Semaine du 29 octobre au 4 novembre 2001

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La globalization en quatrième vitesse

En grandeur nature, comme de vrais “travaux pratiques”, la globalization, comme disent les Anglo-Saxons, fait sentir ses effets à la dimension qui importe à ses théoriciens, — il s'agit évidemment de la plus grande dimension, la dimension globale. Dans un article bien détaillé et farcis de faits, sans fioritures théoriques ni arguments idéologiques, article publié par le Washington Post sous plusieurs plumes anonymes et repris par le Sidney Herald Tribune, la situation du monde est détaillée, avec les prévisions évidentes qui s'y attachent (« La crise ne fait que commencer », selon Charles Edelstenne, président directeur général de Dassault, cité dans l'article). La crise se déroule exactement comme il était prévisible qu'elle fît, sans frontières, sans freins, sans rupture de rythme, sans interférence grossière des réactions nationalistes ou protectionnistes, sans tracasseries administratives de l'un ou l'autre État. Il y a pour l'instant, pour échapper aux ravages de la crise globalisée, la seule exception des pays « qui ont résisté à une complète intégration, retenant un peu de socialisme et de protection des marchés », c'est-à-dire la Russie, la Chine, l'Inde, et certains pays d'Europe de l'Est. Ce dernier point figurera pour certains comme l'objet ultime d'une ironie à tendance marxistante.

Le plus remarquable de cette circonstance générale, c'est la grande capacité des personnalités placées en charge des pouvoirs politiques aujourd'hui, à écarter toute leçon du monde réel, et à se tenir, résolu et assuré, sur une position théorique de fermeté complète, avec un entêtement qui surprend par sa pugnacité. Enterrant le 7 novembre la Sabena, une société vieille de trois-quarts de siècle, prestigieux et précieux symbole d'une Belgique unie qui ne tient plus que par cette sorte de symboles, avec de nouveaux chômeurs par milliers (la Sabena comptait 12.000 employés dont un certain nombre seront reclassée dans une nouvelle société ficelée en toute hâte), le premier ministre belge Verofstadt a conclu qu'on voyait là la démonstration des maléfices de l'intervention étatiste et que la solution était bien sûr le passage complet au privé. Quelle qu'ait été la composition de son actionnariat, Sabena est dans les mains de la gestion privée depuis dix ans, et dans les mains expertes de Swissair depuis six ans, Swissair qui s'effondre de son côté comme un classique groupe privé dépendant d'actionnaires privés. Verofstadt conseillant pour Sabena de suivre illico presto la même voie qu'elle suit depuis dix ans, qui est la voie du privé, ne conseille rien d'autre que de suivre la voie empruntée par ses diverses consoeurs américaines s'effondrant les unes après les autres, comme autant de dominos du secteur privé et du profit capitaliste. L'intervention de Verofstadt, le 7 novembre, au Journal Télévisé du 19H30, déroulant en quelques phrases serrées la fiction hollywoodienne des vertus du libéralisme, dans un décor globalisé et privatisé qui ressemble à un vaste château de cartes effondré, était remarquable de fermeté et de conviction. L'univers ainsi décrit correspond bien à la Grande Guerre du XXIe siècle que l'Occident est en train de lancer contre le rejeton de la famille Ben Laden, laquelle famille est une riche actionnaire du puissant Carlyle Group dont la famille Bush est également actionnaire. La raison s'épuise à suivre ces divers méandres qui doivent également l'essentiel de leur existence à l'économie globalisée.

