La tentation du bon vieux temps

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La tentation du bon vieux temps


15 septembre 2005 — On commence à mesurer, au niveau politique et stratégique, les effets fondamentaux de Katrina, avec des échos d’un débat en train de prendre place au centre de la vie politique à Washington. Jim Lobe s’en fait l’interprète dans une chronique du 14 septembre. L’enjeu : l’éventuel retour de l’isolationnisme.

Le premier fait à cet égard, le premier constat, la première “victime” de Katrina, c’est l’“ère Bush”, — c’est-à-dire une époque agressive, à la fois triomphante et impérative, qui s’était imposée d’une manière explosive avec le 11 septembre 2001. Les sables de l’Irak l’ont encalminée, les flots de l’ouragan Katrina l’ont emportée.


« There has, of course, been speculation that the storm will weaken Bush's political authority, particularly over fellow Republicans, many of whom had become increasingly, if still mostly privately, nervous about the impact of the Iraq war on their reelection chances in 2006, even before Katrina struck.

» The fact that an unprecedented number of Republican lawmakers have criticized the federal government's response to the crisis is one indication that the president is headed quickly toward lame-duck status or worse.

» “The Bush Era is over,” declared Post political columnist E.J. Dionne Jr., who argued that the “source of Bush's political success was his claim that he could protect Americans,” but that that notion was drowned “in the surging waters of New Orleans.” »


A partir de ce constat fondamental, qui a envahi les psychologies puis le jugement des esprits comme quelque chose d’inéluctable, le reste des arguments s’enchaîne. L’essentiel est dit lorsqu’on pose la question : que fait l’Amérique en Irak ? (en Afghanistan ? en Corée du Sud? en Europe ?) — …alors qu’elle n’est pas capable d’assurer la sécurité de ses citoyens à La Nouvelle Orléans ? Que fait la Garde Nationale à Bagdad alors qu’elle manque à l’État du Mississipi et à l’État de Louisiane ? Et ainsi de suite.

La question de l’isolationnisme telle qu’elle est perçue aujourd’hui à Washington se transcrit très exactement dans celle que pose le Guardian le 12 septembre, à propos de l’Irak : « Post-Katrina, the question is not whether the US will begin to withdraw — but when, how and, above all, with what damage. » Mais cette question doit être complétée de façon décisive par celle du possible : les Américains peuvent-ils, du point de vue de leur statut, des mécanismes mis en place, de la perception de leur propre puissance, se retirer d’Irak? Ce qui donne, pour l’isolationnisme : les Américains peuvent-ils, du point de vue de la structure de leur puissance et de leur propre perception de leur puissance, et évidemment du point de vue de leur psychologie, (re)devenir isolationnistes ?

Non pas que l’on ne puisse être isolationniste. C’est une sornette de propagande. L’isolationnisme n’a jamais signifié une rupture avec le monde, une autarcie absolue. L’isolationnisme est un mot, un concept américaniste, donc une arme de communication qui est d’abord l’habillage politique mis sur la réalité du protectionnisme, en même temps que la transcription d’un phantasme (l’isolationnisme porte essentiellement sur les relations entre les USA et l’Europe et signifie, inconsciemment, une volonté américaniste de s’isoler décisivement de la matrice européenne originelle). Il y eut, avec les Américains, ce que Lucien Romier nommait en 1925 « un protectionnisme apaisé », signifiant une réglementation stricte des importations et de l’immigration qui favorisait l’expansion triomphante de la puissance économique intérieure. Cela ne signifiait bien sûr pas qu’il n’y avait ni importation ni immigration. La réalité montre d’ailleurs que cette situation subsiste aux USA, seul le degré change, — d’ailleurs, même dans notre monde de soi-disant libre-échange, il reste des régulations et des protections en place. La querelle sur ces mots (isolationnisme, protectionnisme) est pur artifice de propagande.

Le problème américain, mais en réalité américaniste, est ailleurs. Il est dans la question de savoir si l’américanisme peut exister en n’étant pas expansionniste, et même pan-expansionniste à la manière allemande (pangermanisme) entre 1890 et 1945. Le pan-expansionnisme signifie, dans les cas allemand et américaniste, un besoin vital, non de conquérir, mais de transformer l’extérieur à l’image de soi. (Le terme “pan-”, nommé “élément formant”, est tiré du grec pas et pantos, et signifie “tout”, “chacun”, et, au pluriel, “tous” avec un sens beaucoup plus vaste que l'autre élément formant, le grec holos. Le pan-expansionnisme est l’expansionnisme de tout soi-même, non pas seulement de son économie, ou de sa puissance militaire, ou de sa culture, etc.)

La cause de ce “besoin vital, non de conquérir, mais de transformer l’extérieur à l’image de soi” est ontologique. Les pan-expansionnistes envisagés ici, — dans les cas allemand et américaniste, les seuls qui importent historiquement, — n’existent pas dans le sens où ils n’ont pas d’être si autre chose qu’eux-mêmes existe. Ils ne peuvent se suffire d’une réalité spatiale et géographique relative au reste par définition alors que leur esprit, leur âme, restent détachés de, voire étrangers et même plus sûrement mortellement hostiles à la mesure relative de cette réalité spatiale et géographique. Ce ne sont pas des projets universalistes dans le sens humaniste qui suppose une ouverture à une multiplicité universelle, mais, stricto sensu, un “unilatéralisme universel”, autrement dit un être porté à la dimension universelle parce qu’il n’existe pas en tant qu’être hors de cette dimension.

Les américanistes, — et non les Américains, — ont au cœur de leur conception du monde ce besoin d’expansion pour exister. Leur isolationnisme n’a pas été un état mais une étape : on construit sa puissance avant d’aller de l’avant ; on la construit en se protégeant des autres (protectionnisme) avant d’ouvrir ses horizons pour déverser cette puissance. Le cas américaniste, le dilemme américaniste est qu’il apparaît que cette puissance est dramatiquement, tragiquement limitée. (The Guardian, dans le même édito, à propos de l’Irak mais cela devrait être dit à propos de tout et en des termes beaucoup plus rudes : « … the real surprise [is] the limits of the US military effort. America has fought and occupied, but it has not shown that it can rebuild. »)

Tout cela signifie que, oui, les Américains (américanistes et non américanistes) voudraient aujourd’hui se replier dans une sorte d’isolationnisme, pour souffler pour les uns, par principe et penchant pour les autres ; que, oui, ce serait la meilleure chose qui pourrait nous arriver, en retirant de la politique du monde cet élément déstabilisant, déstructurant voire mortifère qu’est l’activité extérieure (on ne peut parler évidemment de “politique extérieure”) américaniste. Cela signifie que, non, la chose ne pourra pas se faire et qu’au contraire, les USA vont continuer à se trouver confrontés à la double contradiction menaçant de devenir mortelle entre leurs ambitions nécessaires à leur être et les moyens de plus en plus limités et de toutes les façons inadaptés dont ils disposent, entre la “politique” officielle de leur puissance et de leur hubris et leur tentation impossible à réaliser mais grandissante de se replier.