Une “victoire” perplexe

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Pour ce qui concerne la crise libyenne, il semble que tout le monde s’accorde sur les événements, pour annoncer et saluer la victoire des rebelles… Cela observé et dans cette hypothèse de la confirmation de cette victoire, on observera également que rarement un événement tant désiré et tant acclamé par la narrative morale du Système aura été présenté avec autant de prudence, d’inquiétude et de doute. C’est que, depuis une décennie, le temps a fait son œuvre et que l’Histoire a contracté le temps en accélérant si fortement, et en précipitant les événements.

Dans ce laps de temps brutalement contracté et accéléré, si le Système a appris une chose, c’est bien à douter inconsciemment de ses propres victoires (la narrative restant triomphante et démocratique)… Ou bien, il faut inverser la proposition et s’interroger de savoir si le doute profond du Système sur lui-même, sa logique d’autodestruction en un sens, ne lui a pas appris sans qu’il s’en doute à douter au fond de tout ce qui vient de lui, y compris de ses victoires, – non, pardon, surtout de ses victoires ?

Cela signifie-t-il que nous tenons la “victoire” probable des rebelles en Libye pour une victoire du Système, et qu’il s’agit d’une bien étrange “victoire” ? Il s’agit effectivement d’une “victoire” du Système, comme il y eut, in illo tempore, “victoire” en Afghanistan et en Irak. Plus précisément, pour en venir à l’objet du délit, il s’agit effectivement d’une “victoire” du Système, comme ce fut une “victoire” du Système lorsque, il y a 5 ans, les USA annoncèrent triomphalement qu’ayant eu des assurances de Kadhafi sur la non-production d’armes nucléaires par son pays, la Libye du colonel Kadhafi, avec le colonel Kadhafi acclamé par la communauté internationale, était réintégrée dans la susdite communauté internationale des nations libres et démocratiques. Tout cela, – surtout ces dernières précisions, – pour fixer une fois pour toutes la dérision totale de l’argument moral, et que nous n’y reviendrons plus ; pour plus de précisions, voyez BHL, Sarko et toute la bande, si le cœur vous en dit et si vous avez le cœur bien accroché (question nausée).

Reste maintenant à voir les pièces du dossier “doutes sur la victoire”. Elles ne manquent pas ; tout commentaire aujourd’hui sur les événements de Libye s’accompagne évidemment des interrogations sur la situation à venir. Ce dernier point sembler effectivement unir dans un scepticisme général la presse-Système et le reste.

• L’agence Reuters, par exemple, consacre plusieurs textes à cette question. Une analyse générale de Michael George, le 21 août 2011, pose la question intéressante de savoir “si les rebelles pourront gouverner” : «Now Tripoli has risen, the main uncertainty is not whether Muammar Gaddafi's rule will survive, but whether the rebels can prevent Libya descending into chaos after he has gone.» Un autre texte, de Michael Georgy, ce même 21 août 2011, pose la question non moins intéressante, quoiqu’un peu redondante, de savoir qui “peut unifier la Libye si Kadhafi tombe”. Le texte présente des avis concordants à cet égard, aussi bien d’un chef rebelle que d’un expert du célébrissime groupe Stratfor

«Libyan rebel Husam Najjair seems more concerned about the possibility of rebels turning on each other when they try to take control of the capital Tripoli than the threat posed by forces loyal to Muammar Gaddafi. “The first thing my brigade will do is set up checkpoints to disarm everyone, including other rebel groups, because otherwise it will be a bloodbath,” said Najjair. “All the rebel groups will want to control Tripoli. Order will be needed.”

»His comments pointed to the biggest question that will be asked as the endgame appears to be nearing in Libya – is there one unifying figure who can lead Libya if the rebels take over?

»Right now the resounding answer seems to be no.