La crise, elle, ne s'embarrasse pas de tant d'hésitations. Sa vitesse de diffusion est exceptionnelle. « La crise s'étend avec une sorte de jubilation morbide », observe l'écrivain-diplomate mexicain Carlos Fuentes. Le Mexique, en effet, passe d'une expansion de 6,9% en 2000 à un chiffre qui sera proche de 0 cette année, et cette évolution est naturellement la conséquence de l'exceptionnelle facilité des échanges entre le Mexique et les USA avec l'accord de libre-échange ALENA, situation des échanges sur laquelle Vicente Fox appuyait ses espérances de faire définitivement basculer l'économie mexicaine dans le domaine des pays avancés. Évolution difficile également au Canada, avec une crise très grave dans l'industrie des télécommunications et une crise grave dans l'automobile. Il est à noter, pour ces deux pays, l'effet accélérateur de la crise de la situation aux frontières après l'attaque du 11 septembre, alors que les contrôles douaniers sont devenus extrêmement tatillons et gênent le trafic des marchandises, qui apparaissait aux yeux des économistes comme un aspect positif fondamental des nouveaux liens entre les USA et leurs voisins dans le cadre de l'ALENA. D'une façon plus générale, plus globale, les pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique Latine sont engagés dans la spirale descendante ; en Asie, la croissance devrait être négative pour ce dernier trimestre 2001 au Japon, àSingapour, en Malaisie, en Thaïlande et à Taïwan, avec la Corée du Sud et Hong Kong se maintenant à peine au-dessus de 0.

Les théoriciens du libéralisme continuent à assurer que leurs thèses finiront par prévaloir, que ce mauvais côté de la diffusion de la crise sera remplacé par le bon côté de la diffusion des richesses. Cette thèse séduisante par sa simplicité s'appuie sur un ensemble de réalités de plus en plus réduit parce que chaque soubresaut de crise qui se répand dans le monde accentue les reclassements, les concentrations, et donc les situations monopolistiques de facto contre lesquelles les pouvoirs politiques ne peuvent rien. Cette réduction régulière des libertés économiques, et, par conséquent, ce frein apporté à la diffusion équilibrée des richesses, n'empêche malheureusement pas la diffusion des conditions de crise : dans ce cas, l'économie globalisée en crise n'a pas la vertu paradoxale des situations de protectionnisme de crise, qui empêchent au moins les conditions extérieures de crise de pénétrer les marchés qu'elles protègent. Les tendances actuelles peuvent conduire à une situation catastrophique si la crise par diffusion globalisante dépasse un point de non-retour. Les conditions ne sont pas loin d'être rassemblées, parce que les circonstances actuelles sont les plus graves qu'on puisse imaginer (plus graves qu'en 1997-98, par exemple), dans la mesure où aucun des grands pôles économiques (USA, Europe, Japon), qui sont tous en difficultés diverses, n'est capable de susciter une relance. Le risque existe désormais où les multiples récessions effectives ou en cours de formation pourraient conduire en une crise générale d'une dépression mondiale.

S'agit-il d'un débat démocratique sur l'usage de la torture ?

Aux États-Unis, depuis le 15/20 octobre, se développe un débat qui devrait nous faire réfléchir, nous en Europe. Il a pris cette semaine un élan médiatique qui dit bien tout le sérieux qu'on y attache, entre un article dans Newsweek le 5 novembre et divers textes de commentaire, dont celui d'Alexander Cockburn, toujours remarquable, dans CounterPunch. Il s'agit du débat sur l'usage de la torture sur des terroristes arrêtés (ou bien, soupçonnés d'être terroristes ? On y viendra peut-être). Et ce débat n'existe pas pour repousser avec horreur cette perspective, bien au contraire c'est pour y songer avec le plus grand sérieux, avec la meilleure conscience du monde. Le plus surprenant dans la circonstance que nous décrivons ici est le sang-froid presque technique avec lequel ce débat sur la pratique de la torture est conduit. L'argument employé en général est celui des « two evils», la diablerie du terrorisme étant déclarée pire encore que la diablerie de la torture il est donc concevable qu'on puisse pratiquer de sang-froid la torture. Une autre voie envisagée, qui ajoute l'hypocrisie à la détermination d'employer la torture, est la proposition de livrer certains terroristes, ou détenus soupçonnés de l'être, à des pays dont il est connu qu'ils pratiquent la torture (l'Arabie Saoudite, par exemple). Ce débat est l'exemple extrême de l'évolution très rapide de la pensée aux USA, ce que certains auteurs appellent “la pensée post-10 septembre”.

