Une blitzkrieg bavarde

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Une blitzkrieg bavarde

15 février 2010 — L’offensive baptisée “Operation Moshtarak”, – cela voudrait dire, paraît-il, quelque chose comme “Opération Ensemble”, habile clin d’œil à l’Afghan moyen, vous en conviendrez, – se déroule “conformément au plan prévu”. Cette formule rituelle de l’URSS des années brejnéviennes et de l’Armée Rouge en Afghanistan fait parfaitement l’affaire de nos vaillantes phalanges américanistes, otaniennes et occidentalistes.

• Pour commencer, on citera une dépêche de Novosti du 14 février 2010 qui pourrait paraître assez comique, – ironie volontaire, qui sait, – dans sa concision et les termes employés qui témoignent à la fois, du chef des énormes moyens mis en œuvre et du battage autour de l’affaire, d’une lenteur extrême d’une exécution dont le rythme semblerait pourtant aussi ambitieux qu’un éclair, de résultats proches de l’enfoncement des portes ouvertes et d’une activité guerrière approchant l’accouchement d’une souris malingre par l’Himalaya américaniste…

«Le deuxième stade de l'opération anti taliban Mushtarak (Ensemble, en dari) qui réunit plus de 14.000 militaires étrangers et afghans, se déroule sans succès particuliers de la coalition, annonce dimanche le correspondant de RIA Novosti sur place. Le premier stade de l'opération, lancée mardi, s'est achevé vendredi pour permettre de commencer le deuxième stade. A part les militaires afghans, les troupes américaines, britanniques, canadiennes, danoises et estoniennes prennent part à l'opération, étant soutenues par plus de 60 hélicoptères et chasseurs. L'objectif du premier stade était d'encercler les villes Marjah et Nad Ali de la province du Helmand, le deuxième stade consistant à les occuper. Le troisième stade prévoit la création d'organes du pouvoir sur place.»

• D’une façon assez révélatrice, le Times, pourtant bien prompt à applaudir la soldatesque de la liberté, montre dans un petit billet du 15 février 2010 de sa correspondante pour les questions de défense Deborah Haynes, un réel scepticisme qui a des allures de désenchantement. La bataille a été “gagnée” puisque les médias ont annoncé la victoire avant même que la bataille ait commencé, et se pose désormais la question de savoir si la “bataille” sera gagnée au bout du compte, et si d’ailleurs la “bataille” est vraiment une bataille… D’ailleurs, tout ce charabia redondant n’est pas nouveau.

«American commanders in Iraq used similar tactics before large-scale offensives with the Iraqi Army against al-Qaeda strongholds in Diyala, northeast of Baghdad. The pre-emptive warnings, followed by impressive shows of combat power, would typically be met with minimal resistance and result in hundreds of arrests — although many detainees would be released subsequently. Declarations of success would be made and the operation would drop off the headlines…»

Par conséquent, effectivement, tout se déroule conformément au plan prévu, y compris la victoire: «Afghan civilians know what is coming, the public at home know to expect fresh casualties and the Taleban, who were always going to be outgunned, are beaten in a very public way. The key, however, is what happens next. […] Back in Helmand, the true test of Operation Moshtarak will come a year from now when Nato and Afghan forces will have had time to secure the territory, talk to local people and start reconstruction work. It remains to be seen whether anyone will be watching.»

• Il y a eu, bien entendu, l’habituelle “bavure”, avec 12 civils tués par un tir qu’on suppose affreusement malencontreux. The Independent du 15 février 2010 nous fait part de la dévastation et de la tristesse des chefs militaires américanistes et occidentalistes, et puis l’amusante et opportune “je m’en lave les mains” du type “c’est pas moi, c’est le cousin” des Britanniques : «A Ministry of Defence spokeswoman said the rockets, which were fired by a sophisticated missile system, were a “US responsibility”. […] News of the deaths overshadowed cautiously optimistic reports from US commanders in nearby Marjah, a major hub of insurgents and drug smugglers…»

• Hier, 14 février 2010, le Guardian parlait de “retraite” des talibans, comme si on jouait à la vraie guerre : «Coalition troops force Taliban retreat from key stronghold. Meticulous operation achieves its military objectives with minimal casualties…». Certes, mais certains s’étonnaient, dans le cours de l’offensive, comme Steve Clemons le 13 février 2010, sur The Washington Note, en citant un article du New York Times du même 13 février 2010, de la tactique suivie et des résultats obtenus («Like the Viet Cong? Where Did Taliban Disappear To?»).

