessoirement l'Afghanistan et les opérations anti-terreurs diverses; mais ces interventions annexes comptent pour beaucoup moins, un peu plus de 5% du budget global discuté ici; d'autre part, certains coûts en Afghanistan et dans d'autres zones, notamment d'installation et d'entretien de bases nouvelles, ne sont pas repris dans le budget ''de guerre'').

Ce qui est (quasi) sûr : nous devrions être à $427 milliards, au moins, à la fin de 2006, lorsque les militaires auront demandé et obtenu les $100 milliards qu’ils veulent pour 2006. Rappelons les déclarations du représentant républicain John Murtha (des sources militaires les plus haut placées, — Murtha a des contacts privilégiés avec les militaires US), en date du 7 décembre: « ...We have spent $277 billion. That’s what’s been appropriated for this operation. We have $50 billion sitting on the table right now in our supplemental, or bridge fund we call it, in the Appropriations Committee. They’re going to ask for another $100 billion next year. »

Cette évolution en argent réel (les $427 milliards auront effectivement été dégagés par le Congrès) confirme une tendance qui devrait faire de la guerre en Irak un “monstre budgétaire”. Les évaluations complètes, prenant des perspectives de périodes de temps raisonnables par rapport à la situation et aux possibilités politiques, avancent des évaluations considérables.

Le 29 août dernier, le Christian Science Monitor rapportait une évaluation élargie jusqu’à 2010 et pondérée de divers facteurs directs et indirects d’une experte en matières budgétaires, Linda Bilmes, professeur à la Kennedy School of Government de Harvard University. Bilmes aboutit à une facture de $1.400 milliards pour sept ans de guerre.

« If the war lasts another five years, it will cost nearly $1.4 trillion, calculates Linda Bilmes, who teaches budgeting at the Kennedy School of Government at Harvard University. That's nearly $4,745 per capita. Her estimate is thorough. She includes not only the military cost but also such things as veterans' benefits and additional interest on the federal debt. (...)

» In her estimate, Ms. Bilmes figures on $460 billion in military costs for the next five years, plus $315 billion in veterans' costs, $220 billion in added interest, and $119 billion for the economic impact of a $5 increase per barrel in the price of oil through July 2010. “I tried to be conservative,” she says. (Her oil-cost estimate is based on the 15 percent reduction in Iraqi oil output since before the Iraq invasion and the increased instability in the Middle East.) »

Les estimations de Bilmes sont effectivement modérées. Par exemple, l’estimation d’une augmentation de $5 par baril de pétrole d’ici 2010 est très modérée, pour ne pas dire irréaliste en regard de la tension grandissante sur le marché dans une situation où la production stagnante ne peut plus satisfaire une demande en accélération géométrique.

Certaines évaluations de groupes d’experts dissidents (dont les démarches sont proches des experts réformistes du groupe Defense & National Interest) envisagent une dépense annuelle de $150 milliards en moyenne d’ici 2010, en augmentation constante, en dépenses militaires directes. Cela nous amènerait à $1.027 milliards en 2010 en dépenses militaires pures, auxquels il faut ajouter les coûts indirects envisagés par Bilmes, conduisant à un total de $1.800-$1.900 milliards, proche des $2.000 milliards en 2010.

On sait que le coût de la guerre en Irak la place déjà en 4ème position dans la hiérarchie des coûts, pour les guerres américaines, et à la troisième place à la fin de 2006 lorsque l’ensemble des sommes allouées par le Congrès aura été pris en compte. Les coûts des autres guerres principales, avec une pondération du dollar pour permettre une comparaison, sont les suivants :

• Première Guerre mondiale : $204,9 milliards.

• Deuxième Guerre mondiale : $3.114,3 milliards.

• Guerre de Corée : $361,2 milliards.

• Guerre du Viet-nâm : $531,5 milliards.

• Guerre du Golfe de 1990-91 : $81,6 milliards.

Certains experts optimistes, ou bons américanistes, jugent que ces chiffres sont moins effrayants qu’ils en ont l’air, à cause de la puissance de l’économie américaine. C’est le cas de Steven Kosiak, analyste au Center for Strategic and Budgetary Assessment de Washington: « From one standpoint, the US economy should find it easier to absorb the present war. Today's defense budget is about 4 percent of gross domestic product, the nation's output of goods and services. That compares with 6.2 percent in the 1980s, 9.4 percent in 1960 (Vietnam), 14.2 percent in 1953 (Korea), and 38 percent in 1944 (World War II). In that respect, today's war “is much cheaper,” says Kosiak. »

Cette comptabilité satisfait les amateurs de chiffres et les théoriciens de l’économie. Dans la réalité, l’esprit qu’elle dégage est complètement faussé. La situation avec la guerre d’Irak ne peut se comparer à rien d’autre. Elle est potentiellement explosive pour le Pentagone et pour la situation budgétaire des USA.