»“There isn't one rebel leader who is respected by everyone. That's the problem,” said Kamran Bokhari, Middle East Director at STRATFOR global intelligence firm…»

• Pas de leader, pas de grand homme pour unifier le pays, pour faire tenir la Libye en un seul morceau ? Vont-ils regretter Kadhafi alors qu’il n’a pas encore tout à fait disparu dans les poubelles de l’Histoire ? Et Jalil, le président du CNT ? Faudrait-il d’abord qu’il fût obéi par ses troupes, si l’on peut parler de “ses” troupes… Nombre d’articles citent le cas du groupe rebelle de Misrata. (Patrick Cockburn, dans The Independent  : «It is an extraordinary situation. The Transitional National Council (TNC) in Benghazi is now recognised by more than 30 foreign governments, including the US and Britain, as the government of Libya. But it is by no means clear that it is recognised as such by the rebel militiamen who are in the process of seizing the capital. The rebel fighters in Misrata, who fought so long to defend their city, say privately that they have no intention of obeying orders from the TNC.»)

Chris Stephen, du Guardian, nous rapporte cette situation, le 21 août 2011, en insistant notamment sur l’étrange position de ce drôle de leader d’une “révolution” réussie selon les mœurs du Système, – révolte “spontanée” avec l’aide du support aérien de l’OTAN, force aérienne française-atlantiste en tête…

«Tensions are inevitable in a revolutionary administration starting from the ground up, but the confusion and bickering in the aftermath of the killing bode ill for the NTC's claim to be a government of all Libyans. This claim has already been all but rejected by Misrata, Libya's third city, whose inhabitants are scathing of Jalil's rule and of the poor performance of NTC army units. Commanders in Misrata recently underlined to journalists that they do not accept instructions from the NTC.

»Jalil's task of imposing order will suffer further because his forces in the east of the country played no part in the twin rebel offensives now closing on Tripoli.

»It will then fall to Jalil, a former judge, to unite not just the various rebel factions, but bind them to what remains of the Tripoli power structure. It is a tall order for a leader who been unable to unite his own administration.»

• Tous ces constats faits, on s’essaie au jeu du “que vont faire les autres de la Libye ?”, ou encore “qui va s’occuper de la Libye ?”, – si tant est que la Libye existerait encore en tant que telle, assez pour se prêter à ce jeu. Patrick Cockburn, déjà cité plus haut dans son article du 22 août 2011 dans The Independent, examine la question après avoir passé en revue le désordre des rebelles. Il examine l’option de l’OTAN, et du bloc BAO par conséquent, assurant la tâche de l’occupation-organisation, comme ce fut le cas si brillamment réussi en Irak et en Afghanistan. Pas vraiment optimiste, Cockburn, puisque terminant son analyse sur la question de savoir si la guerre est vraiment finie (question qu’on aurait pu se poser, par exemple, le 10 avril 2003, à Bagdad, après la chute de Saddam).

«It is evident that Gaddafi has lost but it is not quite so clear who has won. France and Britain, crucially backed by the US, initially intervened for humanitarian reasons, but this swiftly transmuted into a military venture to enforce a change of regime. Once committed it was never likely that Nato would relent until Gaddafi was overthrown. The rebel columns of pick-ups filled with enthusiastic but untrained militia fighters would have got nowhere without tactical air support blasting pro-Gaddafi forces. Given Nato air support, it is surprising the struggle has gone on so long.

»If Nato put the rebels into power will it continue to have a predominant role on what happens next in Libya? It is worth recalling that Saddam Hussein was unpopular with most Iraqis when he fell in 2003 as were the Taliban in Afghanistan in 2001. But in neither case did this mean that there was an opposition which had the support to replace them. In both countries wars thought to be over burst into flame again. Foreign allies were seen as foreign occupiers.

»In Libya the rebels have triumphed, but foreign intervention brought about the fall of Gaddafi just as surely as it did Saddam and the Taliban. In fact he resisted longer than either and the war was fiercer and more prolonged than France and Britain imagined. It is clear that Gaddafi will go, but we still have to see if the war is truly over.»

• Le Guardian a, lui, une autre idée dans son édito du 22 août 2011. Il s’agit de comprendre, explique le quotidien de Londres, que les alliés, l’OTAN, le bloc BAO, ils ont tous déjà donné et ils ont compris leur douleur. Aussi, selon l’avis ainsi exposé, il n’est pas question d’envisager un revenez-y type Irak ou Afghanistan ; mais comme il faut bien qu’il y ait quelqu’un pour “parrainer” le nouveau pouvoir et lui inspirer la sagesse qui conduit à l’unité, la paix et la démocratie, ce sera aux pays arabes “convenables” de s’en charger, et précisément à la Tunisie et à l’Égypte tout récemment adoubées par le “printemps arabe”, et qui sont les voisins de la Libye. Cela s’appelle “passer la patate chaude” à un autre…

«The Iraq parallel is defective in other important ways, notably because there is not going to be a western military presence in Libya. That lesson has been learned. But, in the absence of the kind of control which America and its allies were able to exercise and, unhappily, also to mismanage in Iraq, who will be able to influence the Libyan situation for the better?