«There is a potentially eery, disconcerting passage in Dexter Filkins' interesting report on the Afghan, British and American push into the Taliban stronghold of Marja in Helmand Province. Filkins notes that the opposition didn't really materialize, despite reports that they had recently received reinforcements. This may mean that the Taliban are tactically disappearing into the population, a move that the US also saw when fighting in Vietnam.

»“On the first full day of operations, much of the expected Taliban resistance failed to materialize. Afghan and NATO troops discovered some bombs, narcotics and weapons caches, but the fighting itself was relatively desultory. There was certainly none of the eyeball-to-eyeball fighting that typified the battle for Falluja in Iraq in 2004, to which the invasion of Marja had been compared.

»”Abdul Rahim Wardak, the Afghan defense minister, said in a news conference in Kabul that the Afghan Army had suffered no dead at all, and only a handful of wounded. He seemed a little surprised at the day's events. ‘Actually, the resistance is not there,’ Mr. Wardak said. ‘Based on our intelligence reports, some of the Taliban have left the area. But we still expected there to be several hundred in the area. Just yesterday, we received reports that reinforcements had arrived from neighboring provinces.’”»

• Tout de même, le Guardian cité plus haut a, ce 15 février 2010, un éditorial approprié, qui commence par ce paragraphe sur la nouvelle recette miracle du maitre queux (*) McChrystal (quatre étoiles, plus qu’au Michelin), vous offrant un gouvernement démocratique en poudre qu’il suffit d’arroser d’un peu d’eau pour l’installer à Marjah: «It is difficult to have confidence in a general who sets himself up so obviously for a fall. Among the many nonsenses uttered about the long-heralded offensive against the walled town of Marjah in Helmand yesterday was the claim by the US commander, General Stanley McChrystal, that he had an Afghan administration that would be brought to life in the newly liberated areas “in a box, ready to roll in”. From the army that gave us meals ready to eat, comes a new product. It is called governments ready to govern. All you do is add water. If such a thing did exist, it has got unlimited potential in a global market of failed states.»

• Il est tristement ironique, écrivons-nous par ailleurs dans notre rubrique Ouverture libre de lire ce que pense Malalai Joya, députée afghane et féministe, en un mot la personne emblématique pour laquelle tous les salons parisiens et adjacents sont partis en croisade en Afghanistan… «It is ridiculous» dit-elle, cela à propos de la stratégie de l’OTAN, de notre grande guerre et du génial général McChrystal.

@PAYANT Que dire là-dessus, du point de vue de “la guerre”, de l’aspect opérationnel, de cette doctrine-miracle du général McChrystal, nommée “contre-insurrection”? Réinventent-il la roue, ou bien inventent-ils le fil à couper le beurre? Pas du tout, car la roue est de forme pentagonale (5 côtés, comme le Pentagone, et non un cercle), et le beurre est indétectable par les drones à quelques dizaines de $millions l’unité (barda compris), en attendant les JSF. Que dire là-dessus sinon qu’on reste sans voix devant le déroulement des opérations, la pompe et l’emphase de la chose militaire qui se maquille en humanitaire, les théories compassées et très philosophiquement arrangées qui accompagnent les explications. L’“offensive finale” du général McChrystal ayant abouti pour l’instant à la mort répertorié de quelques dizaines de talibans ou baptisés tels, de quelques soldats des forces coalisées de la liberté, en plus des 12 civils de la “bavure” qui apparaît comme le “minimum syndical” de la circonstance, on cherche désespérément un mot à accoler à cette chose informe que d’aucuns osent nommer (nous aussi, parfois, cédant à la facilité) “la guerre en Afghanistan”.

McChrystal et l’OTAN ont donc “repris”, ou sont en train de le faire, une ville, voire une région que personne ne tenait à défendre vraiment selon le sens militaire conventionnel du terme “défendre”, pour y installer une administration qui doit déjà figurer sur les listes des donations habituelles pour répondre aux normes de la corruption de ce chaos, et où, sans doute, des talibans seront très vite intégrés sous peine de représailles, tout cela après que les forces occidentalistes, américanistes et victorieuses auront quitté les lieux, – justice ainsi faite. Jusqu’ici, selon certaines évaluations, l’opération lancée par le général McChrystal depuis moins d’une semaine a largement dépassé le $milliard en frais de fonctionnement. On ne lésine pas avec la démocratie en poudre.

