Snowden, Alexander : gloire et haine 2013

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 1994

Snowden, Alexander : gloire et haine 2013

C’est essentiellement à partir de deux évaluations venues de sources différentes, et de formes différentes, qu’on résumera 2013 au travers du plus grand événement qui, parmi une foultitude d’autres crises, a marqué cette année. La défection-Système épique et sublime d’Edward Snowden a déjà attiré bien des dithyrambes, dont nous signalerons ceux qui lui sont favorables dans un mode absolument historique sinon métahistorique : «Là, on a une preuve évidente qu’une personne seule peut changer le monde... [...] Ce bonhomme a 30 piges, il a un passé scolaire pas très brillant, il était un employé parmi tant d’autres, dans une des centaines de boîtes de sécurité privée (un merdier tentaculaire). Ce bonhomme parmi tant d’autres a changé le monde...» (Jérémie Zimmermann, porte-parole de la Quadrature du Net, sur Ragemag, le 12 novembre 2013) ; «His [spectacular act of civil disobedience] is perhaps the most consequential such act for both our domestic liberties and our foreign relations in the more than two century-long history of our republic.» (Chas Freeman, ancien ambassadeur, Director of National Intelligence pendant 10 jours en 2009, le 12 décembre 2013, sur ChasFreeman.net.)

Cet événement, cette crise d’une puissance inimaginable et dont bien des commentaires autant que d'approches intuitives s’accordent à prévoir qu’elle va marquer l’année 2014 encore plus qu’elle n'a marqué l’année 2013, est notamment illustrée, en ce tout début d’année et selon notre choix, par deux circonstances instructives. Toutes deux, elles concernent le système de la communication et l’influence qui avec, qui constituent le facteur fondamental animant aujourd’hui l’évolution de la situation du monde. Le premier est une prise de position spectaculaire, venue du cœur à la fois symbolique et d’influence du Système, l’archi-vénéré New York Times (NYT). Le second concerne le cas du général Keith Alexander, directeur de la NSA, soumis à une sorte de référendum grandeur nature, ou un sondage de cette sorte si l’on veut, par le biais d’une mise en ligne d’une interview.

• Nous ne saurions trop attirer l’attention sur cet éditorial du NYT, symboliquement en date du 1er janvier 2014, comme pour marquer l’année nouvelle, et signé de l’“Editorial Board” signifiant que c’est toute l’institution qui est engagé par lui, sous le titre simple mais absolument significatif de Edward Snowden, Whistle-Blower. Dans la symbolique de la communication, whistleblower (lanceur d’alerte signifiant “la Grande République est en danger”) désigne la pure vertu citoyenne, celle qui renvoie au grand prédécesseur (Daniel Ellsberg) et aux Pères Fondateurs eux-mêmes (Jefferson, Madison), les protecteurs symboliques des libertés fondamentales dont les mannes sont sollicitées pour rendre un jugement sur l’acte d’Edward Snowden («James Madison, the architect of the US constitution, would be ‘aghast’ at the scope of the [NSA]’s collection of Americans' communications data», selon le jugement rendu par le juge fédéral Richard J. Leon le 17 décembre 2013).

«The revelations have already prompted two federal judges to accuse the N.S.A. of violating the Constitution (although a third, unfortunately, found the dragnet surveillance to be legal). A panel appointed by President Obama issued a powerful indictment of the agency’s invasions of privacy and called for a major overhaul of its operations.

»All of this is entirely because of information provided to journalists by Edward Snowden, the former N.S.A. contractor who stole a trove of highly classified documents after he became disillusioned with the agency’s voraciousness. Mr. Snowden is now living in Russia, on the run from American charges of espionage and theft, and he faces the prospect of spending the rest of his life looking over his shoulder.

»Considering the enormous value of the information he has revealed, and the abuses he has exposed, Mr. Snowden deserves better than a life of permanent exile, fear and flight. He may have committed a crime to do so, but he has done his country a great service. It is time for the United States to offer Mr. Snowden a plea bargain or some form of clemency that would allow him to return home, face at least substantially reduced punishment in light of his role as a whistle-blower, and have the hope of a life advocating for greater privacy and far stronger oversight of the runaway intelligence community...»