Il ne doit faire aucun doute qu'il s'agit là d'un cas extrêmement grave, du point de vue de la culture et de l'humanisme, notamment pour ce qui concerne les relations intra-occidentales, entre Amérique et Europe. Il y a déjà eu des débats difficiles entre l'Europe et l'Amérique à cet égard, notamment sur la question de la peine de mort, notablement pratiquée aux USA et bannie en Europe. Cette question particulièrement pressante et choquante de l'emploi de la torture va dramatiser ce débat, et elle risque de conduire àdes situations d'extrêmes tensions, hors du seul champ théorique des différences culturelles. (On songe ici à des cas où les USA demanderaient à un pays européens l'extradition d'un terroriste ou d'un détenu soupçonné de terrorisme, alors que pèserait cette hypothèque de l'emploi de la torture si l'on arrive à une telle extrémité. On conçoit évidemment le cas où le pays européen refuserait cette extradition au nom de cette raison justement, et l'on peut imaginer les tensions qui en résulteraient dans le climat actuel.)

Le grand appareil de propagande de guerre se met en place aux États-Unis

Des mesures de plus en plus importantes sont prises aux USA pour mettre en place un énorme appareil de gestion et d'orientation de l'information. [Nous avons déjà développé cet aspect de la situation aux USA, précisément pour le domaine du cinéma (Hollywood).] La référence à 1941, partout présente dans cet effort, n'est pas seulement technique, même si elle s'explique sur ce plan par la similitude des structures en train d'être développées (le nouveau poste détenue par Charlotte Beers d'Under Secretary of State for Public Diplomacy est une sorte d'équivalent de l'Office of War Information de l'époque Roosevelt, en 1941-45 ; la différence principale, et significative d'ailleurs, étant que Beers est une publicitaire, ex-CEO de J. Walter Thompson, tandis que Robert Sherwood, qui dirigeait l'OWI, était un écrivain et un poète).

La référence à 1941 est d'abord dans l'esprit, sans aucun doute, et elle est à cet égard complètement fondamentale. Il s'agit de la reconstitution d'un cadre rappelant une époque qui est perçue comme une époque dorée de l'américanisme, avec une grande mobilisation, l'affirmation générale de l'unité nationale, un conflit perçu comme une “guerre juste” où l'Amérique est perçue comme menant la croisade du côté du Bien, une issue de cette guerre menant au triomphe de l'américanisme dans le monde. Il s'agit d'une véritable reconstitution virtualiste, qu'on retrouve également dans les références régulièrement développée par les experts pour ce qui concerne la guerre contre le terrorisme. [Là aussi, nous recommandons de consulter un texte d'analyse que nous avons récemment publié sur ce site.]

Ce qui est remarquable dans les efforts entrepris auprès du monde de l'information et de la communication aux USA, c'est l'ampleur extraordinaire de cette opération que nous qualifions effectivement de virtualiste. Quand on connaît la sensibilité du cadre américain et de la société américaine à la communication et à l'information orientée, on imagine combien ce bouleversement structurel va modifier la situation américaine en général. On retrouve l'idée générale, que nous développons souvent, selon laquelle la guerre contre le terrorisme est encore plus importante pour les effets qu'elle va amener en Amérique même, que dans ses résultats effectifs contre le terrorisme. Quant à ce que seront ses effets, on aurait tort de s'en tenir à “l'image de 1941” (de l'Amérique en guerre), partout mise en avant comme seule référence. Il existe suffisamment de documents pour nous montrer que cette image est notablement déformée, et il serait urgent aujourd'hui de s'informer sur ce que fut réellement la situation américaine durant la guerre de 1941-45. [Parmi les références à cet égard, nous recommandons le livre de Thomas Fleming The New Dealers' War, dont nous avons publié une recension.]