Semaine du 10 décembre au 16 décembre 2001

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« T'was a famous victory », d'accord, mais qui, réellement, est le vainqueur ?

Le bastion d'Al Qaïda est tombé, le massif de Tora Bora où devait se trouver le fameux Ben Laden dont le secrétaire à la défense Rumsfeld annonçait il y a peu la capture imminente ou la liquidation (avec une préférence pour la deuxième formule). Pour l'instant, Rumsfeld philosophe sur la difficulté des temps et de la topographie afghane. (Où est Ben Laden ? Mort dans la bataille de Tora Bora, disent les Pakistanais qui n'ont qu'un désir, que personne, et surtout pas les Américains, n'aille conclure que Ben Laden se trouve au Pakistan. D'autres sources disent : Ben Laden est vivant dans la région de Tora Bora et on ne l'a pas encore retrouvé ; d'autres encore : il a fui Tora Bora mais il est toujours en Afghanistan ; et encore : il a quitté l'Afghanistan, il est au Pakistan, ou en Iran, etc ... Du point de vue des relations publiques qui est essentiel, l'affaire du sort de Ben Laden est un problème pour Washington. Le public américain ne l'entend pas de cette oreille. Il veut Ben Laden ou, à défaut, une preuve de sa mort. Le sort de Ben Laden, c'est un sérieux problème, non pour la guerre contre le terrorisme qui est importante mais qui n'est pas vraiment l'essentiel comme chacun sait, mais pour le montage virtualiste de Washington, qui est l'essentiel.)

Ce qu'il faut avoir à l'esprit par ailleurs, c'est l'étonnante description des restes de la bataille de Tora Bora, une fois la victoire acquise, — mais on ne sait pas exactement par qui, en fait, et c'est là tout le sel de l'affaire. Ainsi, cet article bien significatif de Janine Di Giovanni, dans The Times du 22 décembre. Rarement texte aura si bien rendu la confusion, l'incertitude, l'imprécision, le sens du piège, du théâtre, du montage, de la dissimulation, qui ont caractérisé de bout en bout cette guerre d'Afghanistan. Les Afghans ne s'y sont pas montrés moins bons que les Américains, pourtant fortiches en la matière ; ces farouches guerriers au maintien altier, les meilleurs cavaliers du monde comme l'écrivait Kessel, les Afghans, sont aussi des maîtres de l'intrigue orientale, du double discours, des manoeuvres de palais et de la relativité des alliances de guerre. La “bataille de Tora Bora” a été un impressionnant exercice en désinformation, notamment de la part des détachements afghans de l'Alliance et des divers tribus patchounes.

Par ailleurs, attaquer la veille de l'inauguration du nouveau gouvernement, celui de la transition démocratique et de la communauté internationale, un convoi de prétendus dirigeants talibans en fuite qui s'avèrent être des dignitaires afghans très comme il faut qui se rendaient à Kaboul pour la cérémonie, en laisser autour de 65 au tapis après des étapes aériennes répétées et d'une cruauté rare, voilà qui serait un acte marquant et une bavure significative de la machine de guerre américaine. En effet, et selon toutes les indications rassemblées en quelques jours, il semble bien que l'attaque du 21 décembre soit une sérieuse bavure des Américains. Les réactions américaines face àl'évidence qui semble de plus en plus affirmée sont parfois inattendues. Le Los Angeles Times du 23 décembre 2001 écrit : « Gen. Tommy Franks, commander of U.S. forces in Afghanistan, who was [in Kabul] for the inauguration, insisted that the airstrike was directed at ''a good target.'' But Franks said an investigation will be conducted to determine whether the attack might have been an unfortunate incident of ''friendly fire''. » En d'autres termes, c'est-à-dire en termes très bureaucratiques : le général Franks confirme que le convoi était un « bon objectif », cela reste sûr et assuré, mais qu'on va faire une enquête pour voir si, dans ce « bon objectif » ne se trouvaient pas des gens qui ne devaient pas s'y trouver.

Le Boeing deal, ou l'art de subventionner vertueusement, — mais, cette fois, de façon peut-être un peu grossière ...

Une initiative du Congrès US de rajouter au budget de la défense 2002 un énorme plan de leasing de 100 Boeing 767 transformés en ravitailleurs en vol pour l'US Air Force, et loués pour 10 ans à un prix extraordinairement élevé, soulève quelque émotion. Aux États-Unis, ce plan a suscité un rassemblement d'associations de défense des consommateurs de droite et de gauche, mené par Ralph Nader. Il semble, d'après ce que rapporte l'hebdomadaire Defense News, que même des parlementaires sont assez mal à l'aise avec le plan, qui a été rajouté au budget de la défense par la commission inter-parlementaire Sénat-Chambre chargée de finaliser le budget et de le présenter au vote en séance plénière. Les détails de ce plan sont complètement inhabituels et dissimulent difficilement son but évident, qui est de subventionner Boeing qui n'est pas au mieux de sa forme avec la crise du transport aérien.