Pour le Système et le complexe de sécurité nationale des USA (plus large encore que le complexe militaro-industriel, tout en englobant ce dernier), Snowden est un traître et il doit être réduit au silence par tous les moyens, y compris celui de la liquidation sommaire. C’est la première fois que le NYT rompt avec la ligne-Système, et avec un président des USA en l’occurrence, surtout un démocrate, surtout le premier président Africain-Américain des USA, sur le propos d'une affaire d’une si grande importance que certaines de ses conséquences peuvent mettre en péril l’équilibre de ce complexe, et du Système en général. Cette nouvelle “ligne” du NYT n’est pas un renversement d’orientation du NYT, bien entendu (d'ailleurs, le NYT qui demande l'amnistie pour Snowden ne serait peut-être pas mécontent que cette amnistie soit compensée par le fin de l'hémorragie du fonds Snowden, ce qui est une hypothèse qui ôte toute possibilité d'arriver à une telle issue) ; mais son objet est d’une telle importance symbolique, d'un tel poids de communication, qu’elle signale le trouble, le désarroi et le désordre profonds où se trouve le Système. On en a eu ces dernières semaines diverses indications, renvoyant notamment à des positions un peu plus audacieuses que de coutume de la nouvelle directrice de la rédaction du NYT (pour la première fois, une femme à ce poste), Margaret Sullivan. Elle écrivait le 10 décembre 2013, deux jours avant que Time ne choisisse sa Person of the Year (finalement le pape François), et alors que le spasme du jour du monde de l’entertainment Miley Cyrus tenait encore la tête des votes des lecteurs :

«Some stories have legs: They just keep coming; they don’t fade away. Perhaps the ultimate story with legs this year, in The Times and elsewhere, has been about government surveillance. And that’s just one tiny reason Edward J. Snowden would make an unfathomably better choice for Time magazine’s Person of the Year than Miley Cyrus. (The finalists were announced Monday; we’ll see how Mr. Snowden, the former government contractor, and Ms. Cyrus, the twerking twentysomething, fare against Pope Francis, among others, on Wednesday morning.)»

Russia Today a eu l’idée épatante d’aller consulter une interview du directeur de la NSA, le général Keith Alexander, mis en ligne sur YouTube par le département de la défense (DoD) le 24 octobre 2013. Il s’agit d’une interview réalisée par une journaliste d’un service de communication du Pentagone, Jessica L. Tozer, par conséquent d’une conversation de 32 minutes 45 secondes faite dans des conditions évidemment favorables à Alexander. (Tozer est présentée de cette façon  : «a blogger for DoDLive and Armed with Science. She is an Army veteran and an avid science fiction fan, both of which contribute to her enthusiasm for technology in the military.») L’interview est présentée avec un texte de commentaire sur un réseau propre au Pentagone, DoDLive, également le 24 octobre 2013.

Un texte signalait déjà cette interview en donnant des indications sur les réactions des auditeurs, le 28 octobre 2013 sur Dailydot.com. Russia Today est allé revisiter le document le 1er janvier 2014, notamment pour avoir une appréciation sur le long terme des réactions favorables/défavorables, – les fameuses icônes “pouce vers le haut”/“pouce vers le bas”, – et ainsi présenter la personnalité “la plus haïe” de l’année, certainement sur YouTube.

«A YouTube video in which NSA boss Keith Alexander tries “to set the record straight” on the agency’s spying antics has nosedived. The half-hour interview triggered a wave of criticism from users, branding it the “most hated” video on YouTube. In the wake of whistleblower Edward Snowden’s revelations on the massive espionage programs of the NSA, the spy agency has been hard pressed to defend its reputation. Since the security leaks emerged in May, the NSA has embarked on a campaign to clear its name. As part of the push, the US Defense Department published a video on YouTube in October seeking to justify the agency’s spy campaign. [...] Thousands of commentators also laid into the video, accusing the NSA of brazen propaganda. “This NSA interview is the most-hated thing on YouTube right now,” said Google+ user Andy Sweet...»

Nous donnons une liste des réactions recueillies sur You Tube à différentes dates, avec le nombre de visions de la séquence. Les réactions représentent en général 10% du nombre des personnes ayant visionné la séquence. Il semble y avoir une augmentation marquée des visions en cette fin d’année. Le rapport semble dès l’origine assez stable, autour de 2% favorables et autour de 98% défavorables. • Le 28 octobre 2013 (DailyDot.com) : 183 opinions favorables, 11 759 opinions défavorables (le nombre de visions totales n’est pas donné). • Selon Russia Today, le 1er janvier 2014 à 10H32 : 300 opinions favorables, 16 407 défavorables, pour un total de 187 833 visions. • Le 1er janvier 2014 à 18H00, 325 opinions favorables, 17 136 opinions défavorables pour 190 951 visions. • Le 2 janvier 2014 à 13H00, 368 opinions favorables, 19 006 opinions défavorables pour 210 329 visions.