La nouvelle tactique de la “contre-insurrection”, à ne pas confondre avec la “contre-guérilla”, combine curieusement la démonstration de l’utilité de tous les matériels ultra-sophistiqués que commande régulièrement le Pentagone, – car la sophistication a joué un grand rôle dans la détermination et la surveillance d’objectifs nombreux et importants, et de toutes les façons désertés par un ennemi qui ne se soucie guère d’un affrontements en terrain découvert où il est surclassé par la puissance de feu, – et l’affirmation que les forces armées US maîtrisent parfaitement la “guerre psychologique” consistant à gagner, si possible en dialecte local, “les cœurs et les esprits” des populations locales. Cette nouvelle tactique est d’ailleurs remarquablement éprouvée, ce qui fait s’interroger sur sa nouveauté, – comme le montre le court billet du Times qui nous rapporte avec minutie combien tout cela a déjà exécuté en Irak, avec l’incontestable succès qu’il est interdit de contester («American commanders in Iraq used similar tactics before large-scale offensives with the Iraqi Army against al-Qaeda strongholds in Diyala, northeast of Baghdad»).

Quant au comportement des talibans, il était non seulement éventuellement prévisible mais quasiment programmé dans la façon dont l’offensive a été préparée et annoncé. Il renvoie bien évidemment au modèle dit “asymétrique”, aussi vieux qu’existe cette sorte de guerre de partisan contre des armées conventionnelles. Le parallèle que Clemons fait avec le Vietnam pourrait valoir pour de nombreux autres conflits, en remontant très loin dans l’histoire. L’état-major des forces coalisées explique que c’était le but recherché par l’offensive, comme nul n’en a jamais douté. Il s’agissait donc de monter, non pas une offensive militaire, mais un scénario cinématographique, ou bien disons hollywoodien, qui puisse désormais figurer dans les rapports internes du Pentagone comme “la victoire de Marjah”.

Pour autant, on ne peut pas prétendre que cette offensive ne marque pas un temps nouveau important de ce qu’on doit évidemment refuser désormais de nommer l’“art de la guerre”, de ce qu’on doit même hésiter à nommer encore “la science de la guerre”, – de ce que l’on nommerait donc plutôt désormais “les relations publiques de la guerre”, du terme anglo-saxon de “public relations”, ou PR, ou “la publicité de la guerre”, – mais non sans une certaine gêne, avec ces deux dernières expressions. L’expression “la publicité de la guerre” pourrait faire croire qu’il s’agit de faire la publicité de la guerre; ce n’est pas le cas; il s’agit de signifier que la guerre est elle-même devenue une activité de publicité, relevant de la publicité (“advertising”)…

La stratégie devenue publicité pure

L’intérêt de cette “offensive” se trouve donc dans tout ce qui a précédé, tout ce qui l’a accompagné, dans la présentation qui en a été faite, dans la présentation qui sera faite de la suite, tout cela sans aucun rapport avec la réalité opérationnelle. On peut même aller jusqu’à se demander si quelque chose comme “la réalité opérationnelle” existe encore, et si tout cet environnement, avant, pendant et autour, ne représente pas l’essentiel de “la réalité opérationnelle”, – avec au terme, effectivement, l’opération elle-même, comme simple concrétisation du reste, – en espérant qu’aucun incident fâcheux ne survienne en chemin faisant.

L’offensive a été annoncée et véritablement “lancée”, en termes d’annonce, comme l’est une campagne publicitaire. Nous parlons bien du “lancement” d’une campagne publicitaire, qu’il faut bien entendu et impérativement différencier du “lancement de l’offensive“ sur le terrain, le premier “lancement” ayant précédé de deux à trois semaines l’opération sur le terrain. D’une certaine façon, il était implicitement demandé aux talibans et aux autres groupes de résistance d’agir comme ils l’ont fait, et comme ils le font toujours dans cette sorte de circonstances, – c’est-à-dire d’abandonner l’essentiel du terrain qui leur était concédé (sans qu’ils l’occupassent vraiment). L’important, en termes de relations publiques, était qu’il existât une circonstance que l’on pourrait désigner comme “l’attaque et la prise de la ville de Marjah”, puis, très vite, renommée comme “la victoire de Marjah”. Effectivement, l’idée devrait très vite s’installer qu’il y a eu “l’attaque et la prise de la ville de Marjah”, c’est-à-dire “la victoire de Marjah”.

