Pour l’Europe, un rapport-postiche des américanistes Ralston-Naumann, avec les compliments de BPJ

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Pour l’Europe, un rapport-postiche des américanistes Ralston-Naumann, avec les compliments de BPJ


16 octobre 2005 — Il y a la saison des collections et il y a la saison des études alarmistes sur le niveau de la défense en Europe. Nous avons notre étude alarmiste pour cette saison. Elle est bruyamment présentée dans The Financial Times (FT) du 12 octobre, annoncée comme l’événement de la rentrée, qui sera présentée de conférences en petits déjeuners de travail, de déjeuners en projections de graphiques. Le même jour mais quelques heures après le FT (exclusivité oblige), un de ses auteurs, le général allemand Klaus Naumann en fait la présentation publique officielle à Bruxelles, au cours d’un séminaire.

L’étude fait 97 pages et elle est réalisée par deux généraux à la retraite mais toujours bien en cour: le général Ralston (Américain, ancien commandant en chef suprême [SACEUR] de l’OTAN jusqu’en 2003) ; le général Klaus Naumann, déjà nommé (Allemand, ancien président du Comité Militaire de l’OTAN, jusqu’en 1999). L’étude est réalisée sous les auspices du CSIS (Center of Strategic & International Studies), institut plantureux et célèbre de Georgetown University (Washington, D.C.).

Quelques mots des deux auteurs. En fait, pas grand’chose sur Ralston, général très conformiste et bureaucratique du système américaniste, dont la principale vertu semble d’avoir remplacé le général Clark en 2000, dans des conditions scabreuses. (Clark, qui venait de diriger la guerre du Kosovo, quitta son poste de SACEUR [en octobre 2000] peu avant le terme de son mandat [avril 2001], sur la pression de la Maison-Blanche et, surtout, du Pentagone où on ne l’aimait guère. Sa démission ressemble clairement à un limogeage en douceur.)

Sur Naumann, par contre, il y a beaucoup à dire. Lorsqu’il était chef d’état-major de l’armée allemande, c’était un européen convaincu. Avec l’amiral Lanxade puis le général Charlier, chefs d’état-major français et belge, Naumann mit en place l’Eurocorps initial (franco-allemand, puis avec les Belges), entre 1991 et 1993. En 1994, Naumann changea. Une source militaire européenne de très haut niveau, qui l’a très bien connu, disait à cette époque, après la réunion de la Wehrkunde de Munich (février 1994) : « J’ai été très surpris des interventions de Naumann durant cette réunion. Elles étaient très pro-américaines, très atlantistes. Je lui ai lancé une plaisanterie, en lui demandant: “Klaus, tu deviens atlantiste?” Il n’a pas répondu . »

La réponse, notre source l’obtint quelques mois plus tard, réponse du berger désormais opulent à la bergère trop naïve: Naumann était nommé à la présidence du Comité Militaire de l’OTAN, dont on sait de quels appuis il faut disposer en général (sauf accident) pour l’avoir. Depuis, Naumann a été d’une stricte orthodoxie atlantiste, lors de ses deux termes au Comité militaire (1995-99), puis dans sa retraite encombrée de missions et de fonctions opulentes dans le circuit des experts américanistes.

Ce qui nous fait penser, par avance et un peu par parti pris, que le document ne va pas déplaire aux Américains. Son contenu est résumé comme ceci:

« “Failure to meaningfully improve Europe's collective defence capabilities in the coming years would have profoundly negative impacts on the ability of European countries to protect their interests, the viability of Nato as an alliance, and the ability of European countries to partner in any meaningful way with the US,” according to the report, a copy of which was obtained by the Financial Times. »

Finalement et comme d’habitude depuis à peu près 30, 40 ou cinquante ans (de ce point de vue, le raisonnement critique de la situation européenne évolue peu, Guerre froide ou pas), l’étude revient à dénoncer ce qui apparaît, dans l’esprit de la chose, comme un formidable sous-développement des moyens de défense européens. Elle documente tout cela à coups de chiffres impératifs, — on n’ose ajouter : “par rapport aux Américains“, alors que, oui, il faut oser parce que la référence est explicite dans le document. Notre premier réflexe serait d’écrire que cela montre que l’impudence a de beaux jours devant elle quand on mesure le lamentable effondrement, à $440 milliards minimum par an, de la machine militaire US.

Ce serait juger partiellement quoique pas faussement que s’en tenir à l’impudence. L’impudence est bien là, mais involontaire. Si on sait ce que lire veut dire, ce rapport montre plus et mieux qu’aucun autre événement comment fonctionne la psychologie américaniste, comment elle agit dans le sens du cloisonnement de l’esprit et de l’interdiction d’une vision intégrée du monde. (Prenons bien garde au qualificatif “américaniste” et pas “américain”: bien qu’Allemand, Naumann, en assurant la présentation du document, a montré qu’il assumait pleinement cette psychologie. Cela montre que la corruption qui s’exerce dans tous les domaines classiques est bien plus remarquable et efficace dans le champ psychologique. Parfaits américanistes, ces gens croient à ce qu’ils disent et croient qu’ils sont vertueux.)