Il ne s’agit pas tant, ici, de faire état d’une situation de concurrence où l’un (Snowden) l’emporterait haut la main, tandis que l’autre (NSA/Alexander), battu à plate couture, serait l’objet d’une défiance extrême et effectivement d’une certaine haine. Ce que nous voulons mettre en évidence est plus complexe, éventuellement plus subtil et certainement plus insaisissable. Il s’agit d’un climat extrême dans le domaine de la communication, avec les références habituelles complètement bouleversées, des fragilités très inattendues apparaissant dans le chef de puissances semblant inexpugnables (aussi bien la fidélité-Système du NYT que le soutien à un tel pilier de la sécurité nationale qu’est la NSA), ou bien des appréciations variant vers des extrêmes inversés d’une personne (Snowden) que l’establishment a étiquetée, – et devrait étiqueter selon sa logique, – comme un traître sans appel possible. On voit bien qu’il n’y a même plus les frontières habituelles entre l’establishment et le public, que des initiatives qu’on devrait en général juger assez bien réalisées en défense de la NSA, qui reste du point de vue américaniste standard un élément fondamental de la sécurité nationale, se heurtent à un mur de haine (le mot n’est pas trop fort) qui paraît complètement insensible à tous les arrangements possibles.

Même du côté du fondement juridique du cas national et même fondamental qu’est devenue la NSA, certaines estimations de la position de la Cour Suprême qui devrait finalement statuer sur le cas au bout du compte, laissent entendre que la NSA devrait d’ores et déjà envisager de craindre le pire, car la Cour serait dans l’état d’esprit, par rapport à de précédents jugements, où l’interprétation du Quatrième Amendement devrait largement être étendue à l’avantage du citoyen dans the Digital Age où nous nous trouvons. On comprend à peu près cela dans le long texte du 30 décembre 2013, de Edward Moyer, de Cent.com, où il est suggéré indirectement que cinq des neuf Justice de la Cour ne serait pas défavorables à de nouvelles dispositions protégeant le citoyens contre les pratiques incursives dans ce même Digital Age. (Moyer cite Kurt Opsahl, un des chefs de l’équipe d’avocats de Electronic Frontier Foundation, l’une des organisations “d’utilité publique” qui mènent la bataille légale contre la NSA ; dans le même extrait, l'on cite le cas “Smith vs Maryland” de la Cour Suprême en 1977, qui est brandi comme jurisprudence par l’administration, comme argument contre tout jugement défavorable à la NSA) :

«[US District Judge Richard J. Leon]’s ruling has “invited higher courts, and ultimately the Supreme Court, to revisit the entire issue of how privacy can be defined, and protected, in the information age,” The New Yorker’s Cassidy writes. And that may not work out so well for the NSA and its supporters. We’re not likely to see the Supreme Court weigh in on the intelligence agency's spy programs in 2014, says the EFF’s Opsahl. After all, we don't yet have even an appellate court ruling on an NSA case. But, he says, you never know: “It's possible for the Supreme Court to act very quickly. You may recall in the Bush v. Gore case concerning the 2000 election, the court moved quite rapidly.” And Dianne Feinstein herself says she hopes the Supreme Court will take on the Klayman case. How would the Supremes rule? In the Jones GPS case, says Opsahl, five of the justices were signaling, in separate opinions, that they were ready “to provide some clarification that would put some doubt on the Smith v. Maryland case the DOJ is urging” and “that’s all you need for a positive Supreme Court decision.”»

.. Car, à côté de ces formidables fluctuations dont on perçoit le formidable ressac, jusqu’au fondement même du Système, on trouve le puissant immobilisme monolithique de certains autres attributs du Système, qui ont absolument et irrévocablement besoin de cette stabilité. La sensation, absolument primaire, des positions de ces corps fondamentaux du Système, nécessairement intouchables et inamovibles, se heurte à la montée de la possibilité d’incitation péremptoire à des thérapies primales contre ces mêmes corps, venue d’autres domaines du Système, avec tout alentour, une pression constante du public, et en arrière de tout cela, les pyromanes Snowden-Greenwald et Cie qui continuent à alimenter l’incendie. 2013 n’a été que le hors d’œuvre de cette formidable poussée, désormais presque mécanique et certainement fonctionnant désormais d’elle-même, – «Some stories have legs: They just keep coming; they don’t fade away», – de cette attaque de déconstruction contre ce pilier du Système qu’est le complexe de sécurité nationale. Si ce n’est un processus d’autodestruction où la puissance (la surpuissance) n’a plus aucune directivité et par conséquent plus aucune productivité utile, c’est alors que les mots demandent à être redéfinis pour que l’on sache bien de quoi l’on parle. 2014 mérite que l’on se comprenne bien, car l’enjeu est colossal.


Mis en ligne le 2 janvier 2014 à 15H28