Les cas cités en référence (sauf la guerre du Golfe de 1880-1991, qu’on mettra à part parce que très “bon marché”) ont tous impliqué, y compris la Corée et le Viet-nâm, une mobilisation unitaire de tous les moyens militaires américains. Cela répond à la philosophie américaine de concentrer le maximum de moyens sur l’effort en cours. La chose était possible dans tous ces cas parce qu’aucune de ces guerres ne contredisait la programmation militaire américaine, les choix de matériels importants, les structures, etc. Les deux cas extrêmes sont très significatifs.

• Pour la guerre de Corée, aucun matériel important ne fut développé spécifiquement pour cette guerre. Les B-29, F-84 ThunderJet, F-86 Sabre, les chars M-48, les porte-avions, etc., tous ces matériels auraient été produits de toutes les façons. Ils correspondaient à l’effort militaire américain, à la programmation en cours.

• Même situation pour le Viet-nâm. Les programmations en cours ne furent guère modifiées : chasseurs et avions d’attaque F-5, A-6, A-7, avions de transport C-123 et 130, hélicoptères Huey et Chinook, chars M-60, etc. Il y eut des modifications marginales, mais qui eurent leur utilité pour la programmation normale (développement d’une version USAF de l’A-7 de la Navy pour avoir un avion d’appui tactique, cela ouvrant la voie au programme A-10). Certaines programmations marginales furent la conséquence de la spécificité du conflit et portèrent en général sur des réactivations ou des utilisations nouvelles de matériels existants : la remise en service de C-47 Dakota et C-119 en versions d’attaque (AC-47 et AC-119), l’adaptation de C-130 en AC-130, le maintien en service prolongé du AD Skyraider, l’adaptation aux missions tactiques des B-52, etc.

Dans les deux cas, il y avait une osmose entre la programmation du Pentagone et les guerres, avec comme seules modifications une extension de la production. Dans le cas de l’Irak, il y a rupture, et c’est là qu’est tout le problème dû au caractère si particulier des guerres asymétriques, qui se transforme en problème monstrueux lorsque la guerre asymétrique devient si importante qu’elle nécessite une mobilisation spécifique. La guerre contre l’Irak vient en plus des dépenses courantes de développement du Pentagone. Les programmes très coûteux (F/A-22, JSF) en cours de développement n’ont pour l’instant aucun intérêt spécifique pour cette guerre, malgré l’effort échevelé pour leur en trouver.

Le Pentagone doit donc mener de front deux “mobilisations” : sa mobilisation courante pour se maintenir sur le pied de guerre en temps de paix, avec une programmation qui concerne une guerre de très haute technologie très coûteuse qui existe de moins en moins et qui a de moins en moins de chance de se produire ; et la mobilisation pour la guerre en Irak (la guerre asymétrique), très coûteuse, très peu efficace en volume de forces disponibles, en résultats sur le terrain, etc. (Si l’on veut parler en termes d’économie, il faudrait établir le rapport de rentabilité, des $500 milliards au moins dépensés fin 2007 pour un conflit [l’Irak] de même longueur que la Deuxième Guerre mondiale, portant sur un seul petit pays de 25 millions d’habitants, mobilisant 140.000 soldats américains ; avec les $3.114,3 milliards d’un conflit portant sur deux guerres conventionnelles de la plus haute intensité, embrassant quasiment le monde entier, avec 15 millions d’Américains sous les drapeaux. On comparera également, le jour venu, les effets géopolitiques pour les intérêts américains).

Cette caractéristique des “deux mobilisations” est sans précédent ni exemple historiques. Ce n’est pas un cas de “deux guerres” à mener de front parce que deux guerres supposent simplement une production accrue ; mais plutôt un cas de “deux mondes”, supposant des programmes, des structures complètement différentes. La folie budgétaire de la guerre contre l’Irak ne nous dit pas tout : c’est la partie émergée de l’iceberg. Au-delà, il existe une menace fondamentale contre les structures mêmes du Pentagone.


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