Ainsi nous est-il notamment annoncé (citation de Defense News du 14 octobre):

« Europe spends the equivalent of 60 percent of the U.S. defense budget while getting “less than 20 percent of effectiveness” in terms of power projection, said Naumann. [...] He warned that a failure to correct this imbalance “will cause a dangerous deterioration in Europe’s relations as a partner in our alliance with the United States. I am already worried that we have begun to lose intellectual capability in the field of operations because the two sides are thinking and reacting [to their respective circumstances] so differently.” »

Il s’agit de remarques singulières. L’esprit de cloisonnement fonctionne en se repliant sur les chiffres formidables des Américains (les pourcentages comparés, les $440 milliards de budget de la défense, etc.), et en oubliant l’observation intégrée du résultat: tous ces chiffres mènent au désastre formidable que représentent aussi bien l’état actuel du Pentagone que les campagnes extérieures que sont l’Irak, l’Afghanistan, que les efforts humanitaires de Katrina, etc. Faut-il vraiment que l’Europe prenne cela comme référence? Cela est-il un mal, du point de vue européen, que les deux côtés, l’américain et l’européen, perdent la capacité de se coordonner constamment et comme exclusivement, de penser en frères siamois et de ne rien pouvoir faire l’un sans l’autre, d’être l’un le double de l’autre, — et l’on sait au profit de qui et en fonction de qui? Cela est-il vraiment une horreur?

Au même séminaire bruxellois, Ian Abbott, chef de la division politique et plan de l’état-major européen, « [o]bserving that part of the problem lies in a lack of coordination between NATO and EU military planners, told the gathering that “understanding would be improved if we recognize that there are fundamental differences in culture between the two organizations.” » Finalement, quel qu’ait été l’esprit de cette intervention, on observera qu’elle dit objectivement le vrai derrière un paradoxe qui n’est pas noté: il y a des différences fondamentales de culture, c’est-à-dire de conception et de situation, entre OTAN [faux-nez pour USA] et l’UE [Europe, sans discussion et sans postiche]. (Le paradoxe est que la reconnaissance de ces différences fondamentales faciliterait la “compréhension”. L’ironie du paradoxe est considérable même si nous sommes conduits à croire qu’elle est involontaire. Abbott ne nous dit-il pas, en langage comme vous et moi, débarrassé de ses fioritures: “Notre compréhension mutuelle serait améliorée si nous admettions que nous ne nous comprenons pas”. En vérité, ce n’est pas faux!)

Le problème est: faut-il que l’une des deux parties soit une référence pour l’autre, — en l’espèce, les USA pour l’Europe? Au nom de quoi? Du succès de ses conceptions alors que sa situation nous montre partout le désastre et l’échec du gaspillage, de l’aveuglement et de la paralysie bureaucratique? De la différence culturelle fondamentale entre les deux? Le monde transatlantique commence à déserter la logique pour la pataphysique.

Le grand problème de la psychologie américaniste est l’objectivation constante de la situation subjective américaine en modèle impératif, et, pour cela, le refus constant de l’enseignement du réel au profit de l’argument impératif mais factice des chiffres initiaux (pas de leurs effets). Mais ce “grand problème” est aussi une manœuvre, évidemment. Un fonctionnaire européen observe : « En recommandant que les Européens développent leur effort militaire, que certains des Européens se spécialisent, qu’ils le fassent en fonction de leurs rapports avec les USA, et au sein de l’OTAN en plus, ce rapport représente un effort d’influence pour tenter d’aligner les Européens sur les Américains. »

Nous en terminons par conséquent là où tout a commencé, — c’est-à-dire dans le champ de l’influence, du lobbyisme et de la corruption des esprits. Il ne faut donc pas manquer d’observer également que ce rapport vient renforcer l’initiative de Bruce P. Jackson, le lobbyiste en chef des intérêts officieux US, des néo-conservateurs et, éventuellement, de Lockheed Martin (LM), —cette initiative, surtout dans le complément de définition que nous avons présenté le 4 octobre. Le “renforcement européen” se ferait d’autant mieux dans l’OTAN et en coordination avec les Américains, et il se ferait d’autant mieux avec des systèmes américains. Par exemple, le JSF ferait bien l’affaire. Nous retombons au ras des pâquerettes, là où le business trouve de quoi donner le meilleur de lui-même. C’est là, — la rechute constante au ras des pâquerettes, — un constant effet de l’effort de la psychologie américaniste. Celle-ci semble marquée par une malédiction qui la fait constamment revenir à ses premières amours: la subversion par l’influence au service de conceptions d’une médiocrité à couper le souffle. Le luxe des instituts et des séminaires autant que des costumes trois-pièces, et les chèques à mesure, n’y changeront rien.