Cette offensive a donc été préparée essentiellement par les services de communication et de relations publiques des forces armées, et essentiellement du Pentagone. Le facteur tactique de l’opération, le déplacement et les objectifs des unités, etc., n’ont eu qu’à s’adapter aux consignes des services de communication qui avaient planifié l’offensive publicitaire et de relations publiques de Marjah.

De ce point de vue, on pourrait commencer à se demander si une véritable guerre conventionnelle est aujourd’hui encore possible, surtout sinon essentiellement dans le contexte du système de l’américanisme où la communication joue un rôle absolument essentiel. La différence, pour l’instant, c’est-à-dire la sécurité fondamentale des forces engagées pour faire la figuration de l’offensive publicitaire et de communication, est assurée par l’énorme supériorité en puissance de feu brute (“brute force”) des forces armées américanistes. Pour autant, cette garantie n’est pas absolue, et un incident pourrait survenir un jour, prenant en défaut ce dispositif de sécurité par la force brute, et infligeant une réelle et sanglante défaite opérationnelle à la “force brute”. Il n’en faudrait d’ailleurs pas beaucoup, selon les normes massacreuses de la guerre que nous avons l’habitude de solliciter: une compagnie tombant dans une embuscade, trois ou quatre hélicoptères détruits, entre 50 et 100 morts et ce serait toute la stratégie de relations publiques qui s’effondrerait, et une crise telle à Washington qu’on pourrait arriver à un point de rupture de la “guerre” (c’est-à-dire, essentiellement, la possibilité d’un retrait en débandade).

La “deuxième guerre du Liban” de juillet-août 2006 où la brillantissime Tsahal israélienne avait essuyé, selon ses propres normes et sa supériorité de feu et de manœuvre conventionnelle, une sévère correction de la part du Hezbollah, était le premier signe de la dégénérescence entrée en phase active de la puissance militaire occidentaliste, d’inspiration directement américaniste. (Dans ce cas, effectivement, nous considérons Tsahal, alors plus justement désignée comme l’Israelian Defense Force, ou IDF, comme une annexe du Pentagone et rien d’autre.) L’enseignement valait pour le volet opérationnel pur, et il était particulièrement préoccupant. L’offensive de Marjah en Afghanistan tend à constituer un deuxième volet de cette dégénérescence, sans doute largement influencé par les conséquences induites du premier (IDF versus Hezbollah), qui est celui du refus de l’opérationnalité de la guerre, où la stratégie et la tactique sont transmises aux services publicitaires et de relations publiques. On comprend qu’en combinant ces deux éléments, un accident inattendu du fonctionnement de ces non-armées surpuissantes engagées dans des guerres marquées par le refus du fondement de la guerre qu’est le combat, peut très vite se transformer en un désastre qui aurait d’énormes répercussions politiques.

En attendant, et plus fondamentalement, constatons que la stratégie, en étant transférée aux services de publicité et de PR (communications), hérite du caractère de ces activités: le nihilisme. La “vente” à l’opinion publique de la guerre, ou d’une image de la guerre sous la forme d'une “narrative”, est une chose, qui peut être menée à bien ou pas. Le but politique de cette situation, l’évolution politique qui y conduit, les conditions politiques qui l’accompagnent sont une autre chose, qui n’est aujourd’hui plus traitée par rien ni par personne. Selon le témoignage de diplomates européens qui ont eu récemment des entretiens avec leurs interlocuteurs US à ce sujet, il n’y a actuellement, au National Security Council de Washington autant que dans les services de l’envoyé personnel du président pour le secteur Afghanistan-Pakistan Richard Holbrooke, personne qui sache pourquoi les forces armées US se trouvent en Afghanistan. C’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle Holbrooke, à qui il reste encore un peu de cerveau pour élaborer une pensée logique, est un partisan acharné quoique discret de la participation à tout prix et par tous les moyens des talibans à une nouvelle équipe de direction afghane, à Kaboul. Le projet est d’une originalité confondante.


(*) ...Orthographié dans la version initiale “maître queue”, et modifié à la suite d'une intervention fort à propos d'un lecteur. Cela pour observer qu'avec McChrystal, l'explication est plutôt la coquille, qui implique nos excuses, que la lubricité.

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