»The short answer is Libyans themselves. There is plenty of evidence of common sense, democratic instinct, idealism and decency, as well as professional competence, waiting to be tapped in Libya. Experience, however, shows how such elements can also be outflanked and wasted as more extreme forces scramble for advantage. Libyans will need help. Some may come from Europe and America, and from the broader Arab and Muslim world. Qatar has already emerged as a country which, because of its likely generosity with aid, could have an influence disproportionate to its size. But it is Egypt and Tunisia, the two states which are Libya's neighbours – whose revolutions inspired Libya's own effort to rid itself of Gaddafi, and which would have most to lose if Libya lost its way – that will have a special, and perhaps a weighty, responsibility.»

Pour faire court pour ce qui concerne notre appréciation, nous dirons que nous ne savons pas si, demain, l’ordre régnera à Tripoli, ou si le désordre emportera la Libye. Mais nous savons bien une chose, assurée d’ores et déjà, c’est que le désordre règne plus que jamais dans les pensées et spéculations des “vainqueurs”, les parrains-Système de la “victoire” de la démocratie et de la liberté en Libye. Pour cette raison, on ne fera pas de l’affaire libyenne, au stade où elle en est, un événement essentiel en soi, mais une étape de plus de l’effondrement du Système dans son propre désordre. C’est ainsi, comme dit le poète, que les “victoires” ont parfois, toute réflexion faite, un goût amère, et que celle-ci aurait pu tout aussi bien être remportée par Pyrrhus…

Mais sur cette question de la valeur réelle de la crise libyenne, nous devons ajouter quelques précisions plus générales sur notre sentiment. Ni guerre, ni guerre civile, ni guerre juste mais crise tout simplement, – la crise libyenne pose un problème essentiel d’interprétation parce qu’elle a été subvertie dans son sens depuis qu’elle a éclaté. Au départ, le mouvement anti-Kadhafi est un mouvement qui, justifié ou pas, s’inscrit dans la dynamique du “printemps arabe” qui est une dynamique anti-Système. (Certains croient toujours à cette version, comme les “indignés” égyptiens saluant hier soir la victoire des rebelles.) A ce moment-là, le Système est derrière Kadhafi, comme il est derrière Moubarak jusqu’à sa chute, qu’il ne souhaite ni ne provoque ; exactement comme on recevait Kadhafi et ses tentes bédouines à Paris, quelques temps auparavant. Les circonstances, les intrigues, mais surtout, notamment et précisément, –cela, malgré toutes les thèses sophistiquées sur les causes et conséquences de l’intervention de l’OTAN qu’on a développées depuis, – l’intervention du “parti des salonnards”, BHL regnante, ont complètement subverti cette interprétation, déjà un peu bancale à cause des spécificités locales (concurrences tribales, antagonismes ethniques, etc., les interférences étrangères d'influence n'ayant jusqu'alors aucun rôle spécifique puisqu'elles eurent lieu partout dans les pays du “printemps arabes”). On se retrouve alors dans une “crise secondaire”, dont le sens réel est devenu incompréhensible dans l’interprétation profonde qu’il faut lui donner, par rapport à la dynamique essentielle de type système anti-Système qu’est le “printemps arabe”, – et également, et encore plus quoiqu’a contrario, pour le Système lui-même qui pourrait bien avoir réchauffé un serpent en son sein. Malgré le sensationnalisme qui soulignent les événements, malgré la cruauté des combats et les souffrances des gens, cette crise est secondaire et sans caractère décisif par rapport, par exemple, aux rapports entre l’Egypte et Israël qui sont forcés à évoluer par le système antiSystème qu’est ce “printemps arabe”.


Mis en ligne le 22 août 2011 à 11H38