Les détails sont les suivants, selon l'appréciation de cette coalition d'associations américaines de gauche et de droite : « Under the Boeing lease provision, the Air Force will lease 100 Boeing 767s for use as tankers, at a pricetag of $20 million per plane per year, over a 10-year period. This $20 billion expenditure is far higher than the cost of direct purchase. The government will accrue extra expenses because it will be obligated not only to convert the commercial aircraft to military configurations; when the 10-year lease is over, it will be required to convert them back to commercial format, at an estimated cost of $30 million apiece. The cost of the lease plan may be as much as five times higher than an outright purchase would be. A last-minute amendment would also have the Air Force lease four 737s to shuttle Defense Department officials and potentially congressional leaders. »

L'énormité du marché, et surtout son caractère affirmé de subvention déguisée, rend possible qu'une sérieuse contestation se développe. Cela est d'autant plus possible que cette décision de fournir des ravitailleurs en vol à l'USAF ne répond à aucun besoin immédiat, aucune spécification, et que l'USAF, tout comme les autres services, n'aime guère qu'on lui impose des programmes. (Le département du Budget de l'administration a d'ores et déjà signifié son désaccord pour cette mesure décidée par la commission Sénat-Chambre.) Quoiqu'il en soit, l'élimination de ce plan, ou son amendement, reste hypothétique dans la mesure où le budget 2002 se trouve à un stade très avancé, presque finalisé ; il faudrait par exemple qu'un amendement le supprimant dans le budget DoD soit présenté par des parlementaires et voté (outre l'hypothèse du refus global du budget DoD lors du vote en séance plénière). Dans tous les cas, et quoiqu'il en soit de son issue, l'épisode montre surtout l'état d'esprit régnant aujourd'hui à Washington pour ce qui concerne les règles des subventions à l'industrie, qui font l'objet d'accords internationaux. D'ores et déjà, les Européens, et particulièrement la Commission européenne, suivent cette affaire avec attention. Si la mesure était finalement adoptée, il y aurait sans aucun doute une forte réaction de la Commission, dans la mesure où celle-ci considérerait probablement qu'il y a là une violation de l'accord sur les subventions des compagnies aérospatiales. (Boeing étant évidemment le concurrent direct d'Airbus.)

Jean-Marie Messier (J6M) ou le sens bien français du “parti de l'étranger”

Cette semaine, Jean-Marie Messier, dit J6M (pour « Jean-Marie Messier Moi-Même Maître du Monde »), a beaucoup fait parler de lui à Paris, — alors qu'on ne l'y voit plus guère puisqu'il habite désormais New York. Ce fut d'abord une déclaration, le 17 décembre, selon laquelle « l'exception culturelle française est morte », ce qui s'adresse bien entendu à la France, mais encore plus à l'Amérique et aux actionnaires de Vivendi. La presse française rapporta la déclaration, suivies des textes d'analyse av ec les commentaires grinçants, ronchonnants ou à l'ironie sceptique qui sont d'usage. Cela signifie qu'en général, dans une presse qui semble très souvent acquise à l'américanisation mais qui passe aussitôt dans le commentaire inverse dès que cette américanisation se concrétise, Messier n'a pas eu bonne presse. D'où, dans les jours suivants, sa réplique évidemment poussive axée sur la dénonciation, dans le plus pur style relation publique, d'un « faux-procès idéal ».

Tout cela est marginal. L'essentiel est que, parti à la conquête du monde à partir d'une position à 100% favorable à« l'exception culturelle française » (Canal +, quand Canal+ existait encore, c'est-à-dire existant comme système dynamique entièrement en expansion pour soutenir la production cinématographique française contre les pressions américaines, dans le cadre des accords GATT de 1993), Messier-Vivendi aboutit dans son développement à une philosophie inverse. C'est dans la nature des choses. Ayant absorbé l'un ou l'autre géant US (Seagrams, avec les studios Universal), Messier-Vivendi a choisi la voie qu'il n'a jamais abandonnée vraiment tel qu'on le connaît et telle qu'on connaît sa carrière, qui est celle de l'appréciation prioritairement financière de ses affaires, de ses ambitions et de sa conception du monde. (On ne parle plus de comptabilité, de profits, etc, mais bien d'un point de vue conceptuel, philosophique.) Ayant choisi cette voie et recherchant à atteindre la taille de géant mondial qui correspondait à ses ambitions, Messier-Vivendi ne pouvait que s'américaniser car seul un cadre américain permet cela dans cette vision du monde financière. C'est ce qu'il fait. Cela ne tuera pas le cinéma français, qui continuera à être ce qu'il est, c'est-à-dire un phénomène culturel identitaire et non un phénomène financier globalisé ; Canal+ s'en désengagera peu à peu (cela a été annoncé dans la foulée des déclarations de Messie) et le cinéma français trouvera d'autres systèmes de financement.

Messier-Vivendi a suivi le cheminement typique de la globalisation. Il nous a apporté une preuve de plus, si besoin en est, que la globalisation ne peut être que l'américanisation. Messier-Vivendi ne s'est pas conduit en mauvais Français, il s'est conduit comme ces Français qui, de tous les temps, préfèrent le “parti de l'étranger” (toujours très actif en France) à celui de la France parce qu'ils considèrent, outre l'appréciation personnelle de leurs intérêts, que la France ne peut vraiment être elle-même qu'en ne l'étant plus tout à fait, en choisissant la voie de l'universalisation contre la voie de l'identité nationale. Il faut malheureusement constater qu'en d'autres temps, dans tous les cas dans certaines époques bien particulières, ce comportement fut condamné, peut-être injustement, comme une “collaboration”. Comme on le constate, tous ces termes sont relatifs